Antécédemment : Tout le monde est à la fête chez Acha Enguerrand : on y craint l’arrivée de Philémon, le harceleur d’Ada. Tout le monde sauf Jean, qui s’est perdu dans un endroit vraiment très bizarre.
*
Line le sylphe stagnait dans un coin du salon, embarquant les rideaux en dentelle dans l’incessante transhumance de ses boucles aériennes. Revenu à la pension faute d’une meilleure idée, il avait appris d’Olivia que toute sa famille (et Nathanaël) se rendaient à une fête à la campagne. Elle lui avait étendu l’invitation. Il avait passé le trajet à suivre la voiture de loin, évitant toute conversation sur le devenir de Jean.
Un anniversaire en famille n’était pas le meilleur endroit où réfléchir à s’il aurait dû être en deuil ou non. Autour de lui, on riait, on causait, on mangeait. Line attendait.
Puis il remarqua Nathanaël. Pour cela, il fallut que celui-ci se cogne au mur, tente de se rattraper au rideau et prétende n’être jamais tombé ; chaque action commentée de sa voix au timbre si agaçant. Au moins, l’entendre lui provoquait une émotion.
— Bonsoir, Nathanaël.
Ce dernier se redressa d’un bond, chercha le sylphe dont il semblait avoir oublié la transparence, échoua et partit dans un éclat de rire.
— Angeline ! Mon ami ! Je te croyais perdu ! Dis-moi, ta chambre privée a-t-elle aidé ta convalescence ?
Line se trouva embarrassé pour corriger autant d’erreurs énoncées dans le même souffle. Nathanaël le coupa dans ses explications et ouvrit les bras, exigeant :
— Guide-moi mon ami, je dois t’embrasser ! D’une façon ou d’une autre, nous y parviendrons bien !
— Nathanaël. Est-ce que tu es saoul ?
— Saoul ? Moi ? Très cher ami, pour ta gouverne, je te signale que je tiens formidablement bien la boisson grâce à l’excellence de ma constitution ainsi qu’à la force de l’habitude.
Le sylphe se remémora les définitions de « constitution » et « excellence ». Nathanaël, l’index en l’air, laissa son regard tomber sur la maigreur de son bras et émit un soupir dédaigneux.
— Rien du tout ! Deux ans de callisthénie et on n’en reparlera plus. Comme si de rien n’était.
— Si tu le dis.
Dans le partage des traits entre Jean et lui, Line pensait avoir laissé l’attachement à Nathanaël de côté. Néanmoins, quelque chose dans la discussion le troublait là où il aurait cru rester indifférent.
C’était bon. Parler avec lui. Mieux que de ne pas parler du tout, en tout cas.
Reconnaissant cette faiblesse de son caractère, Line se déçut lui-même. Autant mettre à profit la situation pour déballer le contenu de ses ruminations :
— Est-ce qu’il t’est jamais arrivé de te demander si la nature de la réalité n’était pas beaucoup plus fragile que tu l’imaginais jusqu’alors ?
Le silence benêt qui suivit permit au sylphe de remettre l’Univers en ordre : désormais, c’était Nathanaël qui le décevait.
— Veux-tu parler d’un sentiment de trahison ? Si je puis me permettre, j’ai perdu ma place dans la Tour éternelle, ce que je ne croyais même pas possible ; je ne suis pas sûr d’avoir encore bien réalisé à quel point cette place était fragile en premier lieu mais, hum, c’est une révélation douloureuse.
— Non, pas comme ça. Nous sommes très différents mais nous frayons tous les deux sur la Terre à peu près dans les mêmes modalités. Est-ce que tu t’es déjà demandé si ces modalités ne pouvaient pas être remises en cause, distordues, transformées ?
Nathanaël se laissa tomber de profil contre le mur, un coude plié pour s’y équilibrer, son autre main toujours bien stable sous le verre de vin qu’il consommait à petites gorgées.
— Par des Illusions, tu veux dire ? Je me rappelle que, quand nous nous sommes rencontrés, elles te terrorisaient.
— Non, je te parle d’une transformation réelle, pas d’apparences.
— Philosophiquement parlant, la différence n’est pas simple.
— Tu n’as aucune idée de ce que je veux dire ?
