Antécédemment : Nathanaël de Luz, accompagné du sylphe Angeline, a réussi à regagner son bureau et y a découvert la durée de son emprisonnement : six mois. Deux gardes l'ont surpris. Caché sous son bureau, il a échappé à leur vigilance, mais ceux-ci se sont mis en planque...
*
Dans le bureau du seigneur de Luz, deux membres de la Garde bloquaient les portes et fouillaient la pièce du regard.
Angeline le sylphe se sentait négligé. Une telle négligence confinait au criminel. Ce qu’il allait bien sûr porter à l’attention des forces de l’ordre.
— Bonsoir.
Il sentit Nathanaël se retenir de gémir tandis que les deux gardes précipitèrent un peu de souffle dans leur bouche en sursautant. Maintenant qu’il se concentrait dessus, ces petites balles d’air chaud que les humains généraient lui étaient faciles à reconnaître. Bon à retenir.
— Bonsoir ? répondit l’un, la voix tremblante.
— Qui êtes-vous ? ajouta l’autre, le ton suspicieux.
— La question n’est pas qui je suis, mais ce que je suis.
Le méfiant porta la main à sa matraque. Le terrifié se frotta les pouces contre les index, psalmodiant « Dame Blanche, Dame Blanche, épargne-nous. » Son collègue soupira.
— Je suis ce que vous appelez un sylphe.
L’ambiance changea : le garde jusque là au bord de la crise de nerfs laissa un sourire lui déchirer le visage.
— Haha, c’est génial ! Ce trèfle me réussit, je prends mon service pour mettre la main sur un fugitif et je trouve un esprit bienveillant qui offre des pièces d’or.
— Celles qui se changent en pierres le lendemain ? répliqua l’autre.
— Bah, on s’en fiche, il suffit de les fourguer avant. Mais tu as lu le livre que je t’ai prêté !
— Moui. Pas très convaincant. S’il existait un tel réseau de fausse monnaie, il aurait laissé des traces.
— Le scepticisme n’a jamais mené personne nulle part.
— Au moins, il ne m’a pas envoyé dans le mur.
— Alors, primo c’était juste une fois, deuxio mon chapeau était bien trop grand, et troizio l’erreur venait des maçons.
— Je proteste.
— Et qu’est-ce que vous en savez ? Vous n’y étiez même pas !
— Peut-être, mais on dit « tertio ». Et, pour l’or, vous pouvez oublier.
— Je comprends, vous ne l’avez pas sur vous. Donnez-moi l’emplacement de votre planque, je me débrouillerai.
— Ça suffit, oui ?
Le plus autoritaire des deux remit de l’ordre dans ce n’importe quoi conversationnel qui les détournait de leur mission. Peut-être voyait-il dans l’intervention d’Angeline une manœuvre de diversion ; celui-ci hésita à le rassurer car Nathanaël avait brillamment mis à profit leur moment d’absence pour rester sur place sans bouger.
— « Sylphe », je suis le lieutenant Braquart de la Garde Touraine et voici mon coéquipier le major Chapuis. Nous sommes à la recherche d’un individu évadé cette nuit de la prison de la Tour éternelle : Nathanaël de Luz, un mètre soixante-huit, blond, de carrure maigre, caché dans cette pièce et dont vous êtes de toute évidence complice, je ne sais même pas pourquoi je m’ennuie à vous brosser le portrait.
Angeline chercha une différence entre les deux gardes, histoire de les distinguer plus facilement. Dur à dire. Ah, si, la barbe ! Celle de Braquart se chargeait d’humidité à chacune de ses expirations quand Chapuis portait le menton nu. Braquart reprit son discours :
— Bref, félicitations pour avoir découvert le point faible du major, mais je ne crois pas votre fable une seule seconde. Qui êtes-vous ? Je peux vous proposer des noms si vous hésitez. Églantine de Luz ? Émeline de Luz ? Quand même pas la jeune Martine ?
Tandis qu’il pérorait, Braquart parcourait la pièce, l’oreille tendue à la recherche de l’origine de la voix du sylphe. Chapuis dut comprendre sa tactique puisqu’il s’y mit également. Leur interlocuteur décida de les aider :
— Je m’appelle Angeline.
Le lieutenant roula des yeux, le major émit un hoquet bizarre.
— Bien essayé mademoiselle mais, même si nous ne venions pas de voir Angeline de Coq au bal du solstice d’été, il en faudrait beaucoup pour nous faire avaler une idiotie pareille.
— Je ne suis pas votre demoiselle. Est-ce que vous me prenez pour un de vos Illusionnistes ?
— Oui, mademoiselle, oui.
