Antécédemment : Salamandre est en route ; pas tout à fait pour la Tour, mais Ada qui l’héberge en elle espère le faire changer d’avis en chemin. Line est allé se perdre on ne sait où. Nathanaël, de son côté, est en communication avec une Certaine Entité qui a promis de résoudre son problème de mutisme contre un résumé des chapitres précédents…
Nathanaël de Luz acheva son récit des événements.
Elle resta sans voix une paire de minutes.
— Eh bien. Ce qui se produit quand on vous laisse sans supervision. Nathanaël de Luz, je dois exiger votre service.
Il se mit à Sa Disposition.
— Une entremise est requise pour réparer ce qui doit l’être : c’est vous que j’ai sous la main, c’est sur vous que cela tombe. Mais, justement, j’ai besoin que vous cessiez de végéter ici et que vous repreniez le cours de votre vie.
Ainsi serait fait selon Sa Volonté.
*
Line le sylphe suivait Hervé l’humain à petite distance, guettant le moment opportun pour lui signaler sa présence. L’homme marmonnait, la grammaire plus proche du train de pensée que de la conversation. Après des années passées à partager son corps avec un cénète antique, il devrait sans doute se réhabituer à la solitude.
Comme le flot de paroles ne s’interrompait pas, le sylphe prit sur lui de se montrer impoli :
— Hervé.
Ce dernier eut un sursaut si violent qu’il manqua de trébucher en pleine pente. La main agrippée à un arbuste coopératif, il rétablit son équilibre. Line regarda les pierres rouler, nostalgique.
— Vous ? Que me voulez-vous ?
— Est-ce que vous avez besoin de quelque chose ?
— Pourquoi…
Un silence ; puis Hervé se frappa le front sur la branche qu’il tenait.
— Vous m’avez juré fidélité et vous n’êtes pas libre de vos actes.
— Je ne vois pas ce qui vous fait dire ça.
L’homme s’assit sur un rocher, rangea son corps à l’ombre ; Line reconnut l’attitude d’un humain qui réfléchissait très fort à comment se faire comprendre de lui.
— Vous avez eu des mots avec votre autre moitié. Pour quelle raison ?
— Parce qu’il est dévoué à Nathanaël et que c’est abominable.
— Alors que pensez-vous de la situation actuelle ? Du serment que vous avez fait d’être mon ami ?
— Ça n’a rien à voir, vous et moi c’est normal.
— Je vois, la pensée logique est morte. Bon, tentons ça : Line, je n’ai plus besoin de votre service. Je vous remercie et je vous libère.
Une boucle interne se récrivit. L’humain était resté le même : son interprétation de sa vue, elle, avait changé du tout au tout. Les boucles externes de Line, convaincues de devoir le protéger d’un danger, levèrent une brise aussi puissante que l’absence de cloisons le leur permettait : il n’y eut qu’un soulèvement de poussière. Le bras en travers du visage, Hervé demanda :
— Je vous en prie, ne me faites pas de mal ? Je n’ai jamais voulu cette situation.
Le sylphe reprit le contrôle de lui-même.
— Oui. Vous y avez mis fin dès que possible. Merci. C’est si simple ? Il suffit de le dire à voix haute ? Je suis pourtant certain que Nathanaël a déjà–
— De manière directe ? En l’affirmant, pas en le proposant ? Sans aucune de ces circonlocutions languissantes par lesquelles la noblesse remplit le vide de ses journées ?
Line reconnut que non. Hervé haussa les épaules.
— De ce que j’ai compris, vous êtes conçus pour obéir, en conséquence vous attendez des ordres simples et clairs.
— Je n’ai pas été conçu.
— Si vous le dites.
La tête entre les mains, l’ancien hôte de Salamandre lança :
— Dites, ne le prenez pas comme un ordre, mais… pourriez-vous surveiller Ada ? Elle ne comprend pas ce pour quoi elle a signé.
Line, contraint par la formule [nə lə pʁəne pa kɔm œ̃ ɔʁdʁ], n’y répondit ni oui ni non. Cette faiblesse de son autonomie le fit frémir. Il s’en retourna en haut de la colline ; Jean, Salamandre, Ada et plus ou moins Nathanaël l’y attendaient, quatre personnes pour le prix de deux. Le cénète ôta les lunettes à verres miroir du visage d’Ada :
— Tu étais où, encore ? Pas fâchée d’enlever ces affronts à la mode. Fais-y-toi, ma belle, elles vont resservir. Bon, retour au train ? Certainement pas, ma belle ! À l’heure qu’il est, si elle connaît encore son devoir, la Garde Touraine a verrouillé la Tour : nous serions coincés dedans et incapables de passer par chez toi : nous allons plutôt attraper une voiture pour la Ville au relais local. À pied ? Oui, oui, ta cheville, je sais, ne bouge pas.
