Antécédemment : Nathanaël et Ada se rendent comme prévu à l’anniversaire de la petite sœur de cette dernière, accompagnés par une princesse routière ayant insisté pour apprendre l’art des Illusions. Ailleurs : les deux sylphes ont confronté Salamandre vis-à-vis de ses plans apocalyptiques. La situation a mal tourné. Jean s’est échappé ; Line est resté en arrière.
*
Entre les mains de Salamandre se tenait un œuf de verre qui n’existait pas une minute plus tôt. Perturbé par son apparition, Line le sylphe s’enquit :
— D’où est-ce que tu le tires ?
Salamandre releva ses yeux coqués dans une direction trop peu approximative pour le confort du sylphe.
— C’est tout ce que la situation t’inspire ?
Devant l’absence de réponse, il reprit plus fort :
— Je t’ai demandé de me débarrasser de ton autre moitié, tu as refusé.
— Il s’appelle Jean.
— Il s’est échappé en changeant de support et, comme c’est sa première fois, c’est un coup à ce qu’il se perde dans le sol. Et ce qui t’inquiète, là, tout de suite, c’est de savoir comment je l’ai capturé ?
— Oui.
Salamandre laissa tomber la prison de verre ; elle rebondit sur le sol sans s’y briser.
— J’ai changé d’avis. Tu n’es pas la meilleure partie : vous êtes aussi benêt l’un que l’autre.
Line accusa réception de l’injure.
— D’accord, mais ça ne répond pas à ma question.
Salamandre ramassa le verre et se tourna vers les machineries de son repaire.
— Regarde bien.
Il y eut un moment incompréhensible. Line sentit la texture de l’air se révolter, partout dans la colline ; la lumière pliait, le son s’étouffait. Tout s’arrêta. Salamandre se frotta les mains et pointa du doigt les deux moitiés de la coquille de verre, redevenues deux morceaux de l’appareillage compliqué.
— À ton avis, où étais-je écrit à l’instant ?
— … Comment s’appelle-t-il, déjà ? Hervé ?
— L’humain Hervé n’a pas le pouvoir de gauchir la réalité.
Line fut étreint du sentiment qu’il n’était pas en mesure de donner la réponse parce que son interlocuteur ne la lui avait jamais apprise. Il ne s’agissait pas d’une occasion formatrice ; il se trouvait réduit au rang de faire-valoir, destiné à faire briller Salamandre à la lueur de son ignorance. Comme lorsqu’on avait expérimenté sur lui. Maintenant, à lui de deviner la réponse qu’il n’était pas en mesure de donner.
— Rien. Tu n’étais écrit sur rien.
Salamandre resta interdit une seconde durant, puis se racla la gorge et reconnut :
— C’est tout à fait ça. L’exercice est périlleux mais notre nature de fragment conscient de l’espace, quand nous nous passons d’attache à la matière, la fait réagir de façons impossibles autrement. Très facile à exploiter pour toutes sortes d’usages. Comme, par exemple, détruire le monde.
— Astucieux ! Bon eh bien ce n’est pas tout mais il se fait tard, bonne journée Salamandre !
— Je ne te retiens pas. Quand te reverrai-je ?
— Sans doute à une occasion sur laquelle je n’aurai aucun contrôle, pour changer.
— Ne sommes-nous pas bons copains, à force ? Passe dire bonjour.
— Et t’aider à détruire le monde ?
— Ou profite du monde tant qu’il est là. Je dois te prévenir, on en fait vite le tour.
— Au revoir, Salamandre !
Passant à travers la colline, Line regagna l’air extérieur. Dans son esprit, pas de but ; il envia Jean l’espace d’une seconde. Lui ne semblait pas manquer d’objectifs, et s’en inventait d’autres dès qu’il entendait parler d’un nouveau problème. Le sylphe décida de rentrer en Ville, à la pension des Alouettes. Il réfléchirait à la suite de son existence plus tard.
Le regard tourné vers le sol, il espéra que son alter ego ne s’y était pas perdu pour toujours.
