Antécédemment : Nathanaël de Luz et Angeline le sylphe ont cassé l'appareil qui projetait l'Illusion d'un escalier infini dans leur cellule de prison. Apparemment, cela a attiré quelqu’un...
*
Un rectangle mordoré se découpa dans l’obscurité de la cellule. En son cœur brillait la mince étoile d’une bougie allumée qui éclairait peu au-delà des pieds et de la figure de son porteur. Ledit visage était surmonté d’un casque typique de sa profession. Le garde jeta un regard à la salle avant de conclure :
— Tu vois, le panneau marche, c’est le projo qui délire.
Nathanaël de Luz, interdit jusque là, envisagea d’attaquer son geôlier. Par malheur, il n’avait plus rien à lui lancer au visage dans l’espoir de l’assommer, quand bien même il eût été possible de le mettre au tapis d’un simple objet jeté à la figure. Un deuxième homme avança, son bleu de travail ouvert et rabattu sur les hanches, un simple haut clair sur le torse. Un technicien, dont la tête ne lui rappelait rien mais sans doute formé à la maison Luz. Il devait vérifier l’intérieur de la cellule pour se prononcer sur la panne, sans quoi personne n’aurait ouvert la porte. Le prisonnier recula.
— Ouaip. Autrement dit, le pensionnaire l’a cassé. Vous auriez dû vous ramener à plus que un.
— On n’est pas un, apprends à compter.
— P’tit père, le type bouge, je pars me planquer, c’est pas mon boulot, eh.
— Ah bah c’est ça crie-le plus fort ça va pas l’inspirer.
Le garde rapprocha sa main de sa ceinture. Il ne portait pas d’arme tranchante, mais une matraque : elle représentait assez de menace comme cela pour le crâne fragile et la nuque molle de Nathanaël. Le garde leva la coupelle contenant sa bougie au-dessus de sa tête, ce qui étala la lumière dans la pièce. Le prisonnier se tapit dans l’ombre restante.
— Mais il est où, ce con ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Referme, j’en ai assez vu !
Avec un peu de chance, le technicien demanderait un transfert avant de venir réparer le projecteur dans cette cellule. Angeline y gagnerait l’opportunité de se libérer, à Nathanaël de trouver un plan d’évasion pour lui-même. La porte pivota sur ses gonds.
Le vent se leva.
Sous le courant d’air, le battant frappa le mur. Le garde vacilla, le technicien prit la bourrasque de plein fouet, tomba sur le dos puis roula au sol dans un long gémissement. Livide, le garde brandit sa matraque et chercha Nathanaël. Stupéfait, celui-ci se terrait toujours dans le coin de la pièce le plus éloigné de l’action. L’autre le trouva, lui colla son pied au ventre, leva son arme, visa la nuque.
Tout devint blanc, l’espace d’un instant. Les mains du garde se plaquèrent sur son visage pour protéger sa vue – par réflexe : un éclair pareil ne pouvait qu’aveugler. La bougie chuta, frôlant l’épaule de Nathanaël et laissant à ses narines une faible odeur de cheveux brûlés. Son adversaire rouvrit les yeux et le prit en flagrant délit de fuite.
— Vous êtes en état d’arresta-
Blancnoirblancnoirblancnoirblancnoirblancnoir. Sans réfléchir, Nathanaël avait jeté une série de flashs à la figure du geôlier. Il eut le bon goût, plus tard, de ressentir un peu de contrition vis-à-vis du ridicule de la chose. Le garde chuta en avant, droit et lourd comme un I de plomb, sans faire mine d’amortir l’atterrissage.
Le prisonnier hésitait à se sentir concerné quand le phénomène se prolongea d’une série de spasmes.
— Mon brave ?
(Aucun genre de déchéance ne le forcerait à appeler un domestique « monsieur ».)
Le courant d’air revint lui tourner autour.
— Nat, c’est l’occasion, il faut partir.
— Non.
— Pardon ?
— Je ne peux pas le laisser là, pas ainsi...