Le sylphe ne fut pas certain d’avoir restitué toutes les phrases au bon locuteur. Salamandre et Ada, c’était… double dose d’horreur ; celle des coulisses du monde mêlée à celle des petites gens qui se croyaient tout permis. Line se demanda combien de temps il parviendrait à les supporter.
*
Sa Volonté allait devoir composer avec la réalité.
Nathanaël de Luz, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à revenir à lui. Sans doute parce que chaque tentative l’éloignait de la béatitude inhérente à Son Resplendissement. Fut un temps, le clergé en tant que concept avait poussé le jeune sieur vers l’athéisme : si les divinités du Ciel étaient si aimantes que cela, pourquoi plaçaient-elles des importuns entre leurs croyants et elles ? Aujourd’hui, il se demandait si ces intermédiaires n’existaient pas pour éviter ce genre de situations embarrassantes.
— Voulez-vous que je vous pousse ?
Plutôt pas. D’une claque de sa main imaginaire sur son front imaginaire, il tenta de redémarrer la partie de sa cervelle qui l’avait sorti de prison.
*
Lancé sur la lande au pas de course, surpris de traîner derrière la boiteuse maigrichonne, Jean le sylphe éprouvait une sensation désagréable au niveau de la pièce rapportée qu’était la tête de Nathanaël. Malgré sa répugnance, il en parla à cette combinaison atroce de Salamandre et d’Ada. Elle le gronda :
— Vous saignez de partout, idiot ! Laissez-moi nettoyer ça.
Tandis que la jeune femme imbibait son mouchoir d’eau, le cénète se chargea de refermer les quelques veines du visage de Nat ayant cédé à la pression.
— Bizarre. Pour réagir ainsi hors influence de l’anticatoptrisme, il faut que votre bonhomme se force à faire quelque chose de particulièrement difficile. Comme quoi ? Combattre tous les autres nobles à la fois en esprit ? Ça lui ressemblerait, ou… ?
On se passa de commentaire. C’était la première fois qu’Ada se retournait depuis leur départ : Jean, suivant son regard rond, nota au loin un élément du paysage à mi-chemin entre le tas de rocher et le bâtiment. Une ruine, donc.
— Je vous présente ce qui reste des fiers murs du Castelo Luzitania, annonça Salamandre. Le centre de commandes annexe le plus éloigné de la Ville possible – j’ai vérifié, il bat le second à cinq mètres près. On y est dérangé que par les bourgeois marginaux qui se piquent d’archéologie. Bref, le tourisme c’est bien joli mes pioupious mais je vais vous demander de vous mettre en route, c’est le bourg qui nous intéresse.
La lande donna naissance à une route, la route courut à travers champs, les champs se piquèrent de maisons jusqu’à disparaître.
Pièce rapportée toute aussi étrange : le nez de Nathanaël, cette caverne creuse qui renfermait les organes de son olfaction. Jaillie de la fenêtre d’un grand bâtiment, une odeur complexe fut portée par l’air, s’insinua en Jean, et lui poignarda le ventre à répétition jusqu’à ce qu’il doive se plier en deux pour le calmer.
Salamandre soupira :
— Bon, pause repas, je suppose.
L’enseigne du bâtiment disait « Pousada » ; le sylphe la lut à la mitoyenne sans réfléchir, échoua à trouver la définition du mot dans sa mémoire et en conclut qu’il devait s’agir d’une de ces nombreuses langues différentes du mitoyen que ses geôliers ne s’étaient jamais donné la peine de lui enseigner.
Salamandre, l’air de savoir de quoi il retournait, installa toute l’équipée à table.
— Comme touristes, nous sommes vernis : sur le plan culinaire, cette région compte parmi les meilleures de ce pays maudit ! Les luzitanais servent la viande la mieux épicée parmi les peuples autochtones – une précision utile pour exclure le comptoir ménaéen de la compétition. L’un étant une conséquence de l’autre : c’est pour concurrencer les ménaéens que les luzitanais ont pris la mer jusqu’à trouver eux-mêmes les pays producteurs de poivre. Z’ont même failli fonder un comptoir commercial là-bas. Bon, on a dû les en empêcher, mais… c’est drôle, comme ces choses-là arrivent.
À peine un regard au menu puis il commanda pour tout le monde :
— Um frango piri piri para ele. Sim, o frango inteiro. Vou tomar a caldo verde.