— Tu me vois un peu perdu – ce que nous ne sommes en aucun cas obligés d’imputer à l’alcool ! Laissons l’alcool en dehors de ces histoires. L’alcool est innocent. Regarde-moi cette robe et dis-moi qu’elle appartient à une boisson criminelle. Sottises !
Line constata que, malgré l’inutilité manifeste de son interlocuteur, chaque question formulée en libérait d’autres, et ces dernières d’autres encore, et que l’effroi contenu de ces derniers jours s’y cachait. Les rideaux de dentelle accélérèrent leur papillonnement.
— Si, en plus de te jeter à la figure la fragilité du monde, on te laissait supposer qu’il était à ta portée à toi aussi de le casser, qu’est-ce que tu en penserais ? Je ne sais pas du tout quoi faire de cette information, Nathanaël. Je ne sais plus quoi faire du tout. C’est comme si j’en avais perdu l’aptitude, comme si je ne l’avais jamais eue. Aide-moi, Nathanaël, je t’en prie. Dis-moi quoi faire.
— Ah ! Enfin une question facile.
Line resta interdit.
— [fasil] ?
— Oui ! En voici la réponse : rien de maléfique.
— Et comment est-ce que je suis censé discerner quelle action est maléfique ou non ?
— Je te croyais féru de définitions : débrouille toi avec.
Nathanaël vida son verre d’un trait.
— Ah, que la philosophie est douce ! Tu m’excuseras, je n’ai pas encore salué tout le monde : je dois poursuivre mon périple.
Il s’éloigna entre les dos et les fauteuils. Line le regarda partir. Observant ses propres boucles, il se considéra comme apte à entretenir une conversation normale avec quelqu’un d’intéressant : il partit chercher Olivia.
*
Que Nathanaël appréciait les fêtes ! La cacophonie délicieuse des conversations, la nourriture en toutes petites portions, la merveilleuse, merveilleuse compagnie de l’alcool, la joie belle et simple de célébrer les événements de la vie – il adorait tout cela d’une égale passion. Il rencontrait les autres invités, amis et famille plus ou moins éloignée des Enguerrand, et buvait leurs paroles avec une absorption enfantine de la nouveauté.
C’était cela ou laisser gagner la panique, au fond de sa cervelle, qui le prétendait incapable de supporter tant d’inconnus autour de lui et qui aurait voulu traiter tous ces gens avec la distance froide destinée aux domestiques. Une attitude qui, par ailleurs, se justifiait : ils étaient voués à disparaître de sa vie une fois un nouvel emploi trouvé, alors inutile de s’y attacher. Néanmoins, on ne faisait pas la fête avec ses domestiques ! De plus, il n’avait vu ni Ada ni Paloma restreindre leur politesse face aux quidams – traiter les rencontres fortuites comme des commodités – et jugeait plus sage de les imiter. Il n’insistait pas non plus sur sa qualité de sieur de la Tour, il laissait cousins et connaissances le supputer bourgeois au phrasé.
Retrouver une figure connue dans cette foule étrangère l’enchanta.
Le capitaine Stiegsen-Rousseau buvait près de la porte du couloir. À l’odeur, de la chicorée, sans la moindre goutte d’alcool dedans ; Nathanaël lui suggéra d’arranger cela. Sven le dévisagea.
— Vous avez bu, monsieur de Luz ?
— C’est la fête !
— Vous vous rappelez pourquoi vous êtes là ?
— Je ne suis pas saoul et j’ai guetté, l’organe Illusoire au vent, pour vérifier que notre Philou-filou ne se cachait ni parmi les invités ni ailleurs dans la maison.
Sven grimaça. Nathanaël lui passa le doigt sous l’œil, dans l’emplacement mi-creux, mi-bouffi et entièrement bleu qui s’y était formé. Le capitaine le chassa d’une claque sur la main, sous doute pas d’humeur assez festive pour supporter l’interaction physique impromptue.
— Dites donc, il faut dormir, mon capitaine !
Sven soupira :
— Je n’ai pas réussi.
— Il faut réessayer, mon capitaine !
La conversation fit partir Nathanaël dans un éclat de rire. Sven le toisa. Par bonheur, Nat était assez ragaillardi par l’alcool pour ne pas s’effondrer quand un homme beaucoup plus grand que lui faisait ces yeux-là.
— Vous pourriez ralentir votre descente ?