Un être affligé d’insécurité sur sa propre nature, par exemple à la suite d’un long passif expérimental et d’un emprisonnement d’une durée indéterminée, au hasard, aurait sans doute ajouté quelque chose de concis et mordant, une petite boucle triple sur la douce brise de la violence, peut-être un « oh, et est-ce qu’un Illusionniste peut faire ça ? »
Angeline se contenta de lever la tempête.
*
Nathanaël de Luz se raidit sous le bureau devant la force du vent. Tout autour, les papiers non-lestés volaient à travers la pièce ; les objets les plus légers les rejoignaient sur une partie du tourbillon, s’accrochaient aux meubles et aux gardes, retombaient. Les livres les moins épais hésitaient à rejoindre la danse. Ses tympans lui semblaient eux aussi aspirés dans la tourmente. « Fort potentiel de pression », qu’ils disaient.
— Quand tu veux, l’ami ! Je n’ai pas toute la nuit !
Après les chapelets d’injures débités plus tôt dans leur fuite, cette inflexion joyeuse dans le discours, ce presque mot d’amour toucha Nathanaël au cœur. Se pouvait-il qu’il eût mal interprété le langage de son compagnon, qui ne l’utilisait que depuis quelques minutes ? Et de penser à la manière mystérieuse dont son corps aérien tout entier s’y prenait pour comprimer l’air de façon à former des sons, qui savait même si l’acte de parler ne l’épuisait pas au point de lui ruiner l’humeur ?
— Je répète : créature malcomprenante, et si nous poursuivions cette évasion ?
Nathanaël sortit de sous le bureau et se redressa, luttant avec la bourrasque. Un cri derrière lui le fit se retourner. Braquart et Chapuis tentèrent un geste dans sa direction, mais Angeline les plaqua contre les deux portes du bureau, l’officielle et la dérobée. Comme. C’était. Pratique. Pour la suite du plan.
Il sentit le regard de la fenêtre dans son dos. Le murmure des quatre-vingt-quatre étages lui fourmilla sous les pieds.
Un peu de sérieux. Il n’aurait pas survécu toutes ces années dans la Tour éternelle sans développer ses stratégies contre le vertige. Astuces dont le besoin ne se serait pas fait sentir s’il avait pas été si stupidement phobique, mais astuces efficaces tout de même.
Il ouvrit le vantail et le bloqua de son coude pour l’empêcher de claquer. Une inspiration, une expiration. Le mirage à invoquer était simplissime.
Il n’existait désormais plus de vide sous la fenêtre. Le parquet du bureau se prolongeait à l’infini au-delà du mur, voilà tout. Ses yeux trouvaient un repère naturel dans son horizontalité rassurante, même si fixer sa propre Illusion lui donnait l’impression de loucher. Les pierres de la Tour s’écartaient assez à cet endroit pour qu’un pied prudent reposât sur leur bord. La via ferrata d’urgence, série de prises métalliques à quelques pas de là, le conduirait à l’orée du balcon où s’épanouissait le cinquième jardin de la maison Brac.
Il passa l’encadrement.
Posa un pied sur la pierre.
Glissa.
*
Angeline relâcha sa prise sur l’atmosphère. Nathanaël devait déjà être loin ; il ferait bien de l’imiter. Un hurlement d’agonie perça du dehors. Le sylphe hésita à comprendre. Braquart et Chapuis se précipitèrent vers la fenêtre, matraques sorties. Ils les rangèrent. Le major s’accouda sur le rebord et fit un petit signe de main vers la gauche. Le lieutenant lança :
— Alors, monsieur de Luz, on prend le frais ?
Un nouveau cri où poignaient les larmes se fit entendre. Chapuis passa le vantail et ramena sur son épaule un Nathanaël au visage déformé par l’horreur.
— Tu n’es pas sérieux.
— En tant que fuite, c’était du mauvais boulot. En tant que numéro comique…
Nathanaël reprit ses esprits et foudroya Chapuis du regard. Il s’épousseta l’épaule, se redressa, et déclara du haut de sa superbe survivante :
— Soit, vous me tenez.
— Vous êtes en état d’arresta-
— Toutefois.
— … Ne faites pas ça.
— J’invoque.
— Arrêtez tout de suite.
— L’asile de la maison Luz.
Chapuis se claqua la paume sur le front. Braquart étrécit les yeux.
— Vous êtes entré par effraction dans le bureau de votre maître de maison, qui n’est pas là pour vous défendre. La base de votre demande est faible.
— Primo : quelle effraction ? Je savais comment ouvrir. Secundo : je suis mon propre maître de maison.
— Non, le conseil vous a démis de vos fonctions.
— Vraiment ? Vous me l’apprenez ! Subséquemment, puisque je viens d’en être informé, j’interjette appel de la décision du conseil.
— … Mais personne n’est là pour l’entendre.