Au mépris de sa situation, il se sentait incapable d’abandonner à son sort cet homme, pourtant l’un de ses persécuteurs et quelqu’un de peu, mais tout de même, un être humain. Aujourd’hui lui avait rappelé le miracle de cette similitude.
Son codétenu ne souffrait pas de la même compassion.
— Bon. Pour employer une expression d’un anthropocentrisme dégoûtant, je vais prendre les choses en main.
*
Angeline le sylphe se jeta sur Nathanaël. Son caractère évanescent ne faisait pas de lui, dans ce milieu désormais ouvert, un très bon bélier : une partie de son élan se perdit dans la nature. Le reste suffit à jeter sa cible à terre et à l’y faire rouler quelques tours, de quoi le sortir de force de la cellule.
— Arrête !
Angeline l’envoya bouler jusqu’à rencontrer le corps du type qu’il avait évanoui un peu plus tôt. Il recula et réfléchit à son prochain angle. L’homme parut comprendre sa logique de vent et se releva adossé au mur, assuré par la force hélas suffisante de ses pitoyables doigts. L’heure de la parlotte avait encore sonné.
— Que te prend-il ? Pars, toi ! Rien ne te retient !
— Je te sortirai d’ici. Je l’ai promis et je respecterai ma promesse. Est-ce que tu comptes me rendre la tâche encore plus difficile ?
— D’accord ! Comme tu veux. Allons-y, mais ne me brutalise pas, miséricorde, je ne suis pas ton ennemi !
— Cet homme non plus.
Nathanaël s’agenouilla près de l’évanoui, passa la main sur la plaie humide de sa tempe. Comme le sylphe percevait toujours l’afflux d’air de sa bouche, il précisa :
— Il respire. C’est bon signe, il paraît.
La bougie s’éteignit enfin. Le décor passa de très sombre au noir absolu. Depuis la cellule, ils entendirent :
— Eh ! Qu’est-ce qui…
Un intermède stroboscopique, désagréable même à Angeline, arracha un cri étranglé au garde.
— Ton hypocrisie, Nat, vraiment.
— Je n’ai pas tué mon garde. Le technicien est sur la sellette. Au point où nous en sommes, autant partir d’ici. Par le plus grand des hasards, toi qui y vois sans yeux, perces-tu la nuit ? Je n’ai pas l’intention de devenir intime avec les murs.
Angeline ferma son regard, presque inefficace de toute façon quand seule la chaleur lui parvenait, et se laissa dériver. Il était un courant d’air : il dénichait d’instinct les ouvertures.
— J’ai la sortie, je t’y pousse.
Arrivé face à la grille qui fermait leur section de la prison, l’homme chercha un moyen de l’ouvrir. Angeline attendit que la réalisation lui monte à la cervelle.
— Le gardien a conservé les clés, je présume.
— Oui.
— Ne t’es-tu à aucun moment douté que j’en aurais besoin ?
— Si.
— Tu aurais pu me prévenir.
— C’est vrai.
Ils parcoururent le chemin en sens inverse.
— À l’aide… S’il-vous-plaît… Ma tête…
Blancnoirblancnoirblancnoirblancnoirblancnoir. Chute du garde. Récupération des clés. Course prudente, car aveugle, vers la liberté. Fébrile, Nathanaël peina une dizaine de secondes à trouver la bonne clé, l’introduire dans la serrure et tirer à lui la grille criarde.
Angeline, qui décelait aussi bien les fermetures que les ouvertures, songea à le prévenir de la présence d’une porte fermée droit devant lui, puis y renonça. L’information périma dans un chapelet de jurons tarabiscotés dont certains concernaient la mère de Nathanaël. L’homme tâtonna le long de la cloison jusqu’à dénicher le trou où introduire sa clé.
Une lumière tamisée suintait d’une pièce plus loin dans le couloir. Le sylphe vit son compagnon serrer le trousseau dans sa main pour en étouffer le tintement métallique, puis cheminer à lentes enjambées dans le corridor, chaque pas pesé pour n’émettre aucun son. Lui-même partit devant. La lumière venait d’une salle de pause des gardes : ils y jouaient aux cartes.
