Antécédemment : Le Grand Maître s'est engagé à sortir la vidéosurveillance pour établir si Nathanaël a vraiment mis le feu à son ennemi, puis a piqué une crise en découvrant qu'Angeline se trouvait hors du bocal où il l'avait rangé. Par ailleurs, le Grand Maître a une doublure qui le remplace aux réunions ? Quelques membres de la maison Luz ont devisé un plan de communication destiné à remonter la cote de Nathanaël : celui-ci consiste en premier lieu à renouer ses liens avec sa mère...
*
Angeline de Coq était bannie de sa maison. Protégée par Gabriel d’Ascley depuis des années, elle dormait plutôt chez les Sarh : on racontait qu’elle recevait moins d’hostilité dans la maison des Gardes que dans la maison des Médecins. On comprenait que Sarh se moquât de sa réputation de femme qui avait tenté de prendre le poste de maîtresse de maison par la force quand le Commandant disposait d’une petite armée personnelle pour la protéger de cette menace.
Un message transitant par Casiel de Sarh risquait de se perdre en chemin : Nathanaël de Luz choisit d’aller transmettre sa bonne volonté à sa mère en personne. En plein chez la Garde Touraine donc, qui désirait sans doute se venger de lui pour les événements de la nuit de son évasion.
Son oncle Ariel décréta qu’il allait l’accompagner d’un débonnaire :
— Ne t’inquiète de rien, petit bonhomme, j’ai encore mes entrées là-bas.
Le « petit » était ironique, le neveu dépassant l’oncle d’une demi-tête. Les entrées étaient, elles, féminines.
Dans sa jeunesse, Ariel avait séduit les demoiselles de la Tour avec acharnement. La plus grande surprise dans l’histoire, c’était qu’aucune de ses conquêtes ne le lui reprochait. Si l’on suggérait en matière de plaisanterie qu’il s’était trouvé une femme dans chaque maison, on subissait un laïus sur le fait que ses compagnes ne constituaient en aucun cas des pièces dans une collection et que quiconque les traiterait comme telles aurait affaire à lui. Puisque son succès romantique rejaillissait sur Luz et participait à faire d’elle une maison appréciée dans la Tour, sa famille lui passait l’excentricité.
Oncle et neveu filèrent du quatre-vingt-quatrième au quarante-huitième en élévateur, puis trouvèrent les escaliers de service et descendirent trois étages, de quoi éviter l’entrée principale de la maison Sarh. Ariel abandonna Nathanaël à patienter sur place et partit chercher l’une de ses maîtresses. Nat se plaqua contre un mur et projeta une Illusion du papier peint devant lui, tâchant de rester discret pour ne pas ameuter toute la maison.
Il la trouva mal maîtrisée, cette Illusion. Il s’en frustra. Quelque part au milieu de sa fuite, il avait senti sa prise sur ses propres pouvoirs s’amoindrir, sans qu’il sût si cette perte de contrôle devait à une faiblesse du corps ou à un tracas de l’esprit. Après six mois d’isolement, il imaginait l’un ou l’autre sans peine. Il laissa tomber son idée de mur, ferma les yeux et souhaita disparaître.
Ariel revint, Roseline de Sarh à son bras. La vieille demoiselle souriait en se mordillant le coin de la lèvre, une expression qu’on envisageait mieux sur une femme plus jeune ; Nathanaël se demanda si son oncle s’était échangé lui-même contre leur droit de passage. Cela lui aurait ressemblé. Tant qu’il était heureux ainsi, pas de quoi s’affoler : les Luz savaient à quel point il avait besoin de bonheur, en règle générale, dans sa vie.
— Riri me dit que vous voulez vous réconcilier avec Angie ? Excellente idée, cela lui ferait le plus grand bien. Je vous amène à sa chambre, suivez-moi – bien entendu cela restera entre nous, n’ennuyons pas Monseigneur avec vos affaires de famille. Ne faites pas attention au bazar, les gardes ne savent pas ranger.
Nat confirma auprès de son oncle qu’il avait omis de préciser la dimension politique de leur rapprochement ; une bonne initiative.
La porte d’Angeline de Coq était étanche. Nathanaël s’en trouva perplexe. Roseline expliqua :
— Quand elle est dans… ses états, Angeline bave ses Illusions partout ; vous connaissez sa puissance, elle empêchait la maison de travailler. Nous lui avons réservé cette pièce infranchissable à l’Illusion et tout le monde est content.
Elle toqua, puis déverrouilla le sas.
Nathanaël et Ariel entrèrent dans un palais couvert de livres du sol aux voûtes.
— Il a de la barbe, celui-là, fit remarquer Ariel. Ta mère ressort ce mirage depuis… ! Avant ta naissance, même.
Roseline referma la porte étanche. Nathanaël et Ariel avancèrent vers la silhouette couchée d’Angeline de Coq.