— Capitaine, capitaine, j’ai trente ans – mortesélènetrenteans – je sais comment boire.
Sven cacha son visage dans sa main. Son étourdissement fut léger mais un tremblement léger, chez un homme de sa stature, balayait une fraction considérable de l’espace.
— Une courte sieste et je reviens. Venez me réveiller, d’accord ? D’ici quinze ou vingt minutes, pas plus. Vous avez l’autorisation d’employer tous les moyens nécessaires.
— Oui, allez dormir !
Nathanaël le prit dans ses bras par pure amitié.
— Et revenez-nous reposé !
Sven le souleva par les aisselles, l’écarta de lui, le reposa contre le mur et partit se coucher. Pas encore assez saoul pour apprécier l’aventure, Nathanaël bouda. Un cri gai le ramena à l’ambiance et il s’époumona avec les autres : « Joyeux anniversaire ! »
*
Ada Rousseau-Stiegsen tendit à sa sœur le cadeau de la part de Sven et la sienne. Mélanie le déballa. Il s’agissait d’un beau livre reproduisant d’anciennes planches botaniques de plantes médicinales de toute la Sudropée. Un cadeau cher, sûr, et parfaitement impersonnel, qui fut reçu avec un merci chaleureux, assuré et parfaitement impersonnel lui aussi. Dans un moment d’absence, Ada se demanda ce qui leur était arrivé, puis se souvint : Philémon. Philémon leur était arrivé.
Olivia lui remit le sourire au visage. Elle tira la manche de sa tante et lui tendit le tableau sur lequel elle travaillait en secret ces dernières semaines. Ada n’avait pas eu le droit de le voir ; elle supposait qu’il s’agissait d’un portrait. Les Stiegsen-Rousseau encourageaient leur fille dans ce loisir car, au mieux, elle pourrait en tirer une carrière intéressante et, au pire, elle se serait bien amusée. Mélanie demanda :
— Tu ne m’en as pas déjà offert un l’an dernier, coquine ?
— Pas avec ta nouvelle coupe de cheveux.
Olivia appuya sa réponse d’un clin d’œil qu’Ada ne comprit pas. Mélanie regarda le tableau et le plaqua contre son torse, les joues embrunies. Paloma, derrière son épaule, réclama de le revoir puis se présenta. Mélanie accueillit la présence d’une inconnue non-annoncée à son anniversaire avec la froideur appropriée à la situation.
La cousine Malkia et son mari Yemane offrirent une copie d’un portrait de famille datant de l’époque du Naufrage. On y reconnaissait ceux qui devaient fonder les différentes branches de l’arbre généalogique. Ada, contrairement à Malkia, n’était pas versée dans l’histoire exacte de leurs ancêtres ; de mémoire, la moitié de ces gens s’étaient mariés les uns avec les autres, l’autre moitié avait fondé des familles avec des sudropéens. Les cousins de ces branches-là se fondaient dans la masse : au quotidien, personne ne devinait leurs origines naufragées. Ils formaient une bonne avant-garde pour préserver leurs parents moins invisibles des désagréments de l’ignorance sudropéenne. Ada, adoptée, s’assimilait à cette partie-là de la famille et s’efforçait de participer au mouvement.
L’intégralité des cadeaux remis, les commentaires sur le sujet épuisés, la mère d’Ada et Mélanie prit cette dernière à part. Ada les suivit, inquiète. Acha la remarqua et ne la chassa pas. Elles durent se résoudre à parler dans la buanderie, dernière pièce du rez-de-chaussée plus large qu’un couloir que la soirée n’avaient pas encore envahie.
Entre le linge de corps qui séchait, elles trouvèrent trois tabourets où s’asseoir.
— Tu peux rester, fouineuse, confirma sa mère à Ada. Mélanie, je pense que tu es assez âgée pour que je puisse te confier l’identité de ton père et que tu ne fasses pas n’importe quoi de cette information.
Mélanie s’affaissa sur elle-même, les yeux écarquillés.
— Tout ça pour ça ? Maman, tu m’as fait mariner vingt-et-un ans. Ça fait un bail que j’ai deviné que c’est Philémon.