En attendant son plat, pour oublier la douleur, Jean laissa les yeux de Nathanaël errer dans la pièce. Jusqu’à fixer un tableau suspendu au-dessus de la cheminée. Il entendit à peine Ada tenter une conversation badine avec l’être qui déclarait vouloir détruire le monde :
— Alors vous les aimez bien, les lusitanais ? Non. Vous avez pourtant de gentils compliments à leur adresser. J’en ai fait le tour.
Le tableau était un portrait en pied d’un homme vêtu d’un complet noir, tranché par une chemise éclatante dont le col lui remontait jusque sous la mâchoire. Aucun trait de son visage n’attirait l’œil plus qu’un autre. Sa chevelure arborait ce genre de blond foncé qui ne se distingue du châtain clair que par l’or que le Soleil accroche dans ses reflets ; son regard inspirait de ressortir le dictionnaire du placard pour le qualifier d’atramentaire ; sa mine n’affichait que sérieux. À moins que cette ébauche de pli à la commissure des lèvres ne révèle un rire contenu. Sur la toile, la coiffure était mieux entretenue, le teint moins gris, le cou plus large que le réel. Restait à savoir s’il fallait blâmer le temps ou le peintre.
Salamandre et Ada poursuivirent leur discussion stérile ; les plats arrivèrent. L’homme qui les servit saisit l’épaule de Jean et s’étonna :
— Monsenhor ?
*
Avec désespoir, sa mémoire fouillée, Nathanaël de Luz se rendit compte que ni son esprit pratique ni sa pensée logique ne l’avaient sorti de prison : la violence l’avait fait. Or, en ce lieu béni, sous cette clarté d’argent, toute violence mourait. Fichtre.
Soudain, un homme fit irruption dans son espace. Il était large, chauve et porteur d’une épaisse barbe frisée. Ses mots sonnaient différemment de la seule langue mitoyenne que parlait Nathanaël mais, d’une façon ou d’une autre, la traduction lui parvint.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
(Cela avait pris moins de temps à dérouler dans l’autre dialecte.)
— Qui êtes-vous ? s’informa-t-il au lieu de répondre.
— Monseigneur ? balbutia l’autre. Monseigneur Nathanaël de Luz ?
— Ah, je ne pense pas, non : c’est moi qui porte ce nom-là.
L’homme tomba à genoux. Il débita un discours bégayant sur l’honneur que lui octroyait la simple présence de Nathanaël dans la même pièce que lui, ce qui le ramena à la délicate question de leur localisation géographique :
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit, Monseigneur ?
L’occasion d’y songer.
— L’hypothèse en vogue est que nous nous trouvons actuellement dans un lieu non-réel ; en somme, un mirage ; mais un qui subsisterait à l’intérieur de ma propre tête plutôt que d’être projeté sur le monde.
— Ah ! Très bien.
La simple acceptation l’inconnu le plongea dans le désarroi.
— Ne vous en faut-il pas plus ?
— Je vous crois sur parole, Monseigneur. Qui serais-je pour mettre en doute le protecteur de la Sudropée contre les infâmes poisons du vil Seigneur d’Ascley ?
Nathanaël pencha la tête sur le côté, comme il aurait examiné un animal au comportement erratique.
— Pardon ? D’où tenez-vous une telle chose ?
— Les nouvelles arrivent jusqu’en région, Monseigneur !
— Et que racontent-elles ?
— Que le perfide vous a piégé à l’occasion du solstice d’hiver : il a fait croire que vous aviez tenté de l’assassiner. Le traître Seigneur de Sarh vous a alors jeté dans les geôles de la Tour éternelle mais vous vous en êtes héroïquement évadé. On dit aussi… c’est idiot, excusez-moi… que vous avez capturé le vent pour en faire votre serviteur.
Nat ne put réprimer un sourire.
— On dit tout cela ?
— La rumeur veut aussi que vous ayez été banni de la Tour du fait des manigances maléfiques de l’affreux Ascley, et que vous soyez aussitôt descendu en Ville pour y devenir le protecteur des veuves et des orphelins contre les exactions criminelles d’un sorcier fou.
Le nombre de veuves et d’orphelins aidés dans l’affaire… n’appelait pas le pluriel. Lassé de se voir jeter des fleurs, il passa à autre chose :
— Et à part cela, que me vaut l’honneur de votre visite, mon brave ?
— Je n’en sais rien, Monseigneur ; je vous servais dans mon auberge quand je vous ai reconnu, j’ai voulu vous serrer la main et je me suis retrouvé ici.
