Antécédemment : Angeline, la mère de Nathanaël, a accepté la tentative de rapprochement de son fils et reconnu que sa consommation de stupéfiants n'a rien de régulée ; l'occasion de rappeler que sa tristesse ne tient pas de la posture mais du poids des épreuves passées. Angeline, le sylphe, a exprimé son ennui de s'être défini comme garde du corps de Nathanaël et de n'avoir récolté que des problèmes en retour...
*
Le message du Grand Maître arriva le lendemain matin. Il ne convoquait pas le Seigneur de Luz, uniquement Nathanaël. Abigaël s’en inquiéta ; Angeline aussi.
— Eh bien il semble qu’on me prenne enfin au sérieux là-haut sans qu’il soit besoin de me flanquer d’un chaperon !
Sans plus d’inquiétude, Nathanaël de Luz se présenta seul au Grand Maître.
— Merci d’être venu si vite. J’ai retrouvé mes images de la soirée du solstice d’hiver. Consultons-les ensemble.
Le plateau de la table du conseil disparut : le Grand Maître Illusionnait dessus. Il parut à Nathanaël que son œil considérait une salle comme s’il s’était accroché à un angle du plafond.
Deux personnes entrèrent. On remarquait surtout leur chevelure blonde, l’une un peu plus claire que l’autre, de cette nuance qui y indiquait la présence d’une quantité non-négligeable de cheveux blancs. Nathanaël reconnut sur l’autre la chemise qu’il portait au sortir de sa cellule. Le plus vieux servit deux verres, pris sur un buffet qui proposait diverses assiettes de petits fours et un saladier bleu céruléen. Les domestiques utilisaient cette couleur pour signaler que l’alcool était très fort, sans parvenir à éviter les conséquences de la descente très raide de la noblesse. Un visage apparut une seconde à l’image : Gabriel d’Ascley passa un verre à la silhouette encore anonyme, puis l’angle redevint défavorable à son identification.
Les deux figures burent l’une à côté de l’autre un moment, à une distance qui suggérait qu’elles ne s’étaient pas isolées par amitié. Pas de son dans une Illusion, mais on distinguait les mouvements des corps et des bouches : une discussion se jouait. Animée : l’homme à la chemise beige, théâtral, couvrit son visage de ses mains sans prendre la peine de reposer son verre avant.
Son interlocuteur voulut lui proposer un morceau de la nappe pour s’essuyer. Chemise-beige lui enjoignit de s’éloigner, les gestes confus. La peur suintait de lui : une terreur spontanée envers Gabriel d’Ascley. Ce dernier ignora la manifestation de panique et continua de s’approcher. L’homme en détresse se retrouva acculé contre le buffet, fouilla la table de ses mains, se saisit du saladier bleu et le jeta devant lui.
Prendre un récipient en verre de cette taille au visage sonna Ascley, qui tomba à la renverse. Il se remit debout et attrapa l’autre homme par le col. Celui-ci tenta de le repousser, échoua, fouilla sa poche et en sortit son briquet.
Un oiseau géant se posa dans la pièce et picora les deux hommes à mort.
— Monsieur de Luz, pour quelle raison avez-vous interrompu ma projection ?
Nathanaël, faute de pouvoir regarder le Grand Maître, adressa un sourire à sa doublure verrouillée dans le fauteuil noir.
— Je tenais à nous rappeler à tous deux qu’une Illusion n’est jamais qu’une Illusion et que rien ne m’oblige à croire ce qu’elle me montre.
Le silence s’éternisa une seconde de trop.
— Donc vous me traitez de menteur.
— Non, je dis que vous avez pu, comme le reste de la Tour, être abusé.
— Donc vous me traitez de naïf.
— Assez subtile, une Illusion peut fourvoyer n’importe qui, même vous.
— Donc vous me traitez d’incapable.
Nathanaël frappa du plat de la main sur la table. L’oiseau Illusoire en sortit pour se poser sur son poing. Il feignit de le caresser.
— N’en faites pas une affaire personnelle, Grand Maître. Ce que je dis, c’est que la manipulation des images est une spécialité locale : se reposer sur une telle démonstration ne peut que nous induire en erreur.
— Avez-vous perdu tout sens commun ? Vous êtes vous-même venu réclamer mon jugement. Et dès lors que vous soupçonnez qu’il ne vous plaira pas, vous souhaitez vous en défaire ? Par ailleurs, vos affaires me sont personnelles, Luz : tout ce qui déstabilise l’équilibre éternel de la Tour me concerne.
— Je n’imaginais pas que vous choisiriez de faire reposer votre jugement sur les images d’un système de surveillance dont je n’avais même jamais entendu parler et dont l’authenticité paraît douteuse ! J’aimerais être pris au sérieux.
— Mais je vous prends très au sérieux. Votre réaction confirme mon opinion de vous. Le feu est de votre caractère ; vous incendieriez la Tour entière pour imposer votre idée du monde. Qu’est-ce qu’un seul de vos ennemis en comparaison ?
Nathanaël eut l’intelligence de retarder la réplique qui voulait jaillir, mais pas celle d’en trouver une meilleure.
— Non. Vous vous trompez.
— Encore une fois, vous m’affirmez mon incompétence sans prendre la peine de la prouver. Ne vous reste-t-il aucune trace d’humilité ? Que puis-je donc faire de vous ? De vous et de votre pauvre, pathétique déni ?
Nathanaël comprit trop tard l’ampleur du mépris dans la voix du Grand Maître.
