Antécédemment : Nathanaël de Luz est enfermé dans une cellule de prison qui le nourrit d'images Illusoires destinées à remplacer sa vision. Il vient d'y être rejoint par une mystérieuse interlocutrice ; celle-ci prétend “être le vent”...
*
De deux choses l’une : ou il s’adressait à un esprit malade, ou c’était lui, l’esprit malade. Nathanaël de Luz demeura dans l’expectative. Gageant qu’une folle satisfaite coopérerait mieux qu’une folle contrariée, il tenta de ramener la conversation sur une meilleure trajectoire.
— Insulter le vent n’était pas mon intention, l’amie. J’en suis sincèrement navré.
— Tes excuses m’importent peu, créature inférieure.
D’abord, Nathanaël songea que la voix de sa compagne de cellule gagnait en fermeté à la pratique et que ce progrès faciliterait leur discussion. Ensuite, il s’intéressa au sens de la phrase.
— Ma petite, nous allons descendre d’un ton : vous vous adressez à un seigneur de la Tour éternelle.
— Je n’ai que faire des titres inutiles dont vous autres pitoyables créatures vous parez.
— Belle façon d’avancer dans le dialogue, Votre Suprématie. Permettez-moi, en toute amitié, de me stupéfaire qu’une engeance si supérieure à l’humanité demeure captive dans cette prison conçue par les miens.
L’autre ne répondit rien. Mouchée, la sylphe. Nathanaël se rabroua aussitôt : les sylphes n’existaient pas. Certes, des sources indiquaient qu’à la croisée de deux masses d’air, là où les vents s’interpénétraient dans un chaos météorologique à couper le souffle, un certain assemblage pouvait naître du désordre… une nappe d’air fermée, faite de multiples boucles cycliques et isolable du reste de l’atmosphère ; un processus comparable à une forme de vie si l’on en oubliait la définition. Enfin, de là à la croire capable de penser ? De parler ?
Il sentit trop tard la machine Illusionniste se remettre en marche. Elle ouvrit l’île sous lui : il tomba. Sur les escaliers, bien entendu.
L’hypothèse selon laquelle ne chuter que de sa propre hauteur serait inconséquent s’en trouva invalidée. Ses paumes et ses coudes prirent le choc. La douleur s’éternisa. Aïe. Nathanaël se releva et nota le vent de panique qu’émettait la… il se décida à l’appeler « sylphe », du moins jusqu’à trouver mieux.
— Je n’aime pas. Arrête ça.
Nathanaël remarqua que le vocabulaire de la demoiselle s’étiolait dès qu’il s’agissait d’autre chose que d’affirmer sa supériorité. D’où deux conséquences : primo, la part de lui qui ne vivait que pour prendre des notes sur le monde qui l’entourait haussait de plus en plus haut son sourcil ; secundo, « sylphe » sonnait si mal, bien trop mythologique !
— Comment puis-je vous nommer, l’amie ?
— Je n’ai pas l’usage d’une convention appellative.
Nathanaël appréciait à ses heures le recours à des tournures de phrase inutilement alambiquées mais cette réponse-là atteignait des sommets de pédanterie.
— Eh bien ! Que de progrès.
— Empêche les choses de changer. Elles ne doivent pas faire ça.
Il ne put retenir un sourire.
— Si je comprends bien, votre demande signifie, primo, que vous disposeriez du sens de la vue et, secundo, que vous sollicitez l’aide d’une… comment disiez-vous ? « Pitoyable créature inférieure » ?
La rafale suivante l’entraîna dans un joli pas de danse. Toupillé, il entendit murmuré à son oreille :
— Si ton rôle ici est de me tourmenter, tais-toi.
— Il y a erreur, l’amie. Je ne suis pas votre bourreau, mais prisonnier comme vous.
— Depuis moins longtemps que moi.
— Tiens ? Pardon, mais je ne comprends pas comment vous pouvez être écrouée ici sans que la moindre rumeur n’en perce au-dehors, au point que je n’aie jamais entendu parler de vous auparavant. Les gens sont curieux et vous êtes une curiosité.
— Faisons un échange. Dis-moi pourquoi les choses bougent et je répondrai à ta question.
— Très bien.
Il s’assit en tailleur sur les marches et étala autour de lui le tissu de son pantalon couleur d’ocre rouge.
— Par où commencer ? Y voyez-vous ? Je veux dire, possédez-vous bien le sens de la vue ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— J’ai appris que la vue dépend de cet organe fort complexe qu’est l’œil, et si vos boucles en comportent un qui flotte gracieusement sur un coussin d’air, je… je trouverais cette idée très perturbante. Quoique, même si vous êtes transparente, j’imagine qu’un phénomène de réfraction pourrait vous doter de l’équivalent d’un système de lentilles… Je m’égare, ce n’est pas le plus important dans l’immédiat.
— Tu ne réponds pas à ma question.
— Les « choses », comme vous dites, la réalité en somme, ne bougent pas, ne changent pas. L’Illusion affecte votre perception. Cet escalier n’existe pas, ni…
— Escalier ?
— C’est un… dispositif pour passer petit à petit d’un niveau de terrain à un autre. Fabriqué de main d’homme. Comment pouvez-vous vous exprimer aussi bien et ignorer ce qu’est un escalier ?
— Les méthodes inventées par ton espèce stupide pour pallier son ancrage au sol ne méritent pas que tu ralentisses l’explication qui m’est due. Je sais ce que c’est. Tu le prononces mal. [εskalje], pas [eskalje].
