Antécédemment : Prisonniers des neuf mètres carrés d'une cellule de prison nantie d'un mirage leur faisant croire qu'ils suivent un chemin aux implications embarrassantes, Nathanaël de Luz et la sylphe qui l'accompagnent se sont arrêtés. Ils ont découvert du pain rassis qui n'a rien à faire dans le scénario...
*
D’ordinaire, les quignons de pain ne méritaient pas tant de suspicion. D’autant que Nathanaël de Luz connaissait son origine. S’il s’inquiétait, c’était plutôt de son ancienneté que de sa provenance.
— Tu comptes vraiment manger ça ?
Une plainte émana des tréfonds du seigneur de Luz en disgrâce – depuis quand ? … S’il se trouvait jeté au cachot par la volonté de son pire ennemi, bien sûr qu’il était en disgrâce ! Et il se nourrissait de pain douteux. Mortesélène.
— J’ai faim.
Le pain sec, comme tout le monde le savait, constituait l’aliment de base de la prison de la Tour éternelle. Les geôliers l’accompagnaient d’un cruchon d’eau, d’une petite compote de pommes et d’un morceau de gras prélevé sur une viande ou une autre, denrées que Nathanaël ne voyait nulle part. Il lâcha son quignon pour parcourir le sol à tâtons.
— Un problème ?
— Le plateau ne doit pas être très loin. Ils ont dû poser un gadget dessus pour qu’on n’y prête pas attention.
— C’est-à-dire ?
— Le rendre invisible ne suffit pas, ils ne veulent pas que les prisonniers en dévoient l’usage. L’appareil encourage qui le regarde à détourner les yeux. J’aurais pu comparer cela à de l’invisibilité mais je connais quelqu’un de transparent et pourtant d’impossible à ignorer.
— Amusant. Si je le voulais, tu ne me percevrais plus, et sans doute insulterais-tu ta mère dans le vide comme avant que je ne commence à te parler.
— … Ma mère ?
— Oui.
— … Ah. Pourquoi m’avoir répondu ?
— La pitié ?
— De ta part, ô être supérieur ?
— Ou comme je l’ai déjà mentionné, créature sans mémoire, la nécessité d’attirer ton attention.
Nathanaël recommença à fouiller le sol. Deux certitudes : le plateau-repas ne pouvait pas gésir bien loin, sans quoi le bout de pain lui fût resté inaccessible ; puisqu’il avait été glissé dans sa cellule par une trappe en bas de la porte, trouver le plateau revenait à trouver la sortie.
Sa main cogna sur un objet dur ; deux de ses doigts plongèrent dans une substance froide ; il loucha une seconde puis se détourna, les larmes aux yeux. Entre ses dents filèrent des syllabes sans cohérence, à peine des jurons.
— Tu recommences. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ce camouflage est une saleté ingénieuse. Recommencer quoi ?
— Tu as encore appelé ta mère.
Il releva la tête, regard étréci et mâchoire serrée face à la provocation. Un tic forma un pli au coin d’une narine, vite lissé : une inspiration, une expiration, et reparti affronter l’adversité. Comme d’habitude. Nathanaël prit le temps de lécher la compote de pommes sur son index et son majeur avant de répliquer :
— Sais-tu, l’amie ? Puisque je ne peux te désigner ni par ton espèce, ni par un nom, et que je me sens de moins en moins amical, il me taraude de te baptiser d’un sobriquet usuel.
— Si ça t’amuse. Je me réserve de ne pas y répondre.
— Va pour Angeline, alors.
— N’est-ce pas un prénom de femme ?
— N’est-ce pas approprié ?
Un silence.
— À quel moment ? As-tu ? Conclu ? Une telle… J’en perds le langage !
— Tu m’as remémoré ma mère.
— Oh, c’est son nom à elle. Je me suis mépris sur ton arrière-pensée.
— Cela à part, tu es bien de genre féminin ?
Le vent se leva.
— Mais, immondice obsédé par la multiplication de son espèce consanguine, bien sûr que non ! Cette… dualité répugnante n’a pas d’existence chez moi, merci bien. Va pour Angeline, mais ne… m’assimile pas… à une quelconque partie de l’humanité. Il faut que je sorte d’ici. J’ai besoin de casser quelque chose et j’aimerais mieux que ce ne soit pas toi.
