Antécédemment : Ada a convaincu Line et Jean de l’emmener remonter les bretelles de Salamandre ; Nathanaël, pris ailleurs, a accepté de les accompagner à condition de ne pas avoir besoin de se réveiller pour ce faire…
Ses yeux rouverts, Ada ronchonna :
— Le porter ? La bonne blague. L’un de vous peut s’en charger ?
Jean le sylphe, après une brève étude de leurs options avec Line, se glissa sous la peau de son ami.
Un problème lui apparut.
Les fois précédentes, ils étaient devenus, humain et cénète, la somme de leurs expériences et habilités. Aujourd’hui, Nathanaël n’était pas là. Or, c’était lui qui savait marcher.
Il tenta d’en informer Ada. Il s’avéra que la connaissance de l’usage de ses organes vocaux pour causer des vibrations de l’air intelligibles appartenait, elle aussi, à son ami. Bon.
La maison Thalas, sa vieille geôlière, envisageait d’abord la science comme l’étude et l’imitation de la nature ; aussi, son orgue à sylphe ressemblait autant à un appareil respiratoire humain qu’il avait pu. Jean partit à la recherche de ces mouvements de langue qui tordraient son souffle en voyelles et consonnes.
Plusieurs tentatives plus tard, il articulait le problème à Ada. Le visage de celle-ci se fronça dans une expression dont, faute de Nat pour la déchiffrer, Jean ne comprit pas le sens.
— Rien ne peut jamais être facile, pas vrai.
Alerté, Jean dressa l’oreille. Le Grand Maître avait mentionné être intervenu sur Ada depuis sa conception. Comment est-ce que ça fonctionnait pour les humains ? Il ne pouvait pas lui ouvrir les boucles, si ? Enfin, peu importait le procédé, le cénète lui avait conféré cette autorité dans la voix. Si bizarre. Enfin. Où est-ce qu’il en était ? L’os de la mâchoire était lié à l’os du crâne lui-même lié aux vertèbres cervicales elles-mêmes liées aux omoplates et clavicules… Ada, lasse, partit quémander aux Morez un moyen de transport.
Jean contrôla enfin assez sa carcasse pour s’asseoir au bord du lit. Il en fut récompensé par la sensation d’un long objet pointu lui ouvrant le ventre, un écho grave suivant la déchirure. Qu’est-ce que c’était que ça ? Ada revenue, un accord trouvé pour leur départ, lui répondit :
— Vous avez faim, idiot. Tapez dans les provisions, Magda nous en a donné pour un régiment, on devrait donc être tout juste.
L’air changea de direction. Jean avait beau ne plus habiter l’air, il perçut que son comparse Line se sentait visé.
*
Le double statut d’abandonnée et d’adoptée n’avait jamais perturbé Ada Rousseau-Stiegsen ; il fallait bien qu’elle soit l’une pour devenir l’autre. De ce fait, si elle s’avouait ignare en matière de pères, elle estimait s’y connaître en oncles. Antonio Morez s’en révéla un de qualité : il consacrait de son temps pour ramener les invités au Lac aux Nobles, après tout. À ça de la moisson, en plus.
Deux jours plus tard, ils parvinrent dans la cour qui bordait les bâtiments des domestiques du Lac. Un doigt mouillé en l’air, Antonio annonça :
— Je vais pas rester, ça sent l’épsilie et je suis pas d’humeur à criser.
— Ça ne se prononce pas comme ça, soupira Ada.
— Ah, on dit crisser ?
— Barrez-vous, tonton.
Humour déplorable à part : si la cervelle épileptique d’Antonio avait supporté la présence conjuguée de son demi-sang et du corps inconscient de Nathanaël manœuvré par Jean, qu’est-ce qui l’avait fait fuir ? Réponse raisonnable : d’autres Illusionnistes.
Renseignements pris, on la présenta à une jeune camériste qui lui expliqua :
— Elles sont inertes depuis deux jours. Et elles… je ne sais pas l’expliquer.
Ada jeta un regard rapide aux demoiselles susmentionnées : une vieille, une adulte et une jeune. Leurs traits doux et leurs yeux clos évoquaient la sérénité ; leur teint, en revanche…
— Elles n’ont rien avalé ?
— Je leur ai fait boire de l’eau mais…
La camériste se tut. Ada soupçonna que l’état de coma des Illusionnistes leur causait autant de difficultés pour absorber de la nourriture que pour éliminer proprement les déchets inévitables du corps humain ; la pudeur de la domestique l’empêchait de dénoncer ces symptômes, un classique quand on pratiquait la médecine sur des gens assez riches pour disposer de domestiques.