Nathanaël inspira, expira, détendit ses muscles et verrouilla ce sourire charmeur trois fois champion du concours dédié dans la Tour éternelle. Une fois son agacement revenu à des niveaux acceptables, il lança :
— Simple précision, l’amie, continuez de me parler sur ce ton et malgré mon naturel aimable il est possible que je prenne la mouche. Pour commencer, j’ai coutume que les mystérieuses inconnues qui croisent mon chemin me vouvoient, histoire de souligner la distance à défaut de marquer le respect.
— Nous sommes condamnés à passer un temps considérable à trop courte distance l’un de l’autre, si nous continuons à cette vitesse.
— Je te tutoierai donc.
— Je n’en ai rien à faire, parle. Une Illusion. Pourquoi ?
— Oh, dans notre contexte carcéral, le but du jeu consiste à faire oublier au prisonnier qu’il se trouve enfermé et à le balader n’importe où. Parfois pour l’éprouver, après tout il est là dans ce but, plus souvent pour le plaisir de tester des Illusions.
Comme une de ses jambes s’ankylosait, il en intervertit le croisement avant de poursuivre :
— S’il s’agissait d’une épreuve – et j’aimerais bien savoir au nom de quoi on m’en créerait une – un maître des Illusions se chargerait d’entretenir le mirage, on ne laisserait pas cela à une bête machine.
— Tu en es sûr ?
Nathanaël dut tourner la question dans son esprit quelques secondes pour en saisir le sens.
— Qu’il s’agit d’une machine ? Aucun Illusionniste ne laisserait deux prisonniers discourir tranquillement de ses actions sans tenter de les ramener dans son scénario, tandis que notre machine continue d’accomplir sa tâche même une fois que celle-ci est devenue inadéquate. Et le style de manœuvre est différent mais il faut être Illusionniste pour s’en apercevoir.
Il abandonna la position tailleur pour ramener ses genoux devant lui. Ceux-ci craquèrent, l’incitant à quelques exercices de souplesse. Une épouvantable quantité de muscles et de ligaments se plaignirent de l’effort. Les terribles conséquences de la rupture de sa routine callisthénique en prison. Dans le silence qui se prolongeait, Nathanaël risqua une toux polie, puis une série de claquements de langue et, enfin, à bout de patience, demanda :
— L’amie, que peux-tu me raconter sur toi-même ?
La sylphe débuta :
— Une tempête m’a fait apparaître au-dessus de votre Tour éternelle. On m’a tendu un piège pour me capturer. Des créatures misérables ont eu l’air de discuter de moi, je ne sais pas ce qu’elles ont dit parce que je ne les comprenais pas. Le bocal qui me contenait a été oublié.
La demoiselle émit ce qui ressemblait à un soupir, si on osait céder à la tentation de l’anthropomorphisme.
— Est-ce là tout ?
— Non. Plus tard on est revenu me chercher. D’autres humains : ils voulaient faire des expériences. « Étendre les connaissances sur les créatures élémentaires. » On m’a appris votre langue et enfin expliqué qu’on pensait que j’avais lancé la tempête contre la Ville.
— Était-ce le cas ?
— Bien sûr que non ! Elle était plus belle, plus grande, plus forte que moi, c’est elle qui m’a créé, pas l’inverse, je viens de le raconter. Ensuite les tests ont continué.
— Il devait s’agir d’un groupe de scientifiques. As-tu retenu leur nom ? Étaient-il de Thalas, de Frem, d’une autre maison ? Quoi qu’il en soit, ils ont dû apprécier de mettre la main sur une véritable sylphe.
Le vent se leva, faisant claquer les vêtements de Nathanaël. Interpréter le langage non-verbal d’une entité non-humaine ? Il avait déjà connu façon plus étrange de commencer sa journée.
— Pas de convention appellative, cela signifie-t-il que tu refuses jusqu’au mot « sylphe » ?
— Exact.
La brise retomba.
— J’ai suivi tous leurs tests. Ils ne m’ont jamais rien promis, mais je pensais qu’ils me relâcheraient quand ils en auraient fini avec moi.
— Ne l’ont-ils pas fait ?
— Question stupide…
— Caractéristique de l’exécrable engeance dont je suis le plus pitoyable rejeton, bla, bla, bla. Cela dit je comprends mieux d’où tu sors ton vocabulaire, si ce sont ces circonstances qui t’ont enseigné le langage. D’ailleurs, n’as-tu jamais essayé de négocier avec eux ?
— Je ne savais pas parler.
— Ah tiens ? Quand as-tu commencé ?
— Il y a peu.
— À quelle occasion ?
— Je cherchais un moyen d’attirer ton attention.
Nathanaël étira une dernière fois sa colonne vertébrale, prit son courage à deux mains et se releva. Bien. Sa compagne de cellule prétendait, avec des arguments recevables, être une créature fantastique et avoir appris à communiquer dans les dix minutes précédentes. Malgré ces assertions douteuses, il appréciait la compagnie pour un point : la discussion aiguisait sa concentration, le sortait de ce flou onirique des Illusions.
— Comment une créature inférieure telle que moi a-t-elle attiré ton supérieur intérêt ?
— J’ai pensé que tu pouvais peut-être me sortir d’ici.
— Je peux essayer.
Il embrassa du regard l’étendue de marches qui couvrait l’horizon, songeur.
— Mais je ne conçois pas encore comment. Jusqu’ici, je suivais l’escalier en attendant de voir ce qui se passerait. Droite ou gauche ?
— Est-ce qu’il y a un bon et un mauvais chemin ?
— Pas la moindre idée.
L’homme et la sylphe descendirent.
les vents s’interpénètrent, tu dis ? 👉👈😳
"Une épouvantable quantité de muscles et de ligaments se plaignirent de l’effort." moi quand je me lève le matin
C'est vraiment chouette, j'aime beaucoup le ton, j'ai parfois l'impression de lire du Pratchett (que j'aime bcp bcp) / j'attends la suite :)