Antécédemment : Ada a atteint son objectif : discuter avec la Dame de Virive de la possibilité qu'elle soit née dans la Tour, voire qu'elle soit la fille bâtarde de l'un de ses habitants. La Dame s'est engagée à une recherche dans ses archives. De son côté, Nathanaël a gagné chez les Coq une petite escorte constituée de sa grand-mère et de sa grand-tante pour retourner chez lui...
*
Les portes de l’élévateur s’ouvrirent sur l’antichambre de la maison Luz et la silhouette terrible du première classe Abrinque.
Bas de l’échelle, bas du front, nul n’avait de raison de prêter attention à Abrinque, pourtant tout le monde se souvenait d’Abrinque. Il accusait ses deux mètres cinq de long et frôlait le mètre quarante de large : cela aidait.
Son poste à l’endroit où le fugitif avait le plus intérêt à se rendre se justifiait puisque, devant cette armoire vivante, Nathanaël de Luz ne pensait plus à disparaître et se contentait de regretter d’exister.
Les demoiselles qui l’accompagnaient, sa grand-mère Pauline et sa grand-tante Armeline, eurent la présence d’esprit de réagir à sa place. La pâtissière le drapa dans l’Illusion qu’il n’était pas vraiment là ; la cuisinière ajouta par-dessus l’Illusion du fond de l’élévateur histoire que personne ne remarque de trou suspect dans sa vision.
Et monsieur de Luz, qui scorait onze virgule soixante-quinze points sur douze au test de niveau des Illusionnistes, se remémora qu’il était à sa portée de s’en charger lui-même. Il attrapa le mirage d’invisibilité et sortit de l’élévateur en longeant le mur le plus loin possible d’Abrinque.
Il n’était pas seul à garder l’endroit, question de protocole : pour garder, il fallait au moins deux gardes.
Le second et le troisième ne remarquèrent pas la supercherie. Le quatrième, en revanche, tourna le regard vers l’endroit où Nathanaël n’apparaissait pas.
Armeline de Coq reprit le contrôle de l’Illusion et la passa à Pauline, qui la lui renvoya derechef. Désorienté par ce jeu de balle, le garde revint aux deux demoiselles. Nat comprit qu’il s’agissait non d’un citadin mais d’un jeune sieur de la maison Sarh, faisant son apprentissage de la Garde au milieu de la troupe ; un bon choix pour repérer un comparse Illusionniste. Le sieur n’était d’ailleurs pas trop mauvais en la matière, puisqu’il profita de la première ouverture pour chiper le contrôle à ses deux parentes et dissiper le mirage.
Nathanaël, redevenu visible, gagna la porte et la claqua au nez de ses poursuivants.
Son bureau était fermé.
Qu’aurait fait Angeline dans cette situation ? Mis à part boxer tout le monde ? Il ferma les yeux et écouta le courant d’air.
Ce ne fut pas son ouïe mais son sens Illusoire qui repéra une présence au fond de la maison. Il s’y rendit au pas de course, les gardes sur ses talons. Le couloir déboucha sur l’une de leurs bibliothèques ; celle qui servait de pièce à vivre par habitude alors que tout le monde en détestait la tapisserie vieux rose, souvenir de leur ancien Seigneur Artuel de Luz.
Nat ralentit à l’entrée, désireux de ne pas paraître trop décoiffé alors qu’il se réintroduisait à sa maison. Tous ses membres étaient réunis : les anciens Ariel et Mazarine sur une causeuse, qui travaillaient sur un même document technique avant son interruption ; la jeune Martine, qui auscultait un lapin sous la supervision de sa mère Églantine ; Judicaël, qui avait cessé son rangement des étagères pour le gratifier d’un sourire ambigu, la bouche exactement horizontale ; Émeline.
La seule de la maison qualifiée pour le remplacer, donc, nécessairement, la nouvelle Dame de Luz.
— Madame, l’appela-t-il.
Elle ouvrit des yeux en soucoupes. Une pogne appartenant au première classe Abrinque, proportionnée à son gigantisme, broya l’épaule de Nathanaël. Il força son regard dans celui de sa Dame. Elle ne pouvait pas l’abandonner avec ses yeux dans les siens.
— Laissez monsieur de Luz.
Abrinque le relâcha. Accoudé au bord de la fenêtre, Abigaël de Luz, presque transparent dans une chemise et un pantalon qui répondaient respectivement à la tapisserie et au lambris, daigna se tourner vers son cousin.
— J’accorde à monsieur l’asile de la maison Luz. Merci de vous retirer.
Se taire eût été impoli, alors le première classe quitta la pièce avec un :
— Bien, Monseigneur. Le Commandant en sera tenu informé.
Le mauvais rêve de sa fuite prenait fin. La tension dans ses muscles mourait avec langueur. Le choc dans son esprit, en revanche, ne s’amenuisait pas.