— Eh bien. Je ne pensais pas déclencher une angoisse pareille, l’amie.
— Arrête ça !
— Plaît-il ?
— Je viens de m’en rendre compte, tu marques le féminin partout ! Ça suffit !
— D’accord, du calme. Préférerais-tu le masculin ?
Nathanaël aurait juré reconnaître chez Angeline un ton boudeur :
— Au moins tu ne penseras pas à moi comme à quelqu’un avec qui tu voudrais coucher.
— … Oh, Angeline. Mon pauvre, pauvre, pauvre camarade. Je suis désolé de ces lacunes dans ton éducation.
— Quelles lacunes ?
Nathanaël les lui expliqua. Le vent se leva.
— On n’est donc jamais à l’abri ! Fais-moi sortir d’ici. Il te faut le plateau ? Je vais te trouver le plateau.
— Il me suffirait de retirer la bricole qui m’empêche de le voir…
— Je peux m’en charger aussi !
— Attends une seconde…
Une rafale plus violente que toutes les précédentes balaya la cellule. Elle cueillit Nathanaël dans les nombreux pans de ses vêtements jusqu’à le plaquer au sol. Un objet dur frappa sa nuque.
On savait peu de choses sur les sylphes. Leur existence paraissait impliquer celle d’élémentaires de terre, d’eau et de feu, mais ces créatures n’étaient pas vérifiées par l’observation – bien entendu, d’après le folklore, elles débordaient des campagnes.
Du peu de certitudes gagnées par les chercheurs au fil des temps, on retenait que ces êtres élémentaires se manifestaient du chaos et ne disposaient ni d’une conscience, ni d’un train de pensée, ni d’un système nerveux. En conséquence, il apparaissait évident qu’il leur était impossible de piquer une crise de colère destructrice.
Nathanaël de Luz aurait pu s’accrocher à cette idée en dépit de ses sens. Par chance pour lui, il appartenait à une antique famille de bricoleurs. La maison Luz ne formait pas de brillants scientifiques, mais ses membres apprenaient à accepter que les choses fonctionnassent même quand aucune théorie n’expliquait encore comment.
Dans le cas qui l’intéressait, le sylphe Angeline avait prouvé encore et encore son entendement depuis leur rencontre. Funeste capacité à communiquer dont résulta, primo, l’envol brutal du plateau-repas, secundo, sa collision impromptue avec l’arrière de la tête de Nathanaël et, tertio, son envoi au tapis. La nuque d’un Illusionniste était fragile : on trouvait l’organe Illusoire juste derrière.
Nat se réveilla face contre terre pour la seconde fois en assez peu de temps pour que le fait méritât d’être souligné. D’habitude on ne le knock-outait pas aussi vite. Néanmoins, contre un grand coup sur la nuque, il ne connaissait aucune parade : le choc remontait dans le crâne pour actionner tous les interrupteurs sur son passage. Certains Illusionnistes s’infligeaient cela à eux-mêmes, amateurs de l’hébétude. Séance après séance, ils devenaient plus longs à revenir à la conscience. De quoi frémir.
Paupières : ouvertes. D’abord le noir, puis une lumière confuse, et enfin le retour des escaliers – ils lui auraient manqué, ceux-là ; au moins revenaient-ils à leur aspect initial, abandonnant la comédie des boyaux maternels. Un coup d’œil circulaire lui apprit l’emplacement qu’occupait le plateau, renversé et débarrassé de son dispositif anti-curiosité. Cette information n’était plus d’aucun intérêt pour leur évasion.
— Et comment la trouvé-je, maintenant, la porte ?
— Quoi ? Je pensais que tu cherchais le plateau.
— Il était devant la porte. Il n’est plus devant la porte. Nous ne savons toujours pas où se trouve la porte. Nous ne pouvons plus trouver la porte. Compris ?
