Antécédemment : Dans une cellule de prison qui essaie très fort d'être un escalier infini, Nathanaël de Luz et la sylphe qui l'a rejoint ont discuté : l'un, du fait que l'escalier n'est pas réel, l'autre, de ses circonstances sylphides. Ils ont convenu de descendre l'escalier ensemble...
*
Un souci dans la géométrie des lieux fit froncer les sourcils de Nathanaël de Luz. Il ignorait si sa compagne de cellule l’avait remarqué aussi ; il n’était pas encore très versé dans le langage incorporel des courants d’air.
— Nous avons un problème.
— Lequel ?
Si elle n’avait pas vu, la mise en pratique d’un exemple vaudrait mieux que l’explication à rallonge. Sans répondre, à l’intersection suivante, il prit l’escalier de droite. Puis encore à droite. Toujours à droite. Résolument à droite.
— Interromps-moi si tu sens que je m’égare, nous avons tourné quatre fois à angle droit dans la même direction sans rien perdre en longueur d’escalier, donc nous sommes revenus au même point, à l’altitude près, plus basse de quatre paliers.
— Pardon ?
— La dernière volée de marche où je t’ai adressé la parole se trouve théoriquement au-dessus de nos… de ma tête, or, si nous levons les yeux, que voyons-nous ?
Avant d’avoir pu poursuivre la démonstration, il frissonna d’un vent désagréable dans son col. La sylphe souffla quelques mots cinglants :
— Je n’ai pas d’yeux. Je ne veux pas d’yeux. Garde tes organes dégoûtants pour toi.
Nathanaël prit une grande inspiration et imagina une revanche future qui lui apportait un réconfort spirituel immédiat dans les cas d’urgence. L’astuce s’avéra moins efficace que d’ordinaire, peut-être parce qu’il lui était difficile de planifier la mise en portefeuille du lit d’une sylphe : d’après ses connaissances ces bêtes-là ne dormaient pas.
— L’amie, nous n’allons pas pouvoir travailler ensemble si tu t’emportes aussi vite.
— Tu joues les patrons quand tu sais que je n’ai pas d’autre choix que de t’écouter, c’est ta langue dont nous nous servons pour parler, et il faudrait en plus que je me laisse insulter ?
— Écoute l’amie, je veux bien que tu ne cultives aucune affection pour le genre humain, néanmoins laisse-moi le bénéfice du doute, je t’en prie ? Au fait, si tel n’est pas ton cas, je possède moi-même un nom : Nathanaël de Luz, mais comme je ne voudrais pas que sa longueur et sa complexité mettent à mal les capacités mémorielles de ton absence de tête, je te permettrai de m’appeler Nat et de t’en enorgueillir, car il s’agit d’un sobriquet que je réserve à mes meilleures fréquentations.
— Tu parles trop.
— Ne t’en prends qu’à toi-même. Que discutions-nous avant cet aparté ?
— Moi rien, toi le plafond.
— Oui ! Donc.
Il leva les yeux et sans doute la sylphe en fit-elle de même à sa façon. L’Illusion d’un firmament gris s’étendait d’un horizon à l’autre ; Nat nota l’absence de nuages et la dégradation aérienne aussi parfaite que grise. Ce détail sentait le travail bâclé. Oublier le bleu ? Vraiment ? Le responsable de cet échec aurait été à ses ordres qu’il serait déjà en train de rédiger sa lettre de démission sous dictée.
— Le ciel. Et ?
— Voilà.
— Quel rapport avec l’escalier ?
— Si au-dessus de nous il n’y a que le ciel, où est passé le sol sur lequel nous marchions il y a trois minutes à peine ?
Dans un soupir découragé qui lui enfla les joues, Nat se laissa tomber sur le palier et s’y affala, mains croisées derrière la tête. Ses prunelles se vissèrent d’abord au ciel incolore, puis contemplèrent le mystère de ses propres paupières.
— Qu’est-ce que tu fais ? Sors-nous d’ici !
— Inutile de nous agiter. Ces marches sont les mêmes que toutes les autres, il n’y a qu’un seul tronçon d’escalier et l’émulateur est bloqué sur une répétition. Avancer ne nous conduira nulle part : des marches à gauche, des marches à droite, le vide en face, et on recommence.
