Antécédemment : La prison est ouverte ! Angeline le sylphe en a sorti Nathanaël de Luz de force, l'occasion pour Nat de se rendre compte qu'Angeline est un individu dangereux. Les voilà dans l'élévateur qui leur permettra de partir...
*
L’élévateur fonctionnait sur un principe simple, si simple en vérité qu’il en devenait complexe d’expliquer d’où la machine tirait la puissance de se mouvoir à un esprit persuadé de l’impossibilité du phénomène. Les maisons Luz et Arrida se chargeaient de maintenir les engins, le reste de la Tour éternelle leur laissait cette charge bien volontiers. En dehors des pannes, les cabines d’élévateur se voyaient considérées comme des lieux sûrs, de petites bulles hors du temps et de l’espace de la Tour et de ses exigences mondaines.
Une fois les portes de la cabine fermées, Nathanaël de Luz reprit son souffle. Un courant d’air changeant de direction dans son cou l’informa que le sylphe visitait l’élévateur. Angeline commenta :
— Ce n’est pas bien large.
Cette touchante conclusion répondit à une interrogation à laquelle Nat s’était un jour confrontée au milieu d’un roman, alors que le fringant Michel de X. rangeait au fourreau son fleuret oint à l’extrait de viscères en critiquant le style du balconnet : oui, il existait parmi ses connaissances une personne capable de disserter sur l’architecture d’intérieur après avoir abattu quatre hommes.
— Nous ne resterons pas longtemps.
— Où allons-nous ?
— Dans les quartiers de la maison Luz.
— Territoire ami ?
— Je veux ! J’en suis le maître.
— Quel genre de maître finit en prison ?
Nat se força à reprendre sa respiration avant de répondre. Il bafouilla au premier essai. Le second se révéla plus compréhensible :
— Est-ce bien un meurtrier qui me pose cette question ?
— Tout dépend du point de vue.
Bouche béer bloquait la bonne prononciation des syllabes.
— ‘mande pardon ?
— Le meurtre ne peut être le fait que d’un individu.
— Et ?
— Je vais t’aider : « [mœʁtʁ], (nom masculin), acte volontaire par lequel une personne donne la mort à autrui. »
Deux battements de cils.
— Quoi ?
— Primo, si je ne suis pas un être pensant, je n’ai pas de volonté ; secundo, quand bien même je penserais, reste à savoir si je suis une personne ; tertio, rien n’indique qu’ils ont trépassé ; quarto, je ne les considère de toute façon pas comme autrui.
— Non content de cracher sur l’éthique et d’irriter le bon sens, tu te moques de moi.
— Et pendant ce temps, nous n’avançons pas.
— Attends deux secondes que j’enclenche le grand levier…
L’élévateur s’ébranla sans qu’il y eût touché. Nat blêmit.
— Si personne ne l’appelle avant.
— De la compagnie à prévoir ?
— Oui, et avant que tu ne commettes la faute de goût de poser la question, ce n’est pas une bonne chose pour nous.
— Au moins, ici, ce n’est pas bien large.
— Quel rapport ?
— Ce n’est pas une mauvaise chose pour nous.
Nathanaël n’eut pas le temps de protester : la cabine s’arrêta, la cloche d’annonce des étages retentit et les portes s’écartèrent. L’homme qui entra enclencha le grand levier sans prêter attention à ses alentours. Il ne se tourna pour adresser la parole à Nat qu’une fois l’élévateur en marche.
— Allez-vous au bal, monsieur…
Il s’interrompit, interloqué. Le fugitif, qui ignorait ce à quoi il ressemblait au sortir de la prison mais s’en doutait un brin, en conçut de la gêne. Puis il s’aperçut que, s’il ne réagissait pas, Angeline risquait de prendre les devants, avec toutes les conséquences que…
Il n’intervint pas à temps. L’intrus percuta le mur et s’écroula au sol telle une poupée de chiffon. Nat se pencha pour chercher son souffle. L’assommé respirait ; ses yeux vides et son air absent sentaient le coup appuyé sur la nuque, toujours prompt à étourdir son Illusionniste. Le fugitif osa le fouiller et dénicha une invitation au bal du solstice, qui se déroulait au cent-quatrième étage, au niveau des derniers jardins.