Elle roula ses yeux vers les nouveaux arrivants. Ils se remplirent de larmes.
— Daniel ?
Ariel secoua la tête en signe de dénégation, tandis que Nathanaël serrait les dents de honte. Le sourire de sa mère s’évanouit.
La gémellité d’Ariel et Daniel de Luz faisait l’objet de plaisanteries depuis leur naissance ; elles avaient tourné à l’aigre depuis la mort de Daniel. Ariel continuait de vivre, conscient que certains ne le verraient jamais que comme un fantôme. Nathanaël tâchait de ne pas faire partie du nombre ; sa mère n’avait pas ce tact.
Elle s’assit en s’emmêlant les jambes dans sa robe – la même qu’au bal du solstice.
— Ariel ? Pourquoi Ariel ? Cela n’a aucun sens. Je ne pense jamais à lui.
— Mère, miséricorde, reprenez-vous.
Angeline bondit en arrière, se rattrapa en catastrophe sur ses bras tremblants.
— Vous êtes ici ? Vous…
Elle perdit ses mots puis cria sur une note perçante :
— Allez-vous-en ! Ne me regardez pas !
— Bien sûr, Angeline, répondit Ariel. Portez-vous bien.
Il saisit Nathanaël sous le bras et le poussa vers la sortie. Nat jeta un dernier coup d’œil en arrière. La main serrée sur le cœur, sa mère le contemplait avec un air de stupéfaction. Il la salua une dernière fois, tenta un sourire, puis rentra chez lui.
*
Faute d’une meilleure idée, Angeline le sylphe occupait le plafond du bureau d’Abigaël de Luz. Il fit le compte des bibelots sur les étagères et nota que le Seigneur n’avait pas eu le temps de ranger tout ce qui avait envoyé voler lorsqu’il avait maîtrisé les gardes Braquart et Chapuis, un jour auparavant.
Un pliage de papier décolla de la bibliothèque et alla se plaquer au plafond. Abigaël leva les yeux de son travail et contempla le phénomène.
— C’est moi. Je ne l’ai pas fait exprès.
L’homme sursauta.
— Vous êtes là, vous ?
— Oui.
— Mais depuis quand ?
— Depuis le départ de Nathanaël. Je voulais vous parler mais pas vous interrompre.
Le Seigneur lui fit signe de prendre un siège. Faute de fessier à poser dessus, Angeline envoya le fauteuil cogner contre le mur, presque par inadvertance.
— Navré.
— Ce n’est pas grave. Que désiriez-vous ?
— Je protège Nathanaël. Vous le protégez aussi. Mettons-nous d’accord sur un plan.
— Eh bien, nous avons passé le stade de casser la tête de tous ceux qui se trouvent sur son passage. Vos compétences me semblent mal adaptées à la négociation qui vient.
— C’est terrible. Je ne suis pourtant pas un élémentaire de violence, pourquoi vous autres créatures inférieures vous autorisez-vous sans cesse à m’y réduire ?
— Parce que c’est ce que les gens ont retenu de leur rencontre avec vous.
— Ce n’est pas une raison.
Abigaël haussa les épaules et changea de sujet.
— Je n’ai pu m’empêcher de noter l’animosité de notre Grand Maître envers vous. L’avez-vous rencontré par le passé ?
— Je ne m’en souviens pas. L’homme à ses côtés disait me connaître, qui est-il ?
— C’est amusant : je n’en ai aucune idée. Je croyais qu’il était le Grand Maître. En cinq mois de conseil, personne ne m’a jamais expliqué le contraire, après je ne vous cacherai pas qu’on ne m’explique pas grand-chose. Je soupçonne que les autres maisons préfèrent savoir Luz un peu perdue dans la transition plutôt que sur le qui-vive et prête à déployer des sanctions comme sous Nathanaël.
— L’homme nous en dira davantage quand nous le reverrons.
— Y croyez-vous ? À votre place, je n’y compterais pas.
Angeline réalisa qu’Abigaël n’avait pas répondu à sa question et la répéta :
— Qu’est-ce que nous pouvons faire pour Nathanaël ?
— N’agressez plus personne en son nom, cela suffira pour le moment.
— Sauf s’il y a danger.
— Pouvons-nous vous faire confiance pour analyser la situation et mettre en place une réponse proportionnée ?
— Je connais la définition de chacun de ces termes.
— D’accord. Tenez-vous tranquille.
— Comment est-ce que vous comptez m’y contraindre ?
— S’agit-il d’une remarque sur votre non-appartenance à ma maison ? Parce que je vous rappelle que vous avez commandé une recherche aux archives et que c’est sur mon bureau qu’elle parviendra.
Le sylphe entendit la menace et, à bout de mots, oublia de contenir sa tempête. Pourquoi s’infligeait-il une interaction pareille avec un être humain, déjà ?