— Nous avons essayé la droite et la gauche.
— Sans succès et, subséquemment, sans espoir.
— Nous n’avons pas exploré toutes les options.
Nathanaël rouvrit les yeux en grand.
— Non. Sauter dans le vide n’est pas une bonne idée.
— Je parlais de remonter.
— Les lignes de fuite se rejoignent plus bas que le champ de vision – c’est technique, cela signifie qu’on veut nous faire descendre, le demi-tour est impossible.
— Mais ta suggestion est bonne.
— Je ne l’ai pas soutenue, je l’ai refusée.
Le vent se leva. Un mouvement d’humeur de la sylphe ?
— Tu te sens peut-être à ton aise ici mais moi pas. Tu vas me faire sortir.
— Sinon ?
— [sinɔ̃] ? Rien du tout. Je ne peux pas te menacer, comment est-ce que tu vois les choses se dérouler ? Si je te blesse, je risque de te rendre incapable de nous faire évader ; si je te tue, à quoi est-ce que ça m’avance ?
— On a déjà entendu proposition plus agréable.
Nathanaël ne se considérait pas comme un manipulateur à proprement parler. Ni même un menteur selon la définition. Tout au plus savait-il choisir ses mots en situation tendue. Rien qui ne complimentait pas sa personnalité.
— Je te le revaudrai.
— Ah bon ? bâilla-t-il.
— Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux faire pour toi ?
— Oh… non, non. Quelles attaches as-tu ? Dès que la porte sera ouverte, tu redeviendras libre comme l’air ! Quant à moi, j’aurai toute la Garde actuellement en poste dans la Tour éternelle qui me tombera sur le coin de la figure. Mais je ne voudrais pas t’ennuyer avec mes problèmes personnels.
La sylphe laissa passer quelques secondes de silence pas même ponctuées par ses manifestations aériennes.
— Admettons que je t’aide jusqu’à ce que tu te trouves… en sécurité. Après tout, c’est toi qui sais comment quitter cet endroit, pas moi. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Non, merci. Je ne veux rien te demander, il n’y a aucune raison pour que les êtres de ton espèce disposent d’un quelconque sens de l’honneur ; de fait, ta parole ne vaut rien.
Les bourrasques reprirent.
— Je te jure que je ne te quitterai pas jusqu’à ce que tu sois sorti de prison et hors de danger. Si tu fais à nouveau une remarque sur la valeur de mon serment, je t’apprendrai la définition du mot [kolεʀ].
— Très bien ! Si tu insistes, j’accepte tes conditions.
Nathanaël se rétablit en position assise : son dos s’étendait en protestations véhémentes sur la dureté du sol.
— Attends un peu.
Il força ses joues en un sourire crispé. Eh, un jeu aussi faible ne pouvait pas tenir très longtemps.
— Tu m’as arraché une promesse !
Jusqu’ici, tout allait bien…
— Et tu as changé de sujet.
Miséricorde et mortesélène.
— Est-ce que tu as peur du vide, Nat ?
— Moi ?
Il partit d’un grand rire. Comme la sylphe ne commentait pas, il renchérit :
— Un vertige, quelle plaisanterie !
— Je réitère ma question.
— Je suis un seigneur de la Tour éternelle. Nous ne souffrons d’aucune sorte de phobie et encore moins de celle des hauteurs. Toute autre suggestion serait d’un ridicule achevé.
— Tu as honte d’avoir peur du vide.
— Tel serait le cas si ta supposition était vraie, ce que nous avons établi comme impossible.
— Dans ce cas, ça ne te dérangera pas d’aller au bord du palier et de regarder en bas.
— Je te croyais mon amie, l’amie.
— Vu le ton sur lequel tu m’adresses la parole, je te croyais d’avantage courageux, créature.
Il s’agissait désormais d’un défi. Deux poussées contraires se soldèrent par la victoire de la bravade. Nathanaël se releva presque sans trembler sur ses genoux, parcourut les deux pas qui le séparaient du vide, se pencha en avant une milliseconde et recula d’un bond.
— Pas très convaincant.