Il se releva avec la sensation qu’il allait prendre spontanément feu s’il devait s’asseoir et se remettre debout une nouvelle fois aujourd’hui. Le récipient de la compote de pommes gisait à deux pas de lui, nouvelle piste si jamais il avait volé moins loin de la porte que le plateau.
— Vraiment, tu vas manger ça ?
À peine Nathanaël eut-il pris conscience qu’il ramassait le pot que celui-ci partait s’écraser contre le mur d’en face. Du moins, il sembla s’arrêter et éclater dans le vide peuplé d’interminables marches. Deux secondes trop tard apparut un mur pour justifier l’événement, sans qu’on sût s’il fallait imputer cette obstination à un émulateur stupide ou à un opérateur humain zélé.
— Est-ce que tu me visais ?
— Oui mais on ne blesse pas le vent, pratique pour toi !
— Si je t’indispose…
— M’indisposer ? Angeline, miséricorde ! Je n’ai pas demandé à me retrouver enfermé au cachot avec un commentateur irritant !
— … Je ne suis pas ton bourreau, je suis emprisonné ici comme toi.
Nat se laissa tomber à terre. Son genou cogna dans le plateau. La douleur l’énerva au-delà des limites de sa patience. Il tenta de reprendre le contrôle de sa respiration, mais sa première bouffée d’air resta bloquée à mi-gorge. Il serra les dents.
— Tout va bien ?
Dans un mouvement d’humeur, il se saisit du plateau et l’envoya valdinguer au hasard. Un de ses angles en bois dur tapa contre le plafond de la cellule. Un carillon de verre brisé et un soupir d’électronique contrariée se firent entendre.
L’escalier vacilla puis disparut. N’en persista que l’empreinte monochrome derrière une paire de pupilles, effacée le temps de deux battements de cils. Nathanaël, choqué une seconde, avala sa salive puis récapitula à Angeline :
— Notre projecteur subit un dysfonctionnement.
— [pʁɔʒɛktœʁ] ? C’était un appareil d’éclairage ?
— Plus ou moins. Le dispositif relaye le signal Illusoire en faisceau depuis l’émulateur. Je ne pense pas avoir eu toute la série focale, le choc n’a dû atteindre qu’une des lentilles. La machine aura été affolée par son propre retour de flux.
— D’accord, admettons.
— Tu n’as pas compris la moitié des phrases, n’est-ce pas. La bonne nouvelle, c’est que l’incident devrait déplacer un technicien de maintenance. Vois-tu où je veux en venir ?
Angeline ne jugea pas utile de répondre. Nathanaël attendit, le regard fixe.
Le silence s’installa, invité par l’obscurité qui occupait déjà les lieux et avait servi un thé accompagné de petits gâteaux. Les rejoignit à leur table le malaise de Nathanaël : il apportait un bouquet de fleurs pour se faire pardonner son léger retard (« Elles sont magnifiques ! Vous n’auriez pas dû… — Mais si, mais si, ça me fait plaisir. ») Les trois convives songèrent qu’il était regrettable qu’ils ne fussent pas quatre, auquel cas ils auraient pu lancer une partie de belote. Oh, mais qui voilà donc ! Une hallucination ! Plus de gâteaux secs ? C’est trop, enfin, nous en avions déjà à ne plus savoir qu’en faire.
Nat convint qu’il occupait son esprit à des fantasmagories inutiles et appela son compagnon de cellule. Rien ne vint lui répliquer. Une inspiration, une expiration. Avant tout, garder son calme. Quel genre de personne se mettait à discuter avec le vent ?
— Tu en veux vraiment à ta mère.
— Que faisais-tu qui t’empêchait de parler ?
— Rien. Je ne suis pas un animal que tu peux siffler.
— Depuis le temps que tu revendiques ta supériorité, j’avais fini par le comprendre.
— Et j’étais curieux. Tu ne supportes pas du tout la solitude.
— Je suis un individu social que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier d’agréable, si c’est ce que tu entends par là.
— Pas du tout. Je comprends bien plus de la moitié de tes phrases, contrairement à toi, semblerait.
Un bruit soudain, friction d’un métal contre un autre, coupa Nathanaël de Luz dans sa réponse. Une clé dans sa serrure.