Antécédemment : Ada, après avoir tenu tête au Seigneur de Sarh, s'en est rentrée chez elle. Au revoir Ada. Sa quête d'origines a donné des idées à Angeline, qui a demandé une recherche sur les siennes à la Dame de Virive avant de retourner voir son ex-codétenu. Nathanaël a enfin pu bénéficier de l'asile de sa maison, et appris que le nouveau maître est son cousin Abigaël et non sa cousine Émeline...
*
La politesse dictait que la première visite de Nathanaël de Luz à ses parents devait être pour son nouveau maître de maison ; il décida à la place de chercher Émeline, qui lui paraissait moins fâchée contre lui.
Certains après-midi, elle se réunissait avec quelques amis dans un petit salon hexagonal de l’étage médian de la maison Luz, coincé, comme toutes les pièces biscornues de leur domaine, entre les machineries du générateur auxiliaire. Le rassemblement informel portait le nom dérisoire de Club des Amateurs et Amatrices de Thé et n’avait pas grand-chose à voir avec la boisson.
Le cercle du jour comprenait Noël d’Abadi, Aline de Frem, Ézéchiel de Coq, et Émeline de Luz en maîtresse de cérémonie. Quand Nathanaël entra, le premier soupira plus fort que la situation ne l’exigeait. L’évadé ne s’en démonta pas et demanda :
— Mél, mon trésor, je peux te parler une minute ?
Aline de Frem posa sa tasse sur sa soucoupe en faisant du raffut exprès.
— Comme tu peux le voir, je suis occupée, Nat.
— Je ne te retiendrai pas longtemps.
Ézéchiel de Coq éclata :
— Peut-on savoir au nom de quoi monsieur de Luz s’autorise à troubler notre réunion alors qu’il est notoirement non un amateur de thé mais un amateur de femmes ?
Nathanaël le toisa.
— Une telle idiotie est « notoire » ? Et qui donc, mal informé, la colporte ?
— Il est donc possible d’aimer soit la partie féminine de votre espèce, soit une boisson chaude, mais pas les deux ? Ça n’a pas l’air très logique.
Le Club des Amateurs et Amatrices de thé sursauta de concert.
— Oh, mais je manque à tous mes devoirs, permettez-moi de vous présenter Angeline, un être de l’air que j’ai rencontré en prison, d’où je viens de sortir, séjour qui m’a par ailleurs privé de la merveilleuse compagnie des membres de ma maison, alors si vous vouliez bien tous m’excuser, je désire une minute avec ma cousine !
Émeline se leva de son siège et l’entraîna dans le couloir.
— Qu’y a-t-il de si pressé ?
— Mél, qu’a fabriqué le conseil ? Pourquoi t’a-t-il écartée, pourquoi briser les fiançailles d’Abi et Mandie ?
Les épaules d’Émeline s’affaissèrent. Nathanaël se sentit cruel de l’obliger à évoquer le sujet ; ils s’étaient retrouvés en concurrence au titre de maître de la maison Luz, des années auparavant. Sa défaite – à elle – et sa victoire – à lui – avaient endommagé leur amitié quelques mois.
— La même raison que lorsque nous avons tous deux été présentés pour remplacer Artuel : j’aime le thé.
Nat chercha bien mais ne parvint pas à dénicher la pertinence de l’argument. Elle réexpliqua :
— Une maîtresse de maison doit renoncer à son droit de se marier et d’avoir des enfants. Le conseil considère que, puisque je n’ai jamais voulu d’époux ni d’enfants, je n’ai rien à sacrifier en échange du pouvoir d’une Dame.
— Tu ne m’en as rien dit à l’époque.
— Je doutais. Nous étions deux candidats acceptables, tu étais un peu plus jeune. Cette fois-ci le conseil a été explicite : il ne s’agissait pas que de te remplacer mais aussi de punir notre maison.
Nathanaël comprit qu’il n’y avait pas que la politesse qui exigeait qu’il parlât à son Seigneur, et que des excuses à son amie Amandine s’imposaient.
— Merci de la mise au point, Mél.
— Une dernière chose : ne dérange plus jamais mon Club. Tu n’as aucune idée des pressions natalistes auxquelles nos membres sont soumis par leurs parents, les moments d’échappatoire leur sont rares.
— C’est bien noté. Je file voir Abi. Merci encore de ton amitié.
D’une petite voix, Émeline répondit :
— Suis-je bien ton amie, Nat ? Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue, alors ?