— Voici mon jugement : tentative de meurtre ou triste accident, vous ne regrettez pas les événements du solstice d’hiver. Vous n’avez aucune intention de réparer vos torts. Somme toute, vous ne désirez pas changer. Je n’ai ni plus de temps à vous consacrer, ni de place pour une personne telle que vous entre ces murs. Aussi, Nathanaël de Luz, je vous bannis de la Tour éternelle. Vous n’êtes plus autorisé à y résider. Je vous laisse un jour pour préparer votre départ. Votre bannissement ne sera annoncé que demain pour laisser votre maison s’accoutumer à l’humiliation. Veuillez vous retirer.
Nathanaël resta figé.
— Vous imaginez-vous pouvoir me tenir tête sans conséquence ? Que rien de pire ne peut plus vous arriver ? Pensez à votre famille.
— J’allais partir. Pardonnez ma lenteur.
Il fit demi-tour et se dirigea vers la sortie. Sa tête pulsait ; sa vision se brouillait. La double porte du conseil s’ouvrit devant lui. Derrière attendaient Abigaël et Amandine. Les voir ensemble tenait de l’ordinaire, autrefois ; Nathanaël apprécia la force de leur amitié envers lui pour qu’ils se côtoyassent ainsi, interdits l’un à l’autre. L’entrée de la salle du conseil se referma dans son dos. Abi osa parler :
— Que s’est-il passé ?
— Est-ce que la doublure a dit quelque chose ?
Angeline était présent ; Nathanaël en ressentit de la gratitude. Abigaël plaqua ses mains sur les joues de Nathanaël. Ce dernier remarqua alors à quel point elles étaient glacées. Il se laissa tomber dans les bras de son cousin et annonça dans un murmure :
— Je suis banni.
— Quoi ? C’est absurde. Je suis le seul à pouvoir te bannir de notre maison.
— Pas de Luz : de la Tour.
Amandine émit un cri horrifié.
— Je suis désolée, je suis si désolée, je ne pensais pas que Fortune refuserait, je n’imaginais pas que le Grand Maître te…
— Calme-toi, Mandie. Ce n’est pas de ta faute.
Nathanaël se redressa.
— J’ai échoué à convaincre. Je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour me défendre. Je n’ai nul autre à blâmer que moi-même.
— Alors ça, ce n’est pas garanti !
Le petit comité chercha qui venait de prononcer ces mots. Angeline le repéra le premier.
Le vieil homme de la veille, la doublure du Grand Maître, la tête et un bras dépassant d’une bouche d’aération, les salua d’un geste de main.
— J’ai cinq minutes à vous consacrer avant que le gros machin ne remarque mon absence et je voulais vous voir, monsieur de Luz.
— Et c’est à quel sujet, cher inconnu ?
— Voyez vous, je pratique le Grand Maître depuis des années. Officiellement il est impartial mais, dans cette affaire, ses leviers ont été tirés. Je peux lui faire remarquer la défaillance de son jugement et négocier l’annulation de votre bannissement.
Nathanaël retrouva la lumière.
— Vraiment, le pouvez-vous ?
— Oui ! Mais en échange, j’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi.
Nathanaël sentit son visage passer d’émerveillé à narquois plus vite que son humeur. Bien sûr, pourquoi lui aurait-on accordé une faveur gratuite ?
— Dites-moi de quoi il s’agit, l’ami, et je verrai ce que je peux faire.
— J’ai besoin que vous rendiez visite à quelqu’un et que vous lui donniez de mes nouvelles. Voici son adresse.
La doublure envoya un planeur de papier jusqu’à eux. Amandine le saisit au vol, le déplia et le confia à Nathanaël. « Magda Morez. Finca de los tulipanes, Puentazul. »
— Que dois-je dire à cette personne ?
— Que son frère est en vie, qu’il ne peut pas la rejoindre, et qu’il l’embrasse.
— Très bien, je le ferai. Vous fallait-il autre chose ?
— C’est tout ce dont j’ai besoin, merci. Je dois reprendre mon poste, belle journée à vous.
Le vieil homme s’évada par le conduit. Angeline le héla :
— Attendez !
— N’essayez pas de me suivre, sylphe ! prévint une voix déjà éloignée. Je monte chez le Grand Maître et si vous vous trahissez en sa présence, vous aurez des problèmes.
L’élémentaire resta sur place et passa son humeur en grandes rafales de vent. Nathanaël ramena ses cheveux ailleurs que sur ses yeux.
— Bon, eh bien on dirait que tout n’est pas perdu.
— Je ne comprends pas : il dit qu’il va influencer le Grand Maître, mais il ne nous explique pas avec quels arguments.
— Parce qu’il se les garde pour lui, enfin, Angeline, sois malin.
Amandine taquina Nathanaël :
— Tu feras attention, tu as un oiseau entre les doigts.
Il ramena la main devant son visage. L’oiseau tiré des Illusions pépia muettement. Son créateur le renvoya au néant. Abigaël, badin, remarqua :
— Un oiseau qui est sans conteste un oiseau mais qui n’a aucune caractéristique d’aucune espèce.
— Cela s’appelle l’art de la suggestion, bien supérieur à une obsession pour les détails.
— Raconte tes plaisanteries à d’autres : pour quelqu’un qui a eu onze virgule soixante-quinze à l’examen, c’est du travail bâclé.
— Je ne prends aucune critique d’un trois virgule cinq puis, d’abord, j’aurais eu douze s’il était possible d’avoir douze.
— Ta mère a eu douze.
— Ma mère est un monstre.
Nathanaël prit Abigaël à son bras gauche, Amandine à son bras droit et envoya un signe de tête à Angeline.
— Ne discutons pas dans le couloir ! Rentrons chez nous tant que je le peux encore.
L’élévateur venu, ils regagnèrent la maison Luz.