— « Monseigneur » ? Mais… tu allais te marier ?
Abigaël le foudroya du regard et quitta la pièce en trombe.
Le reste de la maison le fixa avec un air collectif de reproche. Personne ne se décida à entamer la conversation. Nathanaël sentit ses paupières s’alourdir, décida de remettre la discussion à plus tard et quémanda la clé de sa chambre.
*
Sans brutalité mais sans compassion, Ada Rousseau-Stiegsen fut ramenée au quarante-cinquième et mise en attente dans le couloir devant le bureau du Seigneur de Sarh. Si le major Chapuis avait arrêté de lui sourire, la situation aurait été tolérable.
— Maman !
Ada tourna la tête ; arrivait Olivia, qui lâcha la main de son chaperon pour rejoindre les bras de sa mère. Sa fille l’interrogea du regard. Elle opina discrètement. La môme lâcha son soupir soulagé le plus dramatique depuis qu’elle avait neuf ans.
— Et alors, où est Luz ? demanda le lieutenant Braquart.
Amandine de Sarh haussa les épaules.
— Perdu.
— Vous avez. Perdu. Le fugitif que vous aviez au bras. Mademoiselle.
— Comment se porte votre petit-fils, lieutenant ?
— Vous ne pouvez pas me demander des nouvelles de mon petit-fils chaque fois que vous me croisez, mademoiselle. C’est transparent, pis, je parle pas tant que ça de mon petit-fils.
— Il sait marcher maintenant, non ? intervint Chapuis.
— Oh tu le verrais, il galope ! Mais il tombe encore. On le garde dès ce soir, Adrien et Ninon se sont retrouvés de nuit en même temps cette semaine, j’espère qu’il aura fait des progrès – attends un peu, tu ne vas pas t’y mettre !
— Ben quoi ? Tu es drôle quand tu parles de ton petit-fils. Je peux venir dîner ?
Les deux compères s’interrompirent quand la porte s’ouvrit. Casiel de Sarh appela Ada et Olivia.
Sven les attendait debout dans le bureau. Son épouse reconnut son expression de quand il réussissait un coup de bluff, ce qui signifiait que le Commandant avait calculé le coût humain et matériel de former un nouveau capitaine pour le remplacer et était arrivé à la conclusion que l’incident du jour n’en valait pas la peine. Ada s’assit au bord de la chaise des invités. Le Seigneur de Sarh passa derrière son bureau, se posa sur son fauteuil et débuta :
— Bon. Satisfaite de votre escapade ?
Ada ne laissa pas cette fausse nonchalance ruiner la sienne.
— J’ai rencontré la Dame de Virive, une personne charmante.
— Malgré mes avertissements.
Elle jeta un regard en coin à son époux. Sven chuchota une consigne à Olivia, qui soupira et couvrit ses oreilles de ses mains. Rassurée sur son auditoire, Ada jeta :
— Monseigneur, que croyez-vous m’apprendre que je ne sache pas déjà ? Que je n’étais pas désirée, que je n’aurais pas dû naître, que je ne serai pas la bienvenue auprès de mes parents naturels si je venais à les retrouver ? Je ne suis pas si stupide. Vous savez quelle situation est la mienne, et vous savez quel besoin j’ai du simple statut d’enfant de la Tour. Si vous ne voulez pas m’aider, ne vous mettez pas en travers de mon chemin.
Sven émit une fausse toux pour lui signaler qu’elle y allait un peu fort avec son patron. Ada resta fixe, le regard plongé dans celui du Seigneur.
— Vous avez conscience, citadine, que la Garde fait ce qu’elle peut dans votre affaire ?
— C’est insuffisant.
Sarh lâcha ses yeux le premier et se cacha le visage dans sa main gantée.
— Très bien. Faites comme il vous chante. Je n’ai pas plus de temps à vous consacrer. Puissiez-vous ne pas avoir fait trop de dégâts.
Ada se leva et sortit, sa famille derrière elle. On les reconduisit à leur voiture. Le chauffeur fit démarrer les chevaux. Olivia rompit le silence :
— Bon, ça, c’est fait. Revenons au véritable ordre du jour, qui est mon anniversaire.
Sven éclata de rire : les imitations de discours adulte de sa fille lui ruinaient toujours le sérieux. Ada sourit. Plus qu’à attendre.
Olivia perdit sa joie et laissa son regard errer par la vitre. Sven s’en inquiéta. Leur fille soupira :
— J’ai hâte que tout ça soit terminé et qu’on arrête de se fâcher avec des gens.
— Mon petit chat, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Amandine de Sarh m’a disputée, elle a dit que j’étais manipulatrice.
Ada sentit ses joues s’enflammer. Elle prit le menton d’Olivia entre ses mains, planta ses yeux dans les siens et chercha ses mots.