Nathanaël rata un pas. Il se retourna, confus. Sa cousine releva la tête.
— Tu as dû le préparer. Agir sur le vif, cela ne te ressemble pas.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles. Angeline ?
Le sylphe confirma sa présence. Ils passèrent à la suite de leurs visites.
Contempler Abigaël de Luz occuper ce fauteuil comme s’il était à lui, même s’il l’était, serrait un soupçon les artères coronaires de Nathanaël. Il constata par la même occasion, avec une lucidité soudaine, que son esprit s’accrochait toujours à des détails puérils desquels se plaindre pour ne pas aborder le vrai sujet brûlant.
Il était temps de reprendre la main et de regarder le problème en face. Il sourit.
Le nouveau maître de la maison Luz eut une seconde d’hésitation puis recomposa son calme et lui indiqua le siège des invités.
— Bien dormi ?
— J’en avais besoin. Merci de ta patience. Permets-moi de te présenter Angeline, qui fut mon compagnon de cellule juste avant de m’en libérer.
— Plutôt juste avant de t’en sortir de force.
— Qu’importent les détails.
Pour un débutant à ce poste, Abigaël maîtrisait plutôt bien la fausse indifférence avec laquelle la coutume demandait que les Seigneurs et Dames abordassent tout dossier, y compris le plus incongru. Il haussa les sourcils et s’enquit :
— Le compagnon est un sylphe, je présume ?
— Je préférerais n’importe quelle autre expression.
— N’êtes-vous pas un sylphe ?
— Si mais, voyez-vous, il existe deux mots [silf] : l’un signifie que je ne suis pas humain et qu’il convient de me traiter sans dignité. L’autre, que je suis beau et libre. Les deux se prononcent de la même manière. Lequel utilisez-vous ?
— Je vois. Je pose la question parce que je viens de recevoir un billet de cette chère Omérine de Virive qui nous promet une facture salée pour une recherche profonde sur la mention de sylphes depuis le début de l’histoire de la Tour éternelle et que j’ignorais qui enguirlander.
Le courant d’air changea de direction.
— C’est payant ? Mais… il y avait une personne avant moi et elle ne lui a rien demandé !
— Elle n’évoque jamais le sujet en face, cette sangsue. Que peut-elle nous réclamer ?
Nathanaël répondit machinalement :
— Une dizaine de lampes autonomes, peut-être. Veux-tu lancer la production ?
— Non, elle les voudra personnalisées, attendons sa requête. Continuons-nous le badinage ou passons-nous aux choses sérieuses ?
— Passons-y. Pourquoi as-tu accepté le poste de maître de maison ? Rien ne t’y obligeait.
Abigaël parut s’étrangler.
— Tu as disparu du jour au lendemain – trois jours, Sarh a pris trois jours pour nous dire où tu étais – le conseil t’a démis sans nous en parler, nous ne l’avons su que parce qu’il nous a réclamé de présenter un nouveau maître – nous étions bloqués ! Nous n’avions plus accès à rien ! Nous devions désigner quelqu’un pour parler au conseil, et Émeline a été recalée ! Qu’étais-je censé faire ? J’étais le dernier éligible, et cela arrangeait Casiel pour ne rien gâcher. Ce qui m’obligeait à accepter ? Toi !
Nathanaël rétrécit sur son fauteuil.
— Casiel est beaucoup de choses, mais pas désespéré que sa petite protégée t’épouse au point de manigancer la rupture de vos fiançailles…
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il doit y avoir une autre raison à toute cette affaire.
— Nat. Que racontes-tu ?
— J’étais en prison ces six derniers mois, t’en souviens-tu ?
— Oui : pour tentative de meurtre.
Chute ; dans son esprit uniquement. Toute sa tête lui criait qu’il tombait. Il s’accrocha aux bras du fauteuil. Angeline lui voleta vers les oreilles.
— Explique-moi, s’il-te-plaît : quand je bouscule des gens sur ton chemin, c’est un scandale, mais quand tu tues quelqu’un, ça ne vaut pas la peine de le mentionner ?
— Je n’ai tué personne.
— Tu as failli.
— Et qui donc, au juste, serait la victime ?
— Comment cela, qui ? Tu n’es pas sérieux.
— Dis-le-moi, Abi !
Abigaël le contemplait comme s’il était devenu fou.
— Gabriel d’Ascley, de toute évidence !