— Ça les abreuve sans les nourrir : demandez du bouillon à la cuisinière. Vous faites une cuillerée à la fois ? En vérifiant qu’elles déglutissent ? Alors continuez. Bon courage.
Ses bagages récupérés – sac, carcasse d’ami animée et courant d’air peu loquace – Ada s’engagea dans l’escalier menant au train souterrain. Nathanaël agrippa son bras avec angoisse. Non, pas Nathanaël, mauvaise phobie : les marches ne posaient pas problème, c’était l’espace clos qui énervait Jean. Elle lui tapota la main.
— Je ne vois rien dans le noir avec ces yeux-là, s’excusa-t-il.
Elle s’épargna un commentaire vaseux sur la couleur de ses iris empruntés, que jalousait l’encre.
Parvenus au train, Ada se crispa sur son siège. Elle était certaine que la froide machine dépassait la vitesse d’un cheval au galop. Qui savait comment se comportait le corps humain, sous ces célérités ? Sans doute que les organes se décollaient du péritoine, se liquéfiaient et se recomposaient soudés les uns aux autres. Penser que les nobles y transbahutaient leur progéniture ! Irresponsables.
Un bruit strident la fit sursauter. Jean lui saisit la main et la plaça sur une barre métallique.
— Vous bougerez moins.
Ada ferma les yeux et, sous les cahots, se morigéna.
Luz lui avait servi d’intermédiaire de sorte qu’elle n’avait jamais eu besoin de sympathiser avec les voix désincarnées qui aggravaient les courants d’air. Elle n’était pas leur amie. Elle admettait à peine leur existence.
En son absence…
Jean, possédant le corps de Nathanaël. Sans être Nathanaël – puisqu’il ne portait ni son corps ni son visage de la même manière, affaire de contractions musculaires. Lui apparaissait doté d’une réalité indéniable : elle le voyait, donc elle y croyait. Cette croyance lui causait. Des conséquences. Desquelles elle concluait que son mari lui manquait. Beaucoup. D’autant que Jean et Sven s’étaient associés dix jours durant ! Bien sûr qu’il lui rappelait son mari ! Puisqu’elle était mariée.
Elle aurait voulu disposer d’un miroir pour s’y proférer des menaces – non, il ne produirait rien d’adultérin avec l’idée vivante qui servait de marionnettiste à son cousin comateux. Cette pensée passagère achèverait son passage. D’ici peu. Ah, bon sang : il fallait tout lui dire.
— Lâchez ma main.
— D’accord !
Et il s’exécutait derechef. Ada frissonna. L’autre voix éthérée, celle de Line, s’éleva :
— Il me dit que le chemin sera évident et qu’il nous attend.
Elle hocha la tête. Le sylphe poursuivit :
— Sinon, je sais qu’on ne s’aime pas, vous et moi, mais je crois qu’on ferait mieux de ne pas se disputer devant lui.
— Bien sûr.
— Ça va le faire, promit Jean. Je vous aime. Vous allez y arriver.
Mariée, elle était mariée.
Le chemin fut évident : il la conduisit à une trappe ouverte qui jetait une tache aveuglante sur le sol ; son échelle empruntée, elle plissa les yeux le temps de les habituer à la clarté trop vive. Seul contraste, le dos d’un fauteuil gris, sous lequel apparaissait une jambe d’un pantalon d’homme.
— Bonjour ?
— Tiens, mais qui voilà ?
Le siège pivota sur son axe. L’homme assis dessus, un pied à terre et l’autre suspendu en l’air par la vertu de son genou sur l’accoudoir, poursuivit :
— Ne serait-ce pas la petite dame qui m’a promis des conséquences ?
Ada s’extirpa de la trappe. Elle trouvait chez cet homme un air de famille ; il la rendait plus perplexe que les lunettes étranges qui lui mangeaient le haut du visage. Estimant sa perception des teintes altérée dans cet environnement blanc, elle observa l’aspect de sa propre main à la lumière.
— Alors, explique-moi, ma belle. Des conséquences pour qui ?
Non, cette blancheur des murs n’atténuait pas la pâleur de son épiderme. L’inconnu face à elle appartenait bien à la diaspora Brune et probablement à sa famille adoptive. Mais qui ? Qui manquait depuis des années, son prénom murmuré aux rassemblements de famille sur un ton grave ?
— Oncle Hervé ?
Il sursauta ; le fauteuil bascula ; Hervé lâcha un juron ; Jean extirpa le corps de Nathanaël de la trappe ; Ada remit ses pensées en ordre.