Hum.
Le bal du solstice n’avait-il pas déjà eu lieu ?
Ne s’était-il écoulé que quelques heures ?
Le code vestimentaire de la fête réclamait l’usage de masques. L’invité comptait apparemment y pourvoir grâce au loup à paillettes qu’il transportait dans sa poche de poitrine. Nathanaël secoua la tête. Désormais, cette chemise serait à paillettes. Pour toujours.
Il pesa le pour et le contre de se rendre à une fête en plein territoire ennemi. Y être et s’y montrer désagréable tout du long constituait une bonne provocation. La bouder avait aussi du sens en tant que maître de maison, car il pourrait ensuite se prétendre fâché contre tous ceux qui s’y seraient rendus malgré son boycott et ainsi décourager la présence des maisons qui souhaitaient rester dans ses bonnes grâces.
— Merci qui ?
— Tais-toi, je réfléchis.
Angeline l’envoya rencontrer le mur ; Nathanaël amortit mal le choc. Le nez dans le coude de sa chemise, il y nota pour la première fois des mouchetures brunes et olivâtres sans rapport avec la teinte écrue du lin. Retroussant ses manches, il observa ses bras. Avait-il la berlue, ou étaient-ils bien maigres ?
Et sales ?
Mortesélène, sa maison pour un bain chaud et une blanchisseuse efficace.
L’élévateur signala leur arrivée au quatre-vingt-quatrième étage : générateur auxiliaire, quartiers de la maison Luz.
Le couloir jusqu’à son bureau se révéla désert. Éclairé par la lumière fade des lampes, il en devenait presque inquiétant. Pas que d’ordinaire l’étage fourmillât de monde, d’autant qu’il devait être au moins vingt heures d’après le peu qu’il avait vu du ciel par la fenêtre de la salle des gardes, mais compte tenu de la situation on ne pouvait pas lui reprocher une certaine prudence, n’est-ce pas ?
Nathanaël respira mieux une fois devant sa porte. Dans le doute, il actionna la clenche : comme il s’en doutait, le verrou était mis.
— Et maintenant ?
— En personnes intelligentes et informées, mais pas en possession de la clé, nous recourons à l’autre entrée. J’ai un passage secret quelque part, il suffit que je remette la main dessus.
— Tu ne connais pas son emplacement ?
— Je ne l’utilise que les soirs où je suis trop enivré pour mettre la clé en face de la serrure, autant dire que je ne le trouve pas : il m’apparaît.
Une traction sur l’une des lampes rondes qui s’alignaient le long du mur entraîna un déclic ; une rainure apparut sur une zone jusque là parfaitement innocente du papier peint et du lambris. Nat y enfonça les ongles et tira. Il laissa passer Angeline, s’introduisit lui-même, puis scella le passage secret.
— Fais comme chez toi, ne casse rien. Nous devrions être tranquilles un moment.
Il aurait dû chercher le broc et la bassine qui lui servaient à se débarbouiller en cas d’urgence, mais il se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche et ferma les yeux. Il goûta le molleton du coussin, fit reposer sa tête sur le dossier, inspira, expira, cessa de penser. Un tintement le réveilla. Perdu une seconde, il scruta la pièce autour de lui. Les bibliothèques de manuels techniques, de fiches de mission et d’autres archives personnelles de Luz, les étagères couvertes d’appareils anciens, la grande table de travail ouvragée… C’était bien son bureau. Il se releva : un peu de ménage s’imposait pour reprendre possession des lieux.
Il avisa devant lui son miroir de plain-pied. La poussière s’y était déposée, flouant son reflet. Nat frotta la glace d’un revers de manche qui lui dévoila son image.