Une annonce à tout atout laissa penser au sylphe qu’il s’agissait d’une partie de belote. Un valet de pièces rafla aussitôt le pli, suivi dans son exploit du neuf, puis du roi, la série confirmant au passage la nature du jeu. L’annonceur se comportait comme s’il possédait une main imparable ; un regard suffit à Angeline pour déterminer que si son partenaire n’assurait pas ses arrières, ces trois victoires pourraient bien être ses dernières.
Le jeu lui remémorait ces longues nuits amères où quelques scientifiques assistants, dotés de la consigne « surveillez le sylphe, qu’il ne s’enfuie pas », se maintenaient éveillés en jouant, comme ces gardes, à la lueur des bougies. Angeline n’aimait pas les flammes : il jeta les chandeliers à terre.
Les geôliers se levèrent d’un bond, rallumèrent du feu, cherchèrent alentour le responsable de cette extinction surnaturelle.
Nathanaël passait justement droit dans la lucarne de leur porte.
(Sylphe, [silf], n.m. : 1. Être mythologique, constitué d’air et généralement bienveillant, doté d’une intelligence comparable à celle de l’homme. 2. Phénomène météorologique observé lors de rencontres violentes de masses d’air, dit de « tempête en boule » ; masse d’air cyclique à fort potentiel de pression. 3. (Angeline) Sale bête malfaisante.)
— Quand tu parlais de briser quelque chose qui ne fût pas moi, tu étais littéral, n’est-ce pas.
— Tant de jugement dans ta voix ! Je me suis trouvé raisonnable.
— Tous saignaient.
— Est-ce que ce curieux liquide rouge a une fonction cruciale pour que tu t’en inquiètes autant ? Votre espèce est si exotique et mystérieuse.
— Ne te paye pas ma tête.
— Je ne comprends pas. Je ne possède pas d’argent, et qu’est-ce que je ferais de ta tête ?
— Tu as frappé pour tuer.
— Moi ? Vraiment ?
— Ne recommence pas avec tes questions !
*
Nathanaël de Luz serra les dents sur une miche de pain volée aux gardes après…
(Les articulations pliaient-elles dans ce sens là ? Pas à sa connaissance.)
Se le sortir de la tête. Il devait partir. Les gardes étaient payés pour ce travail. Ils n’avaient guère mérité leurs gages, ce soir : deux prisonniers s’étaient évadés. S’en seraient-ils sortis indemnes que leur Commandant les aurait punis. Et puis rien ne prouvait qu’ils fussent en danger : Nathanaël était profane en matière de médecine, comme ses ennemis aimaient à le rappeler.
N’empêchait que le savant mélange d’opacité et de transparence que déployait Angeline commençait à lui taper sur les nerfs. Il eût voulu intégrer un colorant en poudre dans cette boucle d’air. Histoire de le voir. Qu’il ne commît plus ses coups en douce. En attendant mieux, Nathanaël se concentrait sur un son diffus que fredonnait le sylphe. Un si. Ou peut-être un mi. Les Luz ne cultivaient pas l’oreille musicale et Nat était connu pour avoir la pire de toute la maison.
— Angeline ?
— Oui ?
— Nous partons sur la droite. Pour quitter la prison, nous prendrons l’élévateur.
— Le quoi ?
— Un monte-charge destiné à l’utilisation humaine.
— D’accord : [elevatœʁ], pas [elεvatœʁ]. Surveille ta prononciation. C’est plein de poulies, ça, non ?
— Quelle espèce d’importance… ?
— Je n’aime pas les poulies. Jamais pu me faire au concept. Ça n’a aucun sens, ça ne devrait pas fonctionner.
Nathanaël médita en son for intérieur les notions d’hôpital et de charité.
— Au choix, lui ou les escaliers.
Un très bref instant de silence passa.
— L’élévateur.
— Nous sommes d’accord.