Face à elle, ce n’était pas son oncle.
— Salamandre, c’était bien ça ?
— Par quelle espèce de coïncidence…?
Il ferma les paupières, les sourcils froncés. Rouvrant un œil, il annonça :
— La fille adoptive d’Acha Enguerrand. Hervé n’est donc pas ton oncle, plutôt le cousin au second degré de ta mère.
— Est-ce que vous le gardez prisonnier ?
— Un bien vilain mot.
Vieille terreur de la famille : l’idée que vivre en terre étrangère tout en ayant si peu l’air du pays ne pourrait jamais que leur attirer des problèmes. Chaque génération la recevait en héritage. Aussi :
— Libérez-le.
L’homme traversa l’espace qui les séparait et approcha une main de sa gorge ; elle l’évita d’un pas de côté. Contrairement à elle, il n’était pas ganté, et le contact d’une peau lui valait de mêler son esprit à un autre. L’air dépassé, Salamandre sonna la trêve :
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
— Libérez mon oncle.
— Tu n’avais pas un sujet de conversation plus pressant ?
Sa tête pivota vers Jean assis par terre, dont le langage corporel indiquait la volonté d’éviter son regard.
— Qui… Jean ? Qu’est-ce que tu fais là-dedans ?
— Du transport. Ne faites pas attention à moi.
Salamandre pinça ses lèvres.
— J’ai l’intuition que nous avons chacun essayé d’impressionner l’autre partie de cette négociation et que nous avons brillamment échoué. Ha ! Reprenons du début.
Il frappa dans ses mains ; davantage de sièges jaillirent du sol, gris et sans caractéristiques mais pas sans molleton. Ada tenta un résumé de leurs aventures. Jean et Line ajoutèrent quelques détails. Salamandre ne les interrompit pas. Ayant bouclé à l’instant présent, elle se tut. Cet être bizarre, cet esprit du monde qu’elle était venue chercher, reprit la parole par la bouche de son oncle :
— Mes petits, il semblerait que vous vous soyez mis dans une de ces situations qui nécessitent l’intervention d’un adulte. Laissez-moi répondre à deux de vos questions en suspens. L’état de votre Nathanaël est attendu de la part d’un noble de pleine hérédité à l’extinction de l’anticatoptrisme – le fameux appareil cassé. L’activité de son esprit est localisée dans cette éponge molle à l’arrière de sa tête.
Jean tâta le crâne de Nathanaël.
— Je ne le sens pas.
— Ni toi ni moi ne pouvons accéder à un organe Illusoire, les anciens humains s’en sont assuré. Autre sujet, celui que vous appelez Grand Maître n’a pas disparu : il ne le peut pas. Il a dû s’intégrer à l’anticatoptrisme pour modérer les dégâts de l’intérieur. Problème, un tel appareil, privé de son alimentation en électricité, c’est un tas de métal froid. Sa pensée s’est donc alentie en un instant et il n’a pas dû comprendre ce qui lui arrive.
Jean commenta :
— Je connais.
— Vous n’avez pas besoin que je le remplace : vous avez besoin que je le sorte de là.
Ada prit une inspiration.
— Pour le remettre à son poste ? Regardez ses exploits des dernières décennies : il a kidnappé des générations d’enfants, il a… je crois qu’il a parrainé un plan destiné à droguer l’ensemble des nobles de la Tour pour éviter de justifier devant eux, il… qui a ordonné l’exécution d’Angeline ? Lui ?
Jean confirma. Ada enchaîna :
— Lui rendre le pouvoir, ce serait laisser le champ libre à sa corruption, comme avant.
— Non, pas comme avant. On appelle pas ça la fin du monde par simple amour de la formule, ma belle.
Salamandre, les coudes sur les genoux et les joues dans les mains, dissimulait mal son sourire.
— J’entends vos griefs. Et, croyez à ma neutralité quand je vous dis ça : ce sont des détails. Quand nous avons été envoyés en Sudropée, il a trouvé plus simple de s’intéresser au grand tableau, au gros-œuvre. Sans moi pour tout le peaufinage, il a été forcé d’improviser. Toujours est-il que je ne le remplacerai pas parce que, d’une part, je ne le peux pas et, d’autre part, je ne le veux pas, ma belle. La seule raison pour laquelle je viendrais, c’est pour voir l’expression sur sa sale tête.
— Donc vous viendrez. Et pour ce qui est de mon oncle…
Il lui tendit la main ; elle la regarda sans comprendre.
— C’est un problème qui se résout tout seul, pitchoune. Je vais avoir besoin de transport, comme dit Jean. Hervé, ou pas.