Ses cheveux blond doré emmêlés et brunis par la crasse, ses yeux noirs auréolés de cernes profonds, ses joues amaigries comme elles ne l’avaient jamais été… Il souleva sa chemise et distingua chacune de ses côtes.
En quelques heures ?
Un choc mat lui coupa le train de pensée. Angeline, près de son bureau, provoquait par sa simple présence l’envol d’une quantité alarmante de papiers et la chute de petits objets. Nathanaël soupira, le rejoignit et tenta de remettre de l’ordre dans le chaos. Quelques pendants à l’allure de gyroscopes lui firent écarquiller les yeux : il était certain de ne jamais les avoir vus de sa vie.
Il fouilla ses tiroirs et finit par dégotter un almanach, qu’il laissa tomber à terre. Il dut se tenir au bureau, l’équilibre perdu. Bon. Vu son état physique, il avait passé… au moins deux, peut-être trois semaines ? Un mois ? Pas plus. Il n’avait pas pu pourrir plus d’un mois en prison. S’il mettait la main sur le plaisantin qui avait barré du calendrier tous les jours jusqu’en juin…
Impossible. On se moquait de lui. Qu’on lui appelât un responsable ! Avant d’arriver en cellule il ne savait comment, il fêtait le solstice d’hiver. Il se tourna et ouvrit la fenêtre. Une inspiration, une expiration. « Pas six mois. Pas six mois. Pas six mois… » Il le répéta jusqu’à ce que les syllabes en perdissent leur sens. [pasimwa].
Mais le fond de l’air était bien doux, dites donc. Et les étoiles ? Il leva les yeux et prit une pincée de terreau humide sur la tête. Le genre d’incidents qui se produisaient quand on stationnait au-dessous du cinquième jardin. Il avait plusieurs fois demandé au Seigneur de Brac, propriétaire de ladite plantation, de prêter plus attention à l’arrosage de ce coin pour éviter son érosion et l’ensevelissement du bureau : rien ne changeait.
Le ciel, donc ? Il portait sans équivoque ses constellations d’été. À moins que tout ne fut encore qu’un mirage destiné à lui faire croire qu’on était en juin, alors qu’en fait il était toujours en décembre, et…
Oh.
Il tira l’invitation au bal masqué de sa poche.
Au cent-quatrième étage, on fêtait le solstice d’été. La nuit la plus courte. Nathanaël s’aperçut qu’il se fourvoyait complètement sur l’horaire : pour que l’obscurité fût telle, il fallait que la pendule affichât presque minuit. Le bal devait battre son plein.
Plus de papiers s’envolèrent au passage d’Angeline. Le seigneur de Luz les ramassa et les coinça sous un bibelot lourd. À ce propos, au bout de six mois, le conseil avait dû nommer quelqu’un d’autre pour représenter la maison, non ? Auquel cas on ne l’appelait plus que monsieur de Luz. Il grimaça. À côté du reste de ses problèmes cela semblait ridicule mais il s’était attaché au titre.
Avec un peu de recul, en gardant son calme, dans l’ensemble, rien d’irrémédiable : il n’avait pas perdu de dents.
On avait modifié le régime alimentaire de la prison pour cette unique raison : les prisonniers sans denture dégoûtaient les sieurs et demoiselles de la Tour éternelle. Pour reluquer un homme privé de liberté lutter dans les méandres d’un mirage destiné à le torturer, il y avait du monde, pour affronter la réalité de la chose, plus personne.
Nathanaël de Luz n’avait jamais affectionné la pratique. Ces soirées formaient de bonnes occasions de sortir, point. Puis il ne s’agissait jamais que de criminels, de rebuts humains dont la plèbe ne voulait plus assurer la punition elle-même.
Ha.
Le sylphe s’agita.
— Deux personnes viennent par ici.
— À quoi le vois-tu ?
— L’air tremble.
Nathanaël un regard circulaire aux alentours et manifesta son absence d’opinion.
— Fais-moi confiance. Tu n’es que chair.
On toqua à la porte. Nat demanda :
— Ami ou ennemi ?
