Antécédemment : Nathanaël a appris que sa maison est persuadée, comme le reste de la Tour, qu’il a attenté à la vie de Gabriel d'Ascley en lui mettant le feu. Première nouvelle ! Tout cela sent l'erreur judiciaire à plein nez : il va s'en plaindre au Grand Maître.
*
Le Grand Maître. Un titre pareil méritait-il une explication ?
— Oui, merci.
Soit.
Les nobles de la Tour éternelle se regroupaient en différentes maisons, chacune possédant un ou plusieurs étages attribués et une spécialité justifiant sa place. À leur tête, un Seigneur, une Dame, ou plus rarement une Excellence, nommés pour gérer ce petit monde et le représenter au conseil. Le supérieur des maîtres de maison, président du conseil, dernier décideur des questions relatives à la Tour, s’appelait le Grand Maître.
— Qui tient le poste, un ami à toi ou à Ascley ?
… La question n’avait pas de sens. Le Grand Maître était le Grand Maître, point. Nulle amitié ni inimitié n’entachait son jugement, son objectivité tutoyait la perfection. L’unique raison pour laquelle on hésitait à s’en remettre à lui, c’était qu’on se sentait rabaissé, tel l’enfant incapable de régler une dispute avec un camarade et forcé de confier l’arbitrage aux nourrices.
S’ajoutait à cela que le jugement du Grand Maître était la dernière décision : si celle-ci ne convenait pas aux parties prenantes, personne ne pouvait plus la changer.
Malgré cet aspect définitif, Nathanaël de Luz, privé d’autre recours pour libérer sa famille et lui-même de l’infamie, grimpait en élévateur les étages vers la salle du conseil.
À ses côtés, son cousin Abigaël, nouveau Seigneur de Luz, seul capable de lui donner l’accès à la salle du conseil et d’envoyer paître la Garde Touraine sur leur chemin. En l’air, la présence aussi fraîche qu’ébouriffante du sylphe Angeline ; une protection supplémentaire au cas où Sarh aurait décidé de remettre la main sur son évadé malgré la régularisation de sa situation.
Bien entouré, Nathanaël s’autorisa le plus satisfait des sourires.
Abigaël repoussa les portes du conseil d’un seul geste, davantage aidé par le mécanisme hydraulique dissimulé en-dessous que par l’excellence de ses triceps. Comme prévu, personne dans la salle, ni autour de la table ni sur les balcons, sauf le Grand Maître. Il reposait sur son fauteuil gigantesque, noir et orné d’éclats semblables à des joyaux, surplombé par ce qui ressemblait moins à une couronne qu’à un ornement de plafond qui lui serait descendu jusque sur les yeux. Le soleil de l’après-midi qui traversait la verrière circulaire du toit ne tirait aucun reflet des cylindres torturés de la coiffe, ni aucune goutte de sueur du visage du Grand Maître. Nathanaël s’efforça de ne pas montrer lui non plus qu’il suffoquait.
La voix cassante et sèche de leur maître à tous retentit :
— Monseigneur, Monsieur. Je connais la raison de votre venue. Veuillez prendre place.
Nathanaël se remémora à la dernière seconde que le protocole ne lui permettait pas de s’asseoir mais le contraignait à se tenir debout derrière son maître de maison. Il s’accouda, fléchi, au siège d’Abigaël.
— Bien. Vous souhaitez obtenir mon jugement sur cette horrible affaire. Je vous écoute.
Ils avaient déjà préparé leur argumentaire ensemble mais, comme le protocole l’exigeait, Nat feignit de donner connaissance de ses récriminations à l’oreille de son Seigneur. Abigaël les répéta :
— Monsieur de Luz, alors Monseigneur de Luz, a été enfermé en isolement complet dans une cellule pourvue d’un mirage destiné à aggraver son vertige notoire, sans procès, à la suite d’un accident dont il ne conserve aucun souvenir. Peu importe l’accident, il s’agissait d’une punition arbitraire, cruelle et disproportionnée. Elle a duré six mois et, si elle n’a duré que six mois, c’est parce que monsieur de Luz a pris l’initiative d’y mettre un terme. À noter que la Garde Touraine, sous les ordres de son Commandant le Seigneur de Sarh, a manifesté son intention de ramener monsieur de Luz dans ladite cellule, pour prolonger ladite punition arbitraire, cruelle et disproportionnée. Nous demandons réparation.