Ada comprit.
— Devenez un sylphe, non ?
— Ma belle, quand bien même j’en aurais envie, je suis pas aussi mignon que tes camarades. Si je m’emparais de l’air ambiant, il t’en resterait plus assez pour respirer.
Ada plaça sa paume gantée dans celle de son oncle retrouvé. Elle ne sentit rien se produire. Ce fut lui qui bougea le premier, levé d’un bond de son siège, le visage cendreux :
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ?
— Ton opinion intéresse personne, Hervé.
La réplique était sortie de sa bouche ; elle l’avait entendue et sentie partir sans son accord. Ça n’était ni la liaison approximative avec Line, qui craquait aux coutures, ni cette annihilation du soi sous le Grand Maître. Elle subissait, point. Elle crispa sa mâchoire. Une pensée traversa son esprit : « Tu permets, ma belle ? J’en ai encore besoin. »
— Tu voulais partir, non ?
Deux clappements de ses mains ; une porte s’ouvrit dans la salle blanche. L’ancien hôte de Salamandre la contempla, revint sur Ada, l’indécision nouée dans tous les gestes.
— File.
L’air grave, Hervé déclara :
— Je ne t’abandonne pas : je reviendrai.
— Inutile d’être si dramatique ; rien ne se produit ici qui n’ait résulté d’un choix libre et éclairé.
Un dernier coup d’œil en arrière, puis le cousin de sa mère disparut, absorbé par le monde au-delà de son regard. Salamandre tança :
— À nous deux.
Sa vue se brouilla ; elle se revit au foyer pour orphelin, détendant le linge dans le cadre de ses tâches ménagères ; une dispute avec une fille de son dortoir à propos d’une poupée de chiffon déchirée ; assise sur le trottoir pour assister à l’école de rue, elle donnait la mauvaise réponse à l’adolescente qui tenait la classe ; le bruit courait dans le couloir qu’une dame étrangère cherchait à adopter une fille rousse de dix ans, et tout le monde regardait Ada ; qu’est-ce qui se passait ?
— C’est pas ta vie qui défile devant tes yeux, c’est moi qui essaie de me faire une idée de toi. Tu vas pas en mourir. Tiens-toi sage.
L’année lumineuse où Acha avait réduit son temps de travail et où elles avaient formé cette petite famille soudée à trois ; première rentrée de Mél, ses rires du matin et son visage fermé du soir ; attendre à la table de la cuisine la fin d’une garde interminable parce que sa petite sœur refusait de s’endormir sans avoir revu leur mère ; sa terreur face au manque d’argent dans la trésorerie, qui fondait malgré tous ses efforts pour tenir leur ménage au meilleur coût ; premier jour d’usine, la dureté du travail mais sa fierté de contribuer au foyer…
— Non.
Ada fut surprise de pouvoir encore parler. Il lui sembla se répondre à elle-même :
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai honte. Est-ce que vous cherchiez du matériau à chantage ? Bravo, c’en est.
— Quelle drôle d’idée, ma belle. Soit, tu veux jeter un voile pudique sur autre chose ?
Son départ de chez Acha ; et cette rivalité amoureuse stupide autour de Nicéphore ; et leur enquête sur son assassinat ; et tout ce que Philémon…
— Eh bien. Tant de hontes que ça ? Rien de beau toutes ces années ?
Sven. Leur année de cour timide puis, inespérée, la demande en mariage.
— … ah, tu t’es distraite du malheur en épousant le plus grand type que tu as pu dégoter. Classique ! Des enfants ?
Olivia. Ses jambes ballant entre les poteaux de la rambarde de l’escalier, son infinie mélancolie de tous les enfants abandonnés ; l’évidence de son adoption.
— … Et cette fille, elle attend chez toi en ce moment ? J’espère que la table de la cuisine n’est pas trop inconfortable.
Ses poings se serrèrent d’eux-mêmes. Salamandre répondit à sa question muette :
— C’est pas que je te juge, ma belle ; c’est que tu me demandes un service dont tu ne mesures pas l’ampleur et que j’accorde pas à la première venue. D’ailleurs…
L’apparition de Nathanaël ; les théories des Morez ; la fin de Philémon ; la fureur des Virive ; l’ingénuité de Gabriel d’Ascley ; une fée tombée dans ses cheveux depuis le plafond…
Salamandre marqua une pause, sa pensée concentrée sur le souvenir flou des petites formes humaines ailées. Elles étaient des jouets sophistiqués, son cadeau aux jeunes Cime. Qu’est-ce qu’il fabriquait avec ?