[ʒə tə ʒyʁ kə ʒə nə tə kitəʁe pa ʒyska sə kə ty swa sɔʁti də pʁizɔ̃ e ɔʁ də dɑ̃ʒe]
Il se calma. Abigaël de Luz sortit de sous son bureau et contempla l’annihilation de son travail. Il prit appui sur son fauteuil, se releva et ouvrit sa fenêtre. Elle claqua aussitôt.
— Navré. Je n’ai pas fait exprès.
— Voulez-vous… Avez-vous besoin de parler à quelqu’un ?
— De quoi ? Je n’ai rien d’autre à dire.
Abigaël se tut, ramassa le premier objet qui passait et, bout par bout, rangea son bureau.
*
Dès son retour dans sa maison, Nathanaël de Luz fut embarqué par son oncle vers un petit salon vert ; la bibliothèque habituelle ne devait pas être assez discrète. Mazarine et Judicaël y prenaient le thé en les attendant. La table de deux devint une table de quatre et Ariel résuma la prise de contact avec leur cible.
Nat, peu intéressé par le récit des événements auxquels il venait d’assister, visa en son for intérieur la liste des membres de sa maison.
Émeline lui était perdue. Elle n’exprimait aucun doute sur sa culpabilité, et si elle pouvait le croire capable de meurtre, quel genre d’amitié pouvait-il conserver avec elle ? Il savait d’avance qu’il regretterait cette rupture, mais il ne pouvait pas laisser ce regret lui lier les mains.
Abigaël avait paru sur le point de l’abandonner – Amandine n’avait-elle pas dit que des rumeurs de bannissement couraient ? Mais ils avaient pu éclaircir la situation, plus de problème à prévoir de ce côté.
Le trio d’ennuyeux, les deux anciens Mazarine et Ariel et son cousin Judicaël, semblaient déterminés à lui porter secours. Moins par amitié pour lui que pour sauver leur propre réputation : c’était de bonne guerre.
La grande absente jusqu’à présent était sa cousine Églantine. La fille de cette dernière, Martine, aussi, mais à son âge elle ne pouvait que suivre les directives de sa mère. Le fuyait-elle, était-ce un hasard, un accès de colère qu’il pourrait étouffer… Il fallait qu’il la rencontrât, qu’il évaluât la situation.
Par coïncidence, à ce point de son train de pensée, Martine entra dans le salon : elle escortait Angeline de Coq. Lavée et maquillée de frais, en habits propres, elle sourit à l’assemblée. On aurait pu croire à de l’insolence de sa part mais son fils reconnut ce qui passait chez elle pour de la timidité.
Mazarine fit la moue, se leva et partit. Ariel la suivit, prétextant son désir de laisser son neveu et son ex-belle-sœur discuter. Judicaël ne se donna pas la peine de formuler une excuse et embarqua Martine avec lui. Cette dernière eut un marmonnement désolé qui acheva de convaincre Nathanaël qu’elle n’était pas autorisée à lui adresser la parole.
Restèrent Angeline et lui. Sans plus de façons, elle s’assit sur un des sièges, saisit une tasse de porcelaine et s’y servit du thé. Le geste agaça Nathanaël ; mais, si sa mère traitait son environnement comme un vaste buffet, il dut reconnaître qu’il ne s’agissait que d’une tasse de thé.
— Voulais-tu parler ? attaqua-t-elle.
Nathanaël songea qu’il aurait eu mieux fait de consacrer les dernières minutes de sa vie à préparer son texte. Il lança :
— Comment vas-tu ?
Angeline le considéra comme si elle pesait les sous-entendus de la question. Elle sirota sa boisson puis répondit :
— Bien, si on omet que vous avez laissé infuser cette horreur beaucoup trop longtemps. Et toi ?
— Je me remets de mon séjour en prison.
Elle enfouit son nez dans sa tasse. Regrettait-elle ? C’eût été une information nouvelle.
— Es-tu certaine que tout va bien ?
— Pourquoi es-tu venu me saluer ?
Vu le ton, elle revenait à la réalité que son fils n’aurait pas agi sans intentions dépassant la piété filiale. Mentir, jouer franc-jeu… Nathanaël tenta un compromis :
— J’ai perdu beaucoup de crédibilité. On m’a rappelé que je ne remplis pas mes devoirs envers ma mère. Je venais proposer la paix, et je te trouve…
— Dans la Grande Paix. Je vois. Ce n’est pas ce que tu crois. C’est… difficile, tu sais. Le bannissement. Ne plus avoir de maison sur laquelle se reposer, vivre de la charité d’autrui. Quand je peux oublier, je le fais.
— D’accord, c’est donc exactement ce que je crois.