— Cette femme n’a jamais souffert un jour de sa vie. Elle n’a aucune idée de ce qui nous arrive. Elle a tort et tu n’as plus besoin d’y penser, d’accord ?
Olivia renifla. Sa mère regarda la réalité en face. Elle gâchait bien la jeunesse de sa fille, cette jeunesse qu’elle avait juré de rendre plus douce que la sienne, comme elle le craignait.
Ada distingua le reflet de sa culpabilité dans les prunelles d’Olivia et sentit la couleur quitter son visage. Sven remarqua son trouble et lui attrapa la main. Olivia comprit ce qui se passait, ouvrit la porte et cria :
— Philémon ! Si je te trouve, je te finis !
Son père la tira par le col jusque dans l’habitacle, blême. Le chauffeur leur marmonna un reproche avant de refermer la porte depuis l’extérieur. Ada contrôla son miroir de poche : elle ne s’y voyait pas. Philémon n’était donc plus à portée. Peut-être même que, cette fois-ci, il s’agissait d’une vraie coïncidence et qu’il ne les avait pas suivis.
Elle se laissa aller contre le siège tandis que Sven sermonnait Olivia au sujet de la prudence et des bonnes manières.
Peu importait le prix de leur désobéissance au Commandant : si tout se passait comme ils l’espéraient, leur famille recevrait enfin l’aide nécessaire pour les débarrasser de la menace qui leur empoisonnait la vie.
Restait à espérer que les nobles de la Tour se montrent de taille face au sorcier.
*
La Dame de Virive rangea la mèche de cheveux blancs qui lui batifolait sur les yeux derrière son oreille.
— Très cher, lança-t-elle au vide, puis-je vous demander ce que vous faites encore dans mon bureau ?
Angeline le sylphe souffla de surprise.
— Comment le savez-vous ?
— J’apprécie mon espace de travail dépourvu de courants d’air : vous réveillez ma hernie.
— Ah. Je me demandais s’il était normal qu’une personne vienne vous voir pour savoir qui elle est.
La Dame rit.
— Seriez-vous en quête de vos origines, petite brise ?
— Oui.
— À ma connaissance, votre espèce naît du vent.
— Non. Je veux dire, oui, je le sais déjà. Je me demandais si vous saviez pourquoi on m’a enfermé et pourquoi on m’a libéré. C’est un mystère qui m’ennuie : je ne comprends pas ce qui m’est arrivé.
— Je peux chercher. Notez bien que mes archives ont été écrites par des personnes humaines et qu’elles ne feront peut-être pas la différence entre plusieurs sylphes au cours de notre histoire, ce sont des accidents qui se produisent.
— Les autres sylphes m’intéressent aussi.
— Bien. Avez-vous une adresse où je puisse vous contacter pour les résultats de cette recherche ?
Angeline réfléchit.
— Puis-je demeurer chez vous ?
— Ma hanche l’interdit.
— Sinon je connais bien Nathanaël de Luz, sa maison conviendrait-elle ?
Le visage de la Dame se ferma.
— Un conseil, ne vous vantez pas de cette amitié. J’enverrai mon compte-rendu à son maître de maison. Bonne journée à vous. Vous trouverez la sortie ?
Angeline se coula boucle par boucle à travers l’encadrure de la porte et chercha un moyen de remonter.
*
Nathanaël de Luz se réveilla au-dessus des couvertures serrées pour protéger le couchage de la poussière : il n’avait pas eu le courage de les défaire avant sa sieste.
Les morceaux des menottes, qu’il avait pris le temps de démonter histoire de ne pas subir des marques plus profondes que celles des draps sur sa peau, tombèrent à terre depuis sa table de chevet. Il haussa un sourcil.
Comme tout son baldaquin se balançait, il reprit espoir et risqua :
— Angeline ?
— Tu es vivant ? Je n’en étais pas sûr.
— J’ignore pourquoi, mais je m’étais persuadé que tu devais percevoir la respiration des gens, étant fait d’air et tout cela.
— Je viens d’arriver, je n’ai pas veillé sur ton sommeil. Passé une bonne journée en mon absence ?
Nat dodelina de la tête.
— Médiocre. Et toi ?
— Étrange et instructive. Le monde fait son chemin avec ou sans moi. Je ne connais pas le début de chacun des trajets accomplis par chaque entité consciente et je ne pourrai jamais embrasser la somme de toutes leurs histoires.
Nat roula des yeux.
— C’est la vie, l’ami. Je suis en sécurité, tu sais : ta promesse est tenue.
— Je n’en ai toujours pas l’impression. Et j’ai donné ton adresse comme lieu de résidence à quelqu’un.
Le sieur s’étira, bascula ses jambes sur le côté du lit et se leva.
— Alors mieux vaut que je te présente à la maison avant qu’on ne t’y considère comme un intrus.
L’homme et le sylphe sortirent de la pièce.