Enchaîna la confrontation entre Ada et le Grand Maître.
Salamandre grimaça.
— Ha. Un avec les machines, comme il l’a toujours voulu. Jamais eu le courage d’affronter sa part de déraison.
L’abandon qu’elle avait fait d’elle-même…
— C’est donc ça ! Tu avais peur que je te vole toute entière ? Ma belle, c’est ton corps et ton choix, je ne suis qu’un passager temporaire.
… et Nathanaël qui brisait la coque d’une machine délicate pour la sauver. Salamandre plaqua leur main sur leur bouche.
— Le con.
Ada supposa que l’observation directe de la gravité de la situation faisait pencher la balance en leur faveur.
— Donc vous aiderez ?
Salamandre sourit.
— Comment tu te sens, ma belle ? Altruiste ? Bonne petite dame patronnesse ?
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?
— Ce monde n’a pas été doux avec toi. Pourquoi le sauver ?
Un geste de trop – celui qu’elle s’efforçait d’éviter depuis le début de leur entrevue, l’idée à laquelle elle refusait de penser. Une crispation de sa main en direction de son ventre. Salamandre attrapa sa pensée au vol :
— Alors, ma belle ? On a un petit pain au four ? On est gravide ? On est gestante ? On va mettre bas ? Laisse-moi voir.
Elle n’eut pas le temps de se demander ce qu’il voulait dire par voir ; il enchaîna :
— Un solide petit amas de cellules, mais je te conseille de faire ton prochain avec quelqu’un d’autre. La reproduction entre cousins, c’est un art délicat.
— Qu’est-ce que vous racontez ? C’est l’enfant de mon mari.
— Et ton mari n’est pas ton cousin ?
— Quelle idée saugrenue ! s’étrangla-t-elle en écartant Jean de son esprit.
— Je te crois, ma belle : maintenant que je le regarde mieux, il y a la marque de mon collègue sur cet enfant. Sur toi aussi, d’ailleurs. Qu’est-ce qui lui a pris…
La compréhension se fit chez eux deux.
— J’avais verrouillé le système selon des critères héréditaires.
— Le Grand Maître n’a trouvé que Juan Morez qui y corresponde.
— Et s’est assuré que lesdits critères héréditaires restent dans la famille. D’accord, je vois ce qui s’est passé. Cet enfant est un peu trop le tien et pas assez celui de ton mari, ma belle. Tu comprends ce que ça veut dire ?
— Il paraît que je n’étais pas assez la fille de mon géniteur pour qu’il me reconnaisse ; je suppose que ça demandait l’intervention d’un miracle.
— Appelons ça comme ça. En tout cas, c’est ta progéniture que tu veux sauver, pas le monde.
— Où vivrait ma progéniture s’il n’y avait plus de monde ?
— Oh, du calme. Tout brûler et repartir sur des bases saines ; tentant, non ? Après tout, quand est-ce que cette vie t’a jamais rendu ce qu’elle t’a pris ?
Ada pointa Jean du doigt – enfin, le corps qu’il occupait.
— Ce gars est descendu de la Tour éternelle pour régler mes problèmes à ma place. Il y a de la bonté dans ce monde.
— La bonté ? Tu crois vraiment que c’était ce qui le motivait ?
— Le résultat est le même.
— Tsk. Je m’associe pas aux naïfs. Ça va pas coller entre nous, ma belle.
Ada pinça les lèvres.
— Il paraît que vous voulez mourir.
Sous sa peau, Salamandre changea de saveur.
— Exact. Et ?
— Et personne ne veut mourir. Une fin à ses souffrances ? Un sacrifice ? D’accord ; mais mourir ? Tout court ? Gratis ? Quand vous vivez éternellement et pouvez accomplir des miracles ? Je ne vous crois pas.
Il y avait eu des mots de trop dans sa diatribe – elle sentit Salamandre remuer en elle.
— Nous n’irons pas à la Tour éternelle ensemble.
Elle grimaça.
— Parce que tu changeras d’avis quand je t’aurai donné ce que tu veux vraiment.
— C’est-à-dire ?
— Ton futur enfant libéré du Grand Maître et la paix de ton mariage. Aucune petite-bourgeoise ne désire davantage.
C’était une mise à l’épreuve. Ada, les dents serrées, l’accepta ; Salamandre sourit.
— Allons-y ! Jean, Line, suivez.
— Oh, Line n’est pas là.
— Comment ça ?
— Il est parti avec Hervé, vous n’aviez pas remarqué ?
Imprécations aux lèvres, Salamandre traîna sa patte folle vers la sortie.