Il regretta aussitôt la question et Angeline ne se priva pas pour lui mettre sa stupidité sous le nez :
— Je peux te dire qu’ils respirent et supposer qu’ils ne t’aiment pas comme toutes les personnes que nous avons rencontrées aujourd’hui, pour le reste je n’en sais rien et je m’en fiche.
Monsieur de Luz pesa le pour et le contre. Ils étaient chez lui, ils avaient fait du bruit, la fête se déroulait chez leurs ennemis. Il y avait de bonnes chances pour que la paire d’arrivants fussent membres de sa maison. Il gagna la porte et la déverrouilla.
Deux gardes se tenaient devant lui. L’esprit sautait sur le premier, se surprenait à le détailler, puis formulait l’hypothèse qu’il s’agissait d’un imbécile. La figure ronde et blanche, coiffé d’un casque gris, il levait son poing ganté comme s’il s’apprêtait à frapper de nouveau à la porte et semblait effaré que son geste dût s’interrompre. Le second, la mine peu amène, fronça les sourcils à la vue de Nathanaël. Sa barbe noire se déforma avec sa lèvre supérieure.
— Bonsoir soldats, que puis-je faire pour vous ?
Drapé dans une Illusoire apparence de propreté, il fit reposer le reste de son bluff sur l’attitude. L’autorité dans sa voix, la hautainerie de la posture malgré le fait que les deux gardes le dépassaient, et le maître rappelait son statut, et il rappelait à quel huis ces petites gens-là pensaient toquer sans rendez-vous. Aucun domestique ne résistait à cela.
Quelqu’un avait dû diffuser son portrait parmi la Garde.
— Monsieur de Luz, vous êtes en état d’arresta –
Le battant claqua sur son cadre ; le verrou cliqua deux fois. Penser vite. Nathanaël bondit vers la fenêtre, l’arracha, se pencha au-dehors. Vit le vide ouvrir sa gueule avide et avaler sa vie. À quoi avait-il cru, au juste ? Une guérison miraculeuse de son vertige ?
Il déplaça son fauteuil et se cacha sous le bureau, l’œil collé à l’interstice entre son bois et celui du parquet. Les deux gardes pesèrent sur la porte. Un coup. Un silence. Le passage secret s’ouvrit.
— Grande idée que de le mettre à côté de l’entrée principale.
L’un des gardes eut un geste paniqué pour l’autre. Ils tendirent l’oreille. L’un conclut :
— Ça devait être le vent.
Le tour des lieux leur fut vite fait. Ils avisèrent la fenêtre ouverte, vérifièrent la façade de la Tour.
— Tu crois qu’il aurait pu s’échapper par ici ?
— Ça m’étonnerait. Son dossier parle déjà d’un vertige alors, après le traitement auquel il a eu droit, je le vois mal jouer les acrobates.
— Quoique, si tu étais un intrigant du gratin… tu ne crois pas que tu aurais intérêt à rendre publique une faiblesse totalement inventée, pour tirer avantage de ce que tes ennemis te pensent incapable de faire ?
Toujours reclus dans son abri à la complexité enfantine, Nathanaël envoya un merci en pensée au garde pour cette gentillesse qu’il avait de surestimer son intelligence.
— Pour ce qu’on en sait, il est toujours dans la pièce. Inutile de fouiller, il se sera sans doute rendu invisible. Ou il aura projeté l’Illusion du mur devant lui…
Bon, deux fois qu’on le jugeait plus malin que nature, c’en devenait insultant. Toutes ces manœuvres qu’ils évoquaient, tenaient-elles du sens commun ? Aurait-il dû y songer de lui-même ? Il ne possédait pas d’expérience dans le domaine de l’évasion, il essayait encore de s’y retrouver, il faisait de son mieux depuis moins d’une heure, et qu’entendait-il déjà ? Des critiques.
En même temps, ils se trouvaient dans son bureau. Voilà qui respectait l’histoire du lieu.
— Ferme les issues. On se met en planque. Il finira bien par tenter une sortie.