D’un geste vif, Angeline s’effaça l’eau de sous les paupières. Elle ricana :
— T’a-t-on vraiment blâmé d’avoir négligé une bannie ? Tu dois être plus détesté que je ne le pensais. Je sais ce que tout le monde me reproche, fils. Tu étais dans ton droit. Je n’espérais aucun pardon et j’acceptais mon sort.
Sa lèvre trembla tandis qu’elle ajoutait :
— Et tu oses te présenter devant moi ? Me faire croire que je mérite ta miséricorde ? As-tu la moindre idée de ce que cela me fait ? Si ce n’est qu’une manœuvre politique, mon cœur va se briser, Nathanaël !
Il tapota sa main crispée sur son genou. Elle saisit la sienne et s’y accrocha. Ils posèrent leurs tasses de thé.
Un courant d’air siffla entre eux deux. Nathanaël appela :
— Angeline ?
Rien ne vint lui répondre. La porte du salon battit contre le mur. Il se leva et partit la fermer.
— À côtoyer un élémentaire, j’en ai oublié l’existence du vent.
Angeline reprit contenance et battit des cils, curieuse :
— La rumeur dit-elle vrai ? Lui as-tu donné mon nom, à ce sylphe ?
— Une inspiration du moment.
— Comment suis-je censée le prendre ?
— Avec indifférence ? Il doit bien y avoir une dizaine d’Angeline dans toute la Tour.
— Et je ne leur adresse pas la parole par principe.
— T’en rends-tu compte ? Nous discutons depuis une bonne minute et nous ne nous sommes pas encore sauté à la gorge. Que nous arrive-t-il ?
— Oh, pauvre chéri, la discussion intelligente t’a toujours fatigué. Je te comprends, bien des gens regrettent de me donner l’occasion de leur démontrer leurs torts.
Nathanaël retint son offuscation, puis l’éclat de rire qui voulait suivre. Sa mère ne se gêna pas pour manifester son hilarité. Il revint s’asseoir à côté d’elle et se servit davantage de thé.
— Décidément, tu es d’une compagnie délicieuse. Il suffit de ne pas te laisser approcher le bureau d’un maître de maison et tout se passe bien.
Sa mère accusa la pique ; son expression offensée dégénéra en tristesse morne.
— Je comprends la plaisanterie mais je tiens à rappeler que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi.
— Profiter de la mort de mon père pour prendre le contrôle de Luz ? J’aurais dit que tu l’avais fait malgré moi.
— Si par « prendre le contrôle » on entend « abattre le travail à ta place quand tu n’avais plus le courage de te lever le matin », eh bien je l’admets, oui. Si on m’a attribué le mauvais rôle dans cette histoire, c’est à cause d’une bête erreur de jeunesse.
— Une erreur qui consistait à tenter de prendre le contrôle de la maison Coq.
— J’étais jeune.
Angeline perdit son regard dans le vide, un sourire asymétrique au coin des lèvres. Nathanaël ne sut comment interpréter son expression.
— Je n’étais même pas bannie pour toujours. Le savais-tu ? La Dame de Coq m’a promis que si j’avais une fille, elle serait accueillie dans la maison et moi avec. J’ai échoué.
Nathanaël laissa retomber sa tasse dans sa soucoupe. On lui en avait raconté des corsées sur l’esprit détraqué de sa génitrice, mais jamais encore il n’avait entendu dire qu’elle regrettait d’avoir donné naissance à un garçon. Sa mère s’inquiéta de sa réaction, puis comprit.
— Mais non, pas toi ! Tu ne t’en souviens pas ? Tu devais être trop petit. Ton père et moi sommes venus te voir à la nurserie : je voulais que tu saches que tu allais avoir une petite sœur.
— Quelle sœur ?
— Aucune. J’ai perdu le bébé.
Angeline contempla l’intérieur de sa tasse.
— J’ai perdu le bébé et Daniel m’a abandonnée. Jamais été de taille à affronter la vie. Lâche. Mais tu n’aimes pas qu’on critique ton père alors je vais me taire, n’est-ce pas.
Nathanaël se força à ne rien répondre qui ruinerait la tentative de réconciliation. Angeline finit son thé et reposa sa soucoupe sur la table.
— Je ne le lui ai jamais pardonné, je n’ai pas porté son deuil, j’ai pensé que c’était bien fait pour lui – mais cela n’a jamais été à ton propos, mon chéri. Je ne suis qu’une vieille femme stupide, assez stupide pour confondre son fils avec un meurtrier de sang-froid en oubliant que son père et elle ont mis le meilleur de leurs horribles personnes en lui. Tu ne pourrais pas me faire de plus grand honneur que de m’adresser de nouveau la parole. Pourrons-nous nous revoir ?
— Une prochaine fois. Prendras-tu soin de ta santé ?
Angeline ricana, se leva de son siège, et trouva seule le chemin de la sortie.