Ada serra les dents. Moins une surprise qu’une évidence. Acha et Philémon vivaient ensemble quand Mélanie était née ; ils étaient restés assez bons amis par la suite pour que l’une confie sa fille adoptive à l’autre pour son apprentissage. Par ailleurs, point de détail certes, Mélanie arborait un teint intermédiaire qui laissait supposer son géniteur plutôt du côté Beige de la carnation.
Évidemment, la situation entre Ada et Philémon rendait la vérité difficile à accepter.
— Qui t’a raconté une bêtise pareille ? Jamais de la vie. Philémon est un ami, nous n’avons jamais rien été de plus. Est-ce que tu crois que j’aurais continué de lui adresser la parole alors qu’il n’a jamais levé le petit doigt pour t’élever, s’il avait été ton père ? Pour qui est-ce que tu me prends ?
Ada et Mélanie échangèrent un regard où se reflétait la même surprise.
— Mais… qui ?
— J’y viens. Ton père est un homme de la Tour éternelle que j’ai rencontré pendant mes études et qui, s’il ne souhaitait pas faire d’enfants avec une étudiante citadine, aurait dû prendre plus de précautions. Quand tu m’es arrivée, je me suis rendu compte que je voulais te garder alors je suis partie ; mon apprentissage était terminé de toute façon. Je ne lui ai rien dit. Tu n’as pas besoin de savoir ce qu’ils forcent les domestiques à faire plutôt que de laisser naître des bâtards. Très franchement, je ne vois pas ce que tu gagnerais à rencontrer ton père : je voulais juste que tu ne te poses plus de questions à son sujet.
Pour une de ces trop rares fois dans leur vie, Acha parlait de sujets cruciaux à ses filles. Une très bonne chose. Alors pourquoi le sang battait-il aux tempes d’Ada ? Pourquoi devait-elle juguler sa propre colère, quand ce n’était ni le lieu ni le moment de la ressentir ? Les mots lui vinrent à la bouche avant qu’elle ne le réalise :
— Et moi, maman ?
Sa mère se tourna vers elle, le regard désintéressé.
— Quoi, toi ?
— Tu as fait Mélanie avec un homme de la Tour, d’accord, nous sommes toutes très contentes de l’apprendre. Est-ce que tu sais quelque chose sur moi ?
Acha posa une main sur l’épaule d’Ada, dont les doigts vinrent lui caresser la nuque – juste en-dessous de la zone désagréable qui lui aurait causé un malaise. L’esquisse d’un soupir désolé.
— Toi, tu es sa grande sœur. Que voudrais-tu que je sache de plus ?
Avant qu’Ada ait eu le temps de réagir, Mélanie se leva d’un bond, son tabouret jeté en arrière. Elle quitta la pièce sans un mot, au pas de course, la porte claquée.
Pas le temps de s’encolérer : Ada devait consoler sa petite sœur, qu’elle suivit.
*
Jean le sylphe se tint immobile dans la salle obscure et écouta les gens qui y discutaient.
— Non, je n’ai pas retrouvé sa trace. Mais on n’en serait pas là si le vieux croulant ne faisait pas ses manigances dans son soin !
— Parle-moi mieux, gamin.
— C’est pas à toi que je parle, vieillard.
— Tu manques pas trop à ton coéquipier ? Il se doute de rien quand tu disparais comme ça ? Un de ces jours tu vas bousiller toute cette opération et je rirai si fort.
— Silence, Juan. Rousseau, ton incapacité à retrouver l’abomination n’est pas un motif de reproche. Ne perds pas ton temps en justifications. As-tu la moindre piste ?
— Très franchement je pense toujours qu’il est mort : je l’ai vu se casser en deux morceaux.
— Ce serait mieux pour tout le monde. Malheureusement, les choses ne sont pas si simples.
Jean reconnut les voix de personnes avec qui il désirait entretenir de meilleures relations : d’abord Chapuis, le major de la Garde Touraine qui, en attaquant Angeline, l’avait séparé de Line ; ensuite l’assistant du Grand Maître, le mystérieux vieil homme qu’il avait oublié de remercier pour sa sortie du bocal en verre où il avait végété tant d’années ; enfin, le Grand Maître lui-même, parce que ça ne pouvait pas faire de mal de se réconcilier avec quelqu’un d’aussi haut-placé.
— Bonjour tout le monde ! Est-ce que vous parliez de moi ? Je vous ai manqué ?