— Bon. On va vous renvoyer chez vous, alors.
Saisissant l’homme par le col, il le poussa sous la surface de l’eau.
L’écho d’un cri terrifié résonna alentour.
— Vous ne l’avez pas libéré ; vous l’avez jeté dans–
— J’ai compris mon erreur, merci.
Il replongea son bras, fouilla, ressortit l’aubergiste blême.
— Fausse manipulation, pardonnez-moi.
Pourquoi ne pouvait-il pas simplement y avoir une porte ? Pour aucune raison, donc la porte fut. Sa paume sur la poignée réveilla la brûlure sous sa peau ; il l’endura, ouvrit, jeta l’homme dehors et se frotta les mains.
— Terrible, tout de même. Comme l’on peut se fourvoyer à ce point sur une personne.
Que penser des gens qui idolâtraient les nobles, vu le contenu du Musée de la Guerre ? Rien de sa diatribe n’était ni faux, ni vrai, c’était là le plus terrible. Sa raison avait paru s’éteindre à peine le titre de « monseigneur » prononcé.
Il tourna la tête vers le Ciel.
— Excusez-moi ?
— Oui ?
— Je me rends compte que je ne vous ai jamais demandé votre nom.
— Je n’ai pas moi-même l’usage d’une convention appellative.
L’alarme le gagna.
— N’êtes-vous pas Sélène ?
— Je suis qui vous voulez. Si j’en crois la racine thalasside modifiée, ce doit être une des façons dont on m’évoque.
— « Doit être » ?
— Si vous souhaitez m’appeler Sélène, je la suis.
Nathanaël ne s’était plus senti aussi inquiet de sa vie depuis la dernière fois qu’il avait tenté de se faire comprendre d’une entité manifestement inhumaine. De fait, la familiarité de la situation lui éclata à la figure : il s’exclama :
— Vous me parlez avec la voix d’un ami et vous n’êtes pas fichue de me dire si vous êtes la déesse lunaire ? Ma parole, j’hallucine au premier degré ! Je vous ai inventée pour me tenir compagnie !
La sensation d’un rire craquela dans l’espace.
— Pauvre esprit rationnel. Soit, expliquons-nous ; ensuite, nous chercherons une solution à votre tracas.
*
Ada Rousseau-Stiegsen était très calme. Salamandre s’était permis de la réguler dans ce sens.
— On ne vous a rien demandé, grommela-t-elle. J’y arrive bien toute seule.
— Dans quel monde ? Celui où tes émotions sont des armes à ranger dans des boîtes imaginaires pour les jeter à la tête des gens plus tard ?
— Eh, oh, hein, ça va.
Ce fut donc avec la plus grande quiétude qu’elle géra l’évanouissement subit du patron de la pousada, puis son retour parmi les vivants, puis leur départ précipité avant d’attirer davantage l’attention sur leur petite expédition bizarre. Depuis, ils attendaient au relais le passage de la voiture pour la Ville. Jean mangeait son poulet avec ses doigts, comme un enfant, ce qui participait à camoufler à la ronde l’identité de l’homme dont il transportait le corps.
— Si vous me prévenez pas qu’on voyage avec la coqueluche des luzitanais réactionnaires, comment vous voulez que je le prévoie ?
Le dernier sylphe encore libre comme l’air, Line, geignit que personne ne l’avait tenu informé des finesses de la politique régionale. Bientôt, les membres de l’expédition virent arriver une voiture aux chevaux solides qui promettaient un voyage serein. Poussant les quatre passagers installés avant eux, Salamandre-et-Ada et Jean-en-Nathanaël prirent siège l’un en face de l’autre du côté de la porte.
Ce fut le moment que choisit le pied d’Ada pour mal se poser au pancher et détruire l’altération faite aux ligaments de sa cheville. Pas qu’elle soit très gueularde, mais une petite larme lui roula sur la joue. Salamandre soupira :
— Ouais, ça ne pouvait pas tenir. Demi-portion, va faire un tour, laisse-moi le bonhomme.
Il attrapa sa main, gant contre gant ; Jean hocha la tête et s’en fut par la fenêtre. Avant que Nathanaël ne s’effondre, Ada sentit Salamandre la quitter pour lui. Elle frissonna. En face d’elle, un visage qu’elle commençait à bien connaître : celui de son ami qui s’était révélé son cousin. Jean lui insufflait sa naïveté pour un résultat troublant. Salamandre… c’était encore autre chose. Une sensation de chandelle brûlée par les deux bouts. Une fatigue cyclopéenne. Il se tapota le genou.