— Revenons sur l’accident que vous prenez soin de ne pas nommer. De votre côté, quelles réparations avez-vous proposées à Gabriel d’Ascley ?
— Et qu’a-t-il demandé ?
Le Grand Maître ne répondit pas.
— Je vais vous le dire : il a demandé à son ami Casiel de Sarh de capturer et de torturer Nathanaël de Luz. Son souhait a été exaucé, six mois durant. Les réparations exigées à la maison Luz n’en sont-elles pas déjà effectuées ? Ce qui reste à régler dans cette affaire, c’est que le Seigneur de Sarh, lui, n’avait le droit ni d’enlever le Seigneur de Luz, car tout cela ressemble bien plus à un enlèvement qu’à une arrestation, ni de lui faire subir le traitement qui lui a été infligé en prison. Où sont nos réparations ?
— Si nous parlons de droits, ou plutôt de devoirs, le Commandant des Gardes a l’obligation de défendre la Tour éternelle contre les attaques. Monsieur de Luz a agressé Monseigneur d’Ascley : Sarh a défendu un Seigneur de la Tour contre un individu dangereux.
— De façon cruelle et disproportionnée. Six mois d’isolement, six mois de supplice. Cent-quatre-vingt-deux jours. Le concevez-vous ?
— Nul n’ignore le différend entre Luz et Ascley. Tenter de tuer Gabriel n’était-il pas cruel et disproportionné en comparaison des enjeux ?
Abigaël baissa la tête. Leur argumentaire coinçait là : la tentative de meurtre avait tant choqué la Tour que la rumeur allait plutôt dans le sens de la compassion envers Casiel de Sarh. Attraper la source du problème, la mettre dans une boîte, l’oublier, car trop énorme pour être affrontée. Qui n’en avait jamais fait autant ?
Toutefois, on attendait mieux du Grand Maître. Nathanaël prit le risque de hausser le ton :
— Notez bien, mon très cher Maître, que, primo : je n’ai tué personne et, secundo : vous sous-estimez les enjeux de la controverse. Ascley a, lui, raccourci la vie d’une quantité de monde sans jamais être enfermé nulle part. J’ai défendu l’idée qu’il faudrait peut-être mettre un frein à son trafic de drogues, mais une moitié du conseil est déjà sous influence et ne veut plus s’en défaire. Soudain, quelle coïncidence, on me sort du jeu, on me retire de la vie politique, de la vie mondaine, et de la vie tout court. Parlons-en ?
Le Grand Maître soupira.
— Bien sûr, comme le Seigneur de Luz ne s’est pas exprimé, je n’ai rien entendu…
— Oh, miséricorde !
— … Mais je vous passe cette erreur et je vais vous répondre. Qu’une invention de fait eût hypothétiquement permis à Gabriel d’Ascley d’asseoir sa victoire dans le duel d’opinions qui l’oppose à Nathanaël de Luz ne signifie pas que Gabriel d’Ascley a inventé des faits, si ceux-ci ont bien eu lieu. Pour rester gentil, votre idée confine à la théorie du complot. Trouvez-vous-en une autre, ou expliquez-moi ce qui la rend plus crédible que celle-ci : Nathanaël de Luz constate que le conseil ne lui donnera jamais raison. Nathanaël de Luz décide d’éliminer son ennemi politique afin de faire triompher ce qu’il perçoit comme la « justice ». Nathanaël de Luz jette un saladier d’alcool et son briquet allumé sur Gabriel d’Ascley en toute connaissance de cause. Nathanaël de Luz prétend ensuite ne se souvenir de rien, dans l’espoir qu’on impute son amnésie miraculeuse à son ébriété d’alors, et qu’on le dédouane de son geste.
Nathanaël resta les doigts crispés sur le dossier de la chaise d’Abigaël. Ce dernier reprit la conversation en cours :
— Mais avons-nous des témoins directs, à part les deux concernés ?
— Excellente question. Il y a mes systèmes.
— Comment ?
— Ne vous méprenez pas : je fais surveiller la Tour éternelle mais je ne puis me permettre d’être conscient de tout ce qui s’y déroule en permanence. Je n’ai pas vu la scène. Je peux trouver les images que je possède de la soirée du solstice d’hiver, toutefois elle date du semestre dernier : la recherche dans mes archives personnelles prendra du temps. Rentrez chez vous. Je vous ferai demander quand j’aurai mon témoignage à ajouter à la discussion.