*
Difficile d’être si grand – difficile de penser si grand – pas assez de soi pour être tout ce qu’il fallait être – pas assez de soi pour penser tout ce qu’il fallait penser – la colline est si lourde – il était – il – qui était ? – pas ce problème avant – pourtant quand il était l’air – il y avait plus d’air autour – mais il n’essayait pas d’être tout l’air – il fallait – être petit – penser petit – pas la colline – le caillou.
Jean la pierre rassembla ses pensées, terrifié. Il essaya d’imaginer ce qui aurait pu se produire s’il n’avait pas repris le contrôle sur sa manifestation et échoua à concevoir l’idée de sa propre fin. Cet échec constaté, il abandonna le sujet.
Il tenta de comprendre les bords qui le circonscrivaient. Il avait trouvé à être un fragment de colline, délimité par des failles de tous ses côtés. La pierre possédait peu de sens : Jean ignorait où il se situait, ne distinguait rien alentour, n’entendait que des craquements sourds. Sa plus grande certitude était d’être tiède. Ce n’était qu’une hypothèse, mais il croyait aussi être lent. Chaque réflexion lui paraissait lourde, et jamais être un sylphe ne lui avait donné cette impression.
Nostalgique de son ancien état, il voulut redevenir l’air. Il découvrit aussitôt qu’il ne pouvait pas redevenir l’air car il n’y avait pas d’air à proximité, seulement d’autres pierres.
Jean le cénète sauta de pierre en pierre. D’abord au hasard, puis dirigé vers la chaleur : elle l’aidait à penser, même si elle peinait à compenser cette terrible sensation de pesanteur.
Il se sentit rejoint ; on lui parla.
— Cénète non-identifié, vous avez atteint la limite basse d’exploration souterraine, restez où vous êtes. Quelle est votre mission, je peux vous assister ?
— Une mission ?
— Vous êtes perdu ? Quelle est votre affectation ?
— Une affectation ?
— … Identifiez-vous.
— Je m’appelle Jean ?
— … OK, Jean. Vous n’avez pas le droit de rester ici. Nous sommes actuellement sous la Sudropée : je peux vous renvoyer à son centre de commandes. Vous acceptez ? Dites oui, pitié : je n’ai pas le temps de jouer.
— D’accord ?
Jean se sentit repoussé, vite, très vite. Il traversa le sol, rejaillit au soleil sous forme sylphide, traversa encore quelque chose de solide, et s’arrêta dans une pièce aux murs noirs.
Il resta sur place sans bouger le temps de comprendre ses alentours. De petites lumières colorées formaient des constellations du sol au plafond. À leur lueur se devinaient les contours de machines arachnéennes, dont il était incapable de définir si elles remplissaient la pièce ou si elles la constituaient. À son côté, une colonne sombre reliait le haut et le bas. Il la suivit : des éclats de voix lui parvenaient de cette direction.
*
Ada Rousseau-Stiegsen jeta un regard par-dessous le bord de son chapeau. Sur l’autre banc du chariot, indifférents à la beauté de la forêt où ils roulaient, Nathanaël et Paloma travaillaient les Illusions de cette dernière. Chaque jour, la routière s’éclipsait quelques minutes durant ; Ada l’avait surprise l’avant-veille à consulter ses Vraies Cartes et s’était détournée par respect. Après ce rituel, Paloma venait réclamer une leçon à Luz sur un sujet particulier. Aujourd’hui, les méthodes par lesquelles un Illusionniste pouvait imiter la lumière, sa façon si caractéristique de colorer et d’éclairer les objets, sa réflexion totale ou partielle.
Ada en déduisait qu’elle expérimentait des manières d’exploiter les Illusions pour sa pratique de la cartomancie et jugeait ce choix intelligent. Avec ses huit professions exercées en dix ans au gré des vents, elle aurait été mal placée pour émettre une critique, mais tout de même, sauter sur un inconnu pour un apprentissage sans savoir de ce dernier s’il était bon enseignant, s’il était bonne personne, ou s’il se révélerait… Hum, tout ça pour dire que la spontanéité c’était bien joli, mais que la contraindre au réalisme ne blessait personne.