— Quel mensonge. C’est faux. C’est si bas. Comment osent-ils ? Comment Sarh peut-il le suivre dans ce jeu ?
— Mais quel jeu, Nat ? On t’a retrouvé avec lui ce soir-là, tu riais !
— Quel soir ?
— Celui du solstice ! Tu riais !
— Je riais, je riais, et de quoi riais-je ?
— Gabriel d’Ascley a pris feu, tu ne faisais rien pour l’éteindre, tu riais, on a retrouvé ton briquet sur lui, il t’a accusé !
Nathanaël sentit l’élastique de sa crédulité casser à force d’être distendu.
— Tu te rends compte, j’espère, que cette histoire n’a aucun sens. J’ai pu incendier Gabriel par le passé, mais toujours au sens figuré.
— Me crois-tu d’humeur à rire ?
— Les êtres humains ne prennent pas feu comme de la paille, d’abord.
— Tu as jeté de l’alcool sur ses vêtements, puis ton briquet allumé.
— Non. Non, je regrette, cela ne rime à rien. Et où étais-je, après cela ?
— Casiel de Sarh a appelé la Garde et t’a fait emmener.
— Voilà qui est pratique ! A-t-on la moindre preuve que ce feu fut réel, et non une Illusion ?
— Gabriel cache ses brûlures mais les a présentées à plusieurs reprises. Casiel s’est blessé les mains en l’éteignant et ne quitte plus ses gants.
— Mensonges. Vous vous êtes faits manipuler comme des enfants.
Abigaël prit une inspiration, se leva de son siège, arma son bras et décocha une gifle à travers la table. Nat la réceptionna. Elle lui résonna dans l’oreille, rayonna dans la mâchoire, brûla la moitié du visage. Il y porta la main.
— Nous crois-tu tous stupides ? Nous estimes-tu incapables de demander des preuves, depuis six mois ? Nous avions des alliés, Casiel avait commis une faute en t’enlevant, nous avons joué tout ce que nous pouvions sur le fait que tout était faux, que cela n’avait pas pu se produire, et tout a abouti au même résultat. Les blessures sont réelles. Les dégâts sur le parquet et les rideaux aussi. Les vêtements d’Ascley portent de vraies brûlures qui correspondent à ce qui a été vu ce soir-là. Aucune Illusion n’a été perçue autour de ces objets. Nous avions parié sur ton innocence, et ce faisant nous avons perdu tout levier pour t’aider. Alors, la question que nous nous posons, maintenant, c’est : pourquoi l’as-tu fait ? Que faisais-tu seul avec lui, pour commencer ?
Les châtiments corporels et l’interrogatoire entraient tout à fait dans le registre de moyens que son maître de maison pouvait déployer contre lui : dommage que ni l’un ni l’autre ne lui ravivassent la mémoire. Quatre coups à la porte tirèrent Nathanaël de l’embarras. Abigaël autorisa la personne à entrer. Il s’agissait d’un valet porteur d’un papier jaunâtre plié en deux, le genre de message rapide envoyé de maison à maison. Le Seigneur de Luz congédia le domestique puis ouvrit le billet.
— Pour changer, cela te concerne.
Son regard coula de gauche à droite et de haut en bas. Nathanaël tenta de lire le message à l’envers, mais échoua : papier trop épais.
— Tu as vu Amandine ?
La voix d’Abi tremblait.
— Je l’ai croisée. Elle a menacé de me tuer puis m’a sauvé la mise. Mandie toute crachée.
— Elle a parlé pour toi dans la maison de son père. La Dame de Fortune m’informe que malgré l’amitié qu’elle porte à Amandine de Sarh, elle et sa maison refusent d’arbitrer la querelle entre Gabriel d’Ascley et toi. Je n’osais pas le leur demander moi-même : je redoutais cette réponse. Au moins, la voilà dite.
Il ne restait plus qu’une seule chose à faire. Abigaël le savait sans doute, quelque part dans sa mémoire, sans songer que ce cas hypothétique s’appliquait ici. Nathanaël lui rafraîchit ses connaissances des hiérarchies de la Tour éternelle :
— Seul le Grand Maître peut trancher, désormais.
Pour accéder à lui, Nathanaël aurait besoin de la présence du Seigneur de Luz ; vu son expression, l’idée n’enchantait pas Abigaël.
— Le Grand Maître ?
Les deux hommes sursautèrent ; ils avaient oublié Angeline.