Abigaël se leva ; Nathanaël suivit. Angeline lança à mi-voix :
— Toutes ces paroles et aucune avancée, cette réunion aurait pu être un message.
— Qui a parlé ?!
La double porte du conseil claqua au nez des Luz. Ils se retournèrent d’un seul mouvement vers le Grand Maître. L’expression sur son visage ne reflétait pas la fureur de ses mots.
— Répondez-moi. Ce n’était aucune de vos deux voix. Qui a parlé ? Qui avez-vous amené avec vous ?
Angeline répondit de lui-même :
— Bien le bonjour, Grand Maître. Je suis le vent.
Le Grand Maître hurla sans ouvrir la bouche.
— Comment osez-vous ? Sortez cette abomination !
— Vous avez verrouillé la porte, nota Abigaël.
— Sortez-le ! Ne bougez pas.
Les joyaux du trône noir s’éteignirent.
Celui qui y était assis leva le bras et désengagea les verrous qui maintenaient la partie du siège située au-dessus de sa tête. La chaise compliquée s’ouvrit et laissa sortir le vieil homme. Il se leva, s’étira et croisa le regard de Nathanaël ; ce dernier remarqua qu’il avait les yeux d’une nuance noisette et que c’était la première fois de sa vie qu’il les contemplait.
Le vieillard sourit. Plus on l’observait, plus on échouait à ignorer les signes de son âge ; toutefois, son air alerte détonnait. Un homme si vieux aurait déjà dû perdre la vue et sombrer dans la démence. Ainsi en allait-il des nobles de la Tour.
— Salut, lança-t-il d’une voix différente de celle du Grand Maître. Sacré caractère, hein ? Ne vous inquiétez donc pas, le gros machin finira bien par se calmer. Laissez-moi vous rouvrir la porte.
Il se retourna et enclencha un mécanisme dans le siège noir. L’entrée du conseil fut de nouveau dégagée. Loin de partir, les Luz et Angeline restèrent sur place, la même incrédulité partagée. Le vieux devina leurs questions avant qu’ils ne les formulassent et leur répondit :
— Je suis la doublure du Grand Maître ! Navré pour l’hypocrisie du décorum, il ne peut pas passer une partie significative de ses journées à faire de la figuration dans la salle du conseil, du coup c’est moi qui m’y colle. Vous me l’avez énervé, mon petit sylphe ! Il va être intenable.
— Est-ce que nous nous connaissons ?
— Pas exactement, mais je vous ai sorti de votre bocal dans la cellule de monsieur. Bonne fin de journée, je ne vous retiens pas !
Il les salua de la main. La protestation générale s’exprima à travers Angeline :
— Pardon ? Vous vous imaginez que vous pouvez révéler être la raison de ma libération et nous congédier sans rien dire de plus ?
— Oui, je me l’imagine !
Le courant d’air s’affola. Le vieil homme concéda :
— Ce n’est pas bien compliqué : le Grand Maître vous a confisqué aux Thalas y a v’là le temps, vous êtes resté dans un bocal sur une étagère, et j’ai ouvert le bocal dans l’aération de la cellule de monsieur de Luz. À une prochaine !
Tandis qu’Angeline échouait à former des phrases et peuplait le courant d’air de syllabes désarticulées, Nathanaël reprit la main :
— Pour l’ordre des événements, d’accord, mais qu’en est-il de vos motivations ? Outrepassé-je la modestie en supposant que vous nous désiriez tous deux hors de nos prisons respectives ?
— Non, vous ne l’outrepassez pas. Au revoir !
— Oh, mortesélène !
Abigaël lui posa une main sur l’épaule :
— Si tu veux mon avis, ce n’est pas la peine d’insister, ce mystérieux inconnu se donne beaucoup de mal pour rester mystérieux.
— Ah, l’insulte déguisée ! Vous êtes vache. Désolé, je n’ai pas le temps de vous faire un exposé. Disons que je vous en raconterai plus à notre prochaine rencontre. Pourriez-vous partir ?
Le vieil homme grimpa le long de la chaise et disparut à travers une trappe du plafond. Faute de motivation suffisante pour le suivre, Nat, Abi et Angeline abandonnèrent la partie et rentrèrent à la maison.