La citadine devait reconnaître aussi, en tant que seule personne rationnelle de cette expédition, la pointe de jalousie qu’elle ressentait face à leur complicité. Bien que Paloma ne soit, comme Ada, que demi-sang, elle montrait une virtuosité terrible dans les Illusions. Au début de leur voyage, Nathanaël et elle avaient entamé une discussion sur ses talents ; comme il avait désormais le loisir de les exercer avec quelqu’un qui les comprenait d’instinct, la conversation n’avait pas repris. Pas que la routière se mette entre lui et Ada ! Il ne s’agissait que d’une frustration mesquine et stupide, tout à fait gérable et pas vouée à déborder.
Une goutte de sang plus noire que rouge perla du conduit auditif de Paloma. Ada mouilla un coin de son mouchoir à l’eau de leur gourde et le lui tendit. Surprise, la routière rouspéta :
— Déjà ? On vient à peine de commencer !
— Il serait plus raisonnable d’arrêter pour aujourd’hui, reconnut Nathanaël.
— Oh, allez, maître, il doit bien me rester une veine ou deux intactes sur le visage.
Ada intervint :
— Non. Si vous insistez, ça ne fera qu’empirer.
Il s’avéra que l’hémorragie était bilatérale ; un mouchoir dans chaque oreille, les mains trop occupées à les tenir pour l’aider à compenser les cahots de la route, Paloma partit se stabiliser dans le coin du chariot. Nathanaël réagit :
— Dites, Ada, vous avez le même problème quand vous jetez une malédiction, n’est-ce pas ?
— Et Nicéphore avant moi ; Philémon, pas du tout. J’y vois une différence entre qui est « demi-sang » et qui est « sang-entier ». Pourquoi, vous avez une autre idée ?
— Non, votre analyse me paraît juste.
Le bois disparut, remplacé par les premières maisons de la commune. Ada n’avait pas besoin de confirmation mais leur chauffeur en cria une quand même, en sépanais dans le texte : ils étaient arrivés.
Conformément aux instructions d’Ada, le fermier les conduisit sur la place centrale du bourg. « Centrale » n’était pas tout à fait le mot exact ; certes, elle bordait les bâtiments municipaux et constituait le cœur battant de la communauté, mais l’un de ses côtés bordait la réserve d’eau. Le reste des maisons s’étirant dans l’autre direction, d’un point de vue géographique la place était mieux décrite comme « périphérique ».
Ada sauta du chariot et paya le fermier. Ils l’avaient rencontré au plus grand marché de la région, où ils avaient cherché quelqu’un qui ferait leur trajet, sans succès. La commune de sa mère entretenait plus de relations avec la Ville qu’avec le reste du Sépane. Pris de pitié, l’un des exposants du marché avait négocié avec eux de les transporter contre un petit paiement : c’était plus loin sur la route que son domicile mais il ne supportait pas de les voir sans solution. Quand on voyageait hors des trajets communs, on apprenait à compter sur les bonnes volontés ; on renonçait à arriver à l’heure juste, aussi.
— Paloma, Nathanaël : bienvenue à La Laguna.
La maison de sa mère seyait une rue plus loin. Sur sa porte, un panonceau indiquait en mitoyen puis en sépanais : « Le cabinet n’est pas ouvert, c’est une fête privée ! » L’animation perçait à travers les fenêtres ; Ada ouvrit sans frapper.
— Alors, on ne m’attend pas ?
Mélanie se retourna la première et la prit dans ses bras. Ada laissa tomber son sac au sol pour lui rendre son étreinte.
— Joyeux anniversaire, ma grande.
— Tu oses me le souhaiter si tard dans la journée ? Le respect est le grand absent de cette fête.
— Prends ton câlin et tais-toi.
La deuxième embrassade lui vint d’Olivia, qui l’informa avoir fait bon voyage, quoique pas aussi bon que si elle était allée sur une péniche avec sa maman, alors pour la prochaine fois, si ça pouvait s’envisager… Ada le lui promit avec une chiquenaude sur le nez. Pas le chemin le plus court pour rendre visite à sa grand-mère, mais il y avait bien d’autres destinations intéressantes le long du canal.
Sven attendait son tour pour l’embrasser. Il semblait ne pas avoir dormi depuis deux jours. Elle lui caressa la joue.
— Tout va bien ?
— Ça ira.