— Pose ton mollet là. Todos desviam os olhos, a senhora está ferida e eu tenho que curá-la. Tu me retires ta chaussure et ton bas, s’il-te-plaît.
Les autres passagers de la voiture ayant détourné les yeux, elle s’exécuta.
— On va bander.
Ada fronça les sourcils. Salamandre ferma les paupières de Nathanaël un instant, les rouvrit, et sortit de son sac de voyage diverses bande de tissu au reflet orangé. Il tira sur la première en lui arrachant un bruit d’adhésif contrarié.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— T’occupe.
— D’où est-ce que vous le sortez ?
— Ce sont des fibres et de la colle. Tes cheveux sont un peu plus courts ; les sabots des chevaux un peu moins denses.
Elle fronça le nez, dégoûtée. Il répliqua :
— Je t’avais prévenue de ne pas t’en occuper.
Il colla les morceaux sur son mollet et son pied ; elle sentit ses follicules pileux souffrir sous la traction du tissu adhésif mais, surtout, elle se sentit maintenue.
— Comme des ligaments de remplacement, analysa-t-elle à mi-voix. Mais artificiels et externes.
— T’en sais pas assez pour vendre l’idée à l’Ordre des Médecins, oublie.
Une voisine de banquette, l’œil traînard, s’informa :
— Desculpe, qu’est-ce que c’est ? Je n’ai jamais vu ça, c’est… como você… étrange, ce que vous faites.
— Oui, c’est un anatechnisme. E se não quiser encrenca, vai esquecer o que viu, entendeu ?
La femme se tut. Ada se retint d’en coller une derrière la tête à Nathanaël pour sa goujaterie puisque cette occurrence-ci n’était pas de son fait. (Par ailleurs, faute de comprendre le luzitanais, elle ne faisait que la supputer.) Elle craignit que son bas défasse l’ouvrage en s’y collant ; elle le rangea dans son sac de voyage et renfila son pied dans son soulier. Salamandre déclara le moment venu de retourner à leur configuration précédente. Il appela Jean par la fenêtre ; rien ne vint lui répondre. Sans gêne, il attrapa ses lunettes dans les poches d’Ada. Quoi qu’il distingue au travers de leurs verres miroir, la vision lui tira les coins de la bouche vers le bas. Il se cala deux doigts entre les lèvres et émit un son de baudruche dégonflée.
— Ce gourgandin n’a jamais appris à siffler ?! Je peux pas travailler dans ces conditions, arrêtez de servir à rien, Sélène !
La voisine de banquette précédemment intervenue fixa Ada sans ciller, sa bouche d’une horizontalité parfaite. Le genre d’expression qui signifiait : « Êtes-vous en danger ? Clignez des yeux si vous êtes en danger. » Ada lui répliqua un sourire rassurant. On n’avait pas besoin d’une nouvelle situation où le comportement bizarre de Luz poussait une inconnue à se mêler de leurs affaires. La jeune Paloma avait déjà été beaucoup à gérer.
Rageur, Salamandre s’enfonça dans la banquette. Son hôtesse précédente lui tendit la perche :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Cet affreux petit bonhomme est perclus de démangeaisons.
— Pire que moi ?
Si, le temps passant, Ada s’y accoutumait au point de ne plus se gratter, cette irritation des nerfs restait présente ; Salamandre roula des yeux.
— Navré de te décevoir mais ce n’est rien d’aussi romantique. Quand on libère un mécanisme biologique inhibé depuis toujours, la boucle de rétrocontrôle n’est pas très efficace, vois-tu ? Votre organe Illusoire vous jette des déchets cellulaires inédits dans le sang, vos foies d’alcooliques sont débordés par l’activité nouvelle, donc vous vous coltinez un dépôt de bilirubine sous l’épiderme.
Celle qui avait raté médecine reconstitua le diagnostic à partir des éléments décrits par son interlocuteur :
— C’est une jaunisse ?
— Un début ; ça devrait se calmer avant de commencer à se voir.
Salamandre dut changer d’idée, parce que son expression se transforma.
— Vu le temps qu’on va passer en voiture, tu ne voudrais pas expérimenter ? De ce que j’en sais tu es limitée aux connexions locales mais je pense que tu pourrais te brancher sur ton cousin pour accéder au réseau. Et je réalise à l’instant que les mots que je viens d’utiliser n’ont pas de sens pour toi.
— Si, si, ça va, je comprends !
Elle retira son gant ; il ôta celui de Nathanaël. Leurs deux paumes se frôlèrent.