Le nez au bord de l’abîme, la tête qui refusait de s’incliner mais les yeux dirigés vers le bas tout de même, Nathanaël de Luz songea qu’il eût préféré, un peu plus tôt, assister à la victoire de sa terreur.
— Tu suintes de l’eau.
— Sueurs froides. Haha. Ils n’ont pas installé de fond. En avons-nous fini avec ces petits jeux d’egos ? Ai-je ton autorisation pour reprendre des activités constructives ?
— Finissons ce que nous avons commencé d’abord.
— Pardon ?
Il sentit la violence de l’air dans son dos, perdit l’équilibre, battit des bras, tomba.
À son réveil, sa joue le piquait. Il supposa qu’elle reposait sur quelques brins de cette vieille paille que les gardiens jetaient dans les cellules par mesure d’hygiène. Nathanaël, revenu du pays des songes, ouvrit un œil et ne trouva rien à voir, plongé dans l’obscurité. Moins d’une seconde plus tard, l’escalier apparut du néant ; ou, plutôt, son mirage retrouva le chemin de ses yeux.
— Réveillé ? s’informa la sylphe.
Il grommela :
— De toute évidence, je dors encore.
Il se releva avec peine, plus ankylosé que meurtri.
— Si ça t’intéresse, pendant que tu te reposais, la machine n’a pas eu l’air de comprendre ce qui se passait alors elle a tout remplacé.
— De quoi parles-tu ? Ce sont les mêmes fichus esca… Pardon ! Au temps pour moi.
Deux rangées de degrés descendants s’étalaient à présent en face et à droite ; deux autres volées de marches remontaient. Plus bas, il distingua d’autres séries toutes différentes du premier palier.
— Ton idée insensée aura affolé l’émulateur. Un opérateur humain a-t-il repris la main ? En tout cas nous voilà sortis de la répétition.
— Et maintenant ?
— Nous descendons et avisons.
Non en trajet rectiligne mais en tours et détours, car si infini que parût l’Illusoire endroit il demeurait contenu dans un cube de trois mètres d’arête : une ligne droite continue impliquait tôt ou tard la rencontre d’un mur. Le ciel gris se referma au-dessus d’eux ; la pénombre se saupoudra sur la lumière.
Le nombre de chemins diminua et cessa ainsi de prétendre que leur choix importait. Pour combler ces vacances, des murs apparurent, qui se joignirent en un seul boyau. Nonobstant l’obscurité qui, par définition, assombrissait les teintes, tout changeait de texture, moins lisse, plus spongieux, organique presque.
Nathanaël s’arrêta, une main tendue derrière lui en invite à l’arrêt.
— Je sais quel coup on nous fait.
— Lequel ?
— Le boyau mal éclairé d’où tu ne peux reculer avec de la lumière au bout, j’imagine qu’il ne t’évoque rien culturellement parlant. Il se raconte que faire revivre sa naissance à quelqu’un peut suffire à lui briser l’esprit.
— Ah ?
— Les derniers chiffres que j’ai pu voir, c’est environ trois cas sur cinq et plus fréquemment chez les hommes que chez les femmes, presque jamais avec celles qui sont déjà mères. J’imagine qu’on pourrait poser sur ces faits une hypothèse hardie, mais je ne suis pas d’humeur.
— Ça ne m’intéresse pas.
— Toujours est-il qu’avancer n’est pas la meilleure idée.
— Reculons.
— Impossible, depuis le début aucun retour n’est permis. Nous que pouvons que choisir de rester sur place.
Il se laissa tomber sur son postérieur et commença à grignoter un morceau de pain. Alors qu’il en avalait la première bouchée, la sylphe s’informa :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je mange. Fonction sans doute offensante de ton point de vue et pourtant bien naturelle de mon corps.
— Quoi donc ?
— Mon corps ?
— Non, ce que tu insères dans ta bouche, être dénué de réflexion cohérente.
— Du pain. Rassis. J’admire cette façon que tu as trouvée de m’énerver davantage rien qu’en posant des questions – mais tu feras attention, une insulte édulcorée t’a échappé.
— Ce pain.
— Quoi, encore ?
— D’où est-ce que tu le tires ?
Aussitôt figé, Nathanaël dut reconnaître qu’il s’agissait d’une bonne remarque.