Sa mère se leva de son fauteuil : Acha Enguerrand s’impatientait. Ada choisit d’ignorer la déclaration d’hostilités et lui claqua quatre bises. Dans son dos, Nathanaël, jusqu’ici de sa politesse verbeuse habituelle, perdit le fil de ses mots. Ada se retourna et, à sa vue, sentit s’abattre sur elle la crainte d’avoir gâché la soirée.
*
Nathanaël de Luz, entraîné dans un couloir loin d’une fête contre sa volonté et sa nature, se renseigna avec froideur :
— Qu’ai-je. Encore fait. Pour vous déplaire. Rousseau !
— Vous n’avez jamais vu de personne Brune, n’est-ce pas.
Il haussa les sourcils. Pas de reproches dans ce ton de voix, juste de la lassitude. Il tenta d’identifier lui-même de quelle façon il avait pu l’offenser. Victime de confusion, il pensait avoir vu la mère d’Ada éclairée par les lampes mais elle restait comme nimbée d’une ombre, son visage d’un ton mystérieux qui correspondait à une luminosité bien moindre ; il en était certain, il venait de faire réviser ces notions à Paloma.
— C’est son teint naturel, Luz. Ma mère est Brune. Par opposition, vous et moi sommes ce qu’on appelle Beiges.
— Et pourquoi est-elle Brune ?
— Pourquoi êtes-vous blond, pourquoi suis-je rousse ? Pourquoi mes yeux sont-ils bleus, pourquoi les vôtres sont-ils d’une nuance si foncée que je réalise à l’instant que vous devez l’exagérer ?
— Le noir de mes iris est naturel, Ada, je vous prie de le croire sur parole puisque vous ne pouvez pas distinguer une Illusion pour sauver votre propre vie !
— Toujours est-il que je vous demande de répondre à toutes ces questions de la même manière : c’est comme ça. C’est l’hérédité. Tous les gens du monde ne se ressemblent pas. Incroyable comme la nature fait ces choses-là. Je vous en supplie, vous êtes mon invité, je suis garante de vous, n’insultez pas ma mère sous son propre toit.
— Est-ce là un problème si récurrent ?
Il constata l’expression fatiguée sur le visage d’Ada et conclut :
— Très bien, je ferai attention. Hum. Si vous me permettez tout de même la question, votre mère est-elle, comment dit-on ? Naufragée d’une autre île, c’est bien cela ?
Ada soupira :
— Si par « naufragée » on entend « ses grands-parents étaient des marchands en visite dans la Sudropée au moment de la coupure des routes maritimes », oui, ma mère est naufragée.
Nathanaël leva prudemment la main. Ada suivit cette main du regard jusqu’à la fin de sa course et prit une longue inspiration.
— Oui ?
— Sommes-nous… fâchés avec nos voisins ? Que se passe-t-il avec les routes maritimes ?
Le visage d’Ada l’informa du scandale que représentait la question. Elle daigna tout de même l’informer :
— Physiquement, Luz. Les routes maritimes sont physiquement coupées. Elles ont changé il y a… plusieurs dizaines d’années, presque un siècle, j’ai oublié la date exacte. Les cartes des courants océaniques ne représentaient plus la réalité et personne, à ma connaissance, n’est parvenu à en établir de nouvelles. Être entraîné en mer, de nos jours, c’est l’assurance de finir naufragé sur une île au hasard, sans espoir de retour. Je ne vous cache pas que je suis très inquiète de vous l’apprendre.
Elle retourna saluer les participants à la fête. Nat resta en arrière.
On apprenait à tout âge ; il n’aurait pas dû ressentir tant de honte. Pourtant, ces temps-ci, entre l’existence des sylphes, l’omniprésence des demi-sangs parmi la plèbe, la réalité des malédictions, et maintenant cette histoire de rupture du trafic maritime et de personnes perdues dans l’océan…
Cette ignorance convenait-elle à un homme de la noblesse ? Pire, à un ancien membre du conseil, consulté notamment pour l’établissement des lois et règlements de la Sudropée ? Plus grave encore, pouvait-il affirmer que l’habitant de la Tour éternelle moyen en savait plus que lui sur ces sujets cruciaux ?
Trop de questions : l’heure était à la fête !