Abigaël laissa Nathanaël à la porte de son bureau.
— Tu m’excuseras, j’ai du travail. Va saluer la maison.
Formulé ainsi, il s’agissait d’un ordre ; au souvenir de l’accueil glacial qu’on lui avait réservé le matin, Nathanaël frémit. Une brise froide sur sa nuque répondit à sa chair de poule.
— Oui, Angeline ?
— Puis-je te tenir compagnie ?
— Si cela te chante.
— Je ne sais pas si cela me chante.
— Alors débrouille-toi.
Sauf lourde commande exigeant le branle-bas de combat de la maison entière, les Luz vivaient souvent chacun-chacune de leur côté en journée. Nathanaël déambula au hasard à la recherche de membres épars de sa famille et eut la surprise de tomber sur un comité. Dans la bibliothèque couleur de vieux rose l’attendaient son oncle Ariel, sa tante Mazarine et son cousin Judicaël.
Ils l’assirent dans l’un des fauteuils d’un cercle improvisé. Judicaël sortit du placard un tableau noir et une craie.
— Raconte. Comment cela s’est-il passé ?
Nathanaël leur narra l’entrevue. Son cousin la schématisa en gros blocs reliés par des flèches. Mazarine résuma :
— L’attitude du Grand Maître confirme nos craintes : il croit que ton combat contre Ascley est motivé par la défense d’intérêts personnels. Sa neutralité l’oblige à ne pas te donner raison.
Nathanaël leva les bras au plafond.
— Je suppose qu’en prenant la défense de tous je prends aussi la mienne au passage, qu’y puis-je ?
— Changer de stratégie.
Judicaël récapitula :
— Tu as tenté de prouver la dangerosité des produits, tu as proposé un projet de loi les réglementant, tu as pactisé avec les maisons qui ne pouvaient déjà pas supporter Ascley pour d’autres raisons, et tu as commis une tentative de meurtre sur le Seigneur d’Ascley.
Nathanaël fronça les sourcils. Ses relations avec Judicaël représentaient bien l’ironie de l’éducation des enfants : à la nurserie, pour respecter la règle qui refusait qu’on informât les jeunes nobles sur leur nom de famille, les nourrices ne les avaient pas prévenus qu’ils vivraient dans la même maison à l’âge adulte. L’auraient-elles fait, peut-être eussent-ils tâché de ne pas s’insupporter au lieu de se ruiner mutuellement l’existence à coups de menaces de mort et de lits pliés en portefeuille. Sous le choc de la découverte de leur lien de parenté, à leur retour dans la maison de leurs pères, ils avaient déclaré la trêve sans devenir amis.
Chaque fois que Judicaël le prenait en faute ou l’asticotait, Nathanaël se demandait si son cousin démontrait là son appui aux intérêts de la maison Luz ou s’il continuait le jeu de tortionnaires initié à la nurserie. Un peu trop sur la défensive à son goût, il répartit :
— Pour la dernière fois, je n’ai pas…
— Peu nous chaut que ce soit arrivé ou pas : l’important est ce que la Tour croit. Ton objectif est de sauver des vies. Sais-tu ce que tu as oublié de faire ?
Nathanaël resta coi. Son oncle Ariel compléta à sa place :
— Sauver des vies.
— Je ne… Quel est le sens de ceci ? C’est Gabriel qui les empoisonne et c’est moi qui devrais être tenu responsable ? Par où même commencer ! Les spécialités de la maison Luz ne vont pas nous aider.
Mazarine insista :
— C’est une question d’image, mon neveu. La tienne est celle d’un homme prêt à tuer pour gagner une dispute. Nous avons besoin de l’adoucir.
Nathanaël céda :
— Vous ne m’auriez pas traîné en réunion par la ruse si vous n’aviez pas déjà une idée derrière la tête. Dites-la-moi.
Judicaël abandonna le peaufinage de son schéma et exposa :
— Il y a une personne, notoirement dévastée par les drogues d’Ascley, envers qui tu as des responsabilités filiales.
— … Vous n’êtes pas sérieux.
Mazarine soupira :
— Crois-moi, je comprends ta haine, mais il faut reconnaître que cette… femme forme un bon levier. Nathanaël, au point où nous en sommes, convaincre le conseil et le Grand Maître de tes intentions passera par une main tendue à ta mère.
Wololooooo très mystérieux tout ça :o