— Soyons sérieux. Il existe une bonne poignée de façons dont je peux rendre votre arrestation illégale : autant nous asseoir et discuter entre gens raisonnables. Ou préférez-vous prendre la responsabilité de mettre votre Commandant dans l’embarras ? Les membres de la maison Luz devraient revenir d’ici quelques heures, sinon quelques minutes, et je suis certain qu’ils nous aideront à sortir de cette situation ennuyeuse pour nous tous. Je n’ai pas de quoi préparer le thé mais, croyez-moi, l’intention y est.
— Merci pour l’invitation.
— Le plaisir est pour moi.
— Je ne suis pas venu les mains vides : permettez-moi de vous offrir cette élégante paire de bracelets.
— Voyons, lieutenant. Pourquoi voulez-vous menotter quelqu’un que vous n’avez pas arrêté ?
Angeline resta coi. En fin de compte, Nathanaël n’avait peut-être pas besoin de sa protection.
*
Nathanaël de Luz créait un lac de transpiration sur le coussin du fauteuil dans lequel il était assis.
Il préférait les problèmes causés par les choses à ceux causés par les gens, les machines aux machinations, les instruments aux intrigues. S’il s’était jamais intéressé à la politique de la Tour, c’était par nécessité et non par choix. Il jouait son coup actuel sur du bluff – et son corps entier le criait pour lui : bluffbluffbluffbluffbluff. Il avait donc renoncé à la bravade et agi en personne intelligente : en se drapant dans une Illusion de confiance en lui. Après tout, les gardes n’étaient pas nobles, ils ne verraient pas la différence. Nat y gagnait quelques minutes, de quoi se poser et réfléchir.
Étudier les décisions des deux gardes revenait à se mettre dans l’esprit de leur Commandant.
Ce cher Casiel – enfin, pour lui, désormais, monseigneur de Sarh – contrôlait l’intégralité du maintien de l’ordre dans la Tour éternelle et, fait exceptionnel pour une maison noble, au-dehors de la Tour. Périodiquement les autres Seigneurs et Dames s’apercevaient qu’il s’agissait d’une dangereuse concentration de pouvoir dans une seule paire de mains et s’y intéressaient du coin de l’œil. Ils y renonçaient soit par une affection que le Commandant inspirait d’instinct, soit d’horreur devant l’ampleur de la réforme à accomplir. Au bout du compte, on ne connaissait pas d’affaire d’abus de pouvoir dans cette génération et toute la Tour en était trop reconnaissante à Casiel de Sarh pour risquer de déséquilibrer le statu quo.
Cela dit, parmi toutes ses qualités, Sarh en entretenait une qui n’arrangeait pas Luz.
Il était fidèle en amitié, or Nathanaël se trouvait posséder un ennemi que Casiel portait dans son cœur.
Plus inquiétant : la recherche d’un évadé comme lui, Illusionniste de surcroît, n’aurait jamais été confiée à deux gardes seuls. D’autant qu’ils étaient officiers si Nathanaël comprenait quelque chose aux grades, et dirigeaient donc d’autres de leurs congénères. Lesquels auraient déjà dû paraître, pour donner leur rapport ou juste parce que la maison Luz était l’endroit le plus évident où le rechercher.
Que le lieutenant Braquart et le major Chapuis eussent accepté sa manœuvre tout sauf subtile pour les planter sur place, sans tenter d’ameuter les hommes sous leurs ordres, sans demander à contacter leur Commandant, ne présageait rien de bon.
Si Casiel de Sarh avait été son ami, Nathanaël en aurait conclu qu’on ne tenait pas vraiment à l’arrêter.
Il commençait à se demander si on ne cherchait pas à le prendre vivant.
En termes tactiques, n’envoyer que deux officiers rendait plus facile la mise en scène d’un accident, non ?
Une inspiration. Une expiration.
C’était – c’était passé de mode. Personne ne voulait plus vivre ainsi. Ce genre de choses ne se produisait que dans la fiction. Mais admettons, admettons – comment s’y prendraient-ils ?
Le jeter du quatre-vingt-quatrième étage ne figurait pas au programme, sans quoi les gardes n’auraient pas pris la peine d’aller le sauver. Trop flagrant, sans doute, pas assez réaliste. La maison Luz risquait de porter des accusations crédibles. Si l’opinion abondait jusque là dans le sens de son ennemi, sa nature girouette ne résisterait pas au scandale d’un assassinat.
Le conflit méritait-il de répandre le sang ? L’autre parti avait bien pu le décider : après tout, il distribuait la mort au compte-goutte et l’ornait de noms trompeurs.
Nathanaël repensa au début de son évasion, plus tôt dans la soirée, et tenta sa chance : blancnoirblancnoirblancnoirblancnoirblancnoir.
Braquart bascula en avant avec la souplesse d’une poutre en chêne, Chapuis laissa échapper un flot de bave avant de glisser jusqu’au sol. Luz les abandonna à leur sort et prit la porte.