Antécédemment : Suite à une échauffourée, Nathanaël et Amandine ont établi qu'elle allait l'aider dans la mesure du raisonnable : en l'escortant deux étages plus haut, à la maison Coq. L'occasion de recroiser le lieutenant Braquart et le major Chapuis et de les envoyer chercher la citadine en vadrouille. Ada est quant à elle parvenue devant la maison Virive, avec Angeline, qui l'a suivie...
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Angeline le sylphe développait un goût qui l’émerveillait lui-même pour interpréter dans les phrases d’autrui la signification qui l’arrangeait et ignorer toutes les autres. Il lui semblait que l’humanité entière traitait son langage ainsi ; pourquoi s’en serait-il privé ?
Il n’ignorait pas la nuance de mépris dont une humaine insignifiante avait habillé « le sylphe agira malheureusement ainsi qu’il le voudra » ; elle lui rappelait par hasard cette vérité gigantesque et absolue : sa liberté de flotter vers là où son intérêt le portait.
Pour l’heure, il souhaitait comprendre pourquoi une femme qui courait dans les escaliers risquait des ennuis avec la Garde. Une interdiction liée au risque de chute de plain-pied, peut-être. La fragilité structurelle de ces pauvres êtres pathétiques ! Faute d’eau intérieure, impossible d’en pleurer. Toutefois Angeline concevait mal qu’une simple affaire de course dans les escaliers déclenche un tel remue-ménage.
Le meilleur moyen de satisfaire sa curiosité était encore d’interroger la personne impliquée. Tandis qu’il s’affairait à ranger ses boucles trop épaisses au plafond du couloir étroit, elle le devança :
— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Puisque l’intérêt était partagé, la discussion devenait un échange de bons procédés :
— On m’appelle Angeline. Je suis venu voir si vous aviez des ennuis.
— Et en quoi lesdits ennuis vous concerneraient ?
La question le laissa flottant.
— J’aime la liberté et je veux la partager.
— Eh bien vous êtes en travers de mon chemin, quelle sorte de partage est-ce là ?
La femme renonça à fixer un point imaginaire du mur et abandonna Angeline sur place. C’est-à-dire qu’elle partit vers d’autres de ses boucles dispersées dans les couloirs. Il transféra son regard derrière elle, ignorant la distraction que lui causaient les irrégularités du crépi. Elle prit un tournant puis un autre, à la recherche, Angeline comprit enfin, de n’importe qui traînant dans les parages. Les murs devinrent moins nus et davantage lambrissés ; un homme attrapa la femme :
— Que faites-vous ici ?
— Je dois voir la Dame de Virive. Est-ce qu’elle est disponible ?
— Vous ne pouvez pas espérer débarquer chez nous par je ne sais quelle porte de service et réclamer le temps de notre maîtresse de maison !
Angeline écouta le courant d’air et trouva la Dame. Il ondula jusqu’à son bureau et lui demanda :
— Madame de Virive, une personne cherche à vous voir et la Garde est prête à l’en empêcher. Qu’est-ce que vous pensez de ça ?
La Dame leva le regard vers nulle part en particulier, puis appela :
— Gwenaël ? Trouvez-moi madame Rousseau-Stiegsen et amenez-la-moi je vous prie, puisqu’elle est parvenue à se faufiler jusqu’à nous.
Angeline sentit la satisfaction se répandre dans ses boucles. Les réponses étaient pour bientôt.
*
Nathanaël de Luz quitta le bras de son amie Amandine pour saisir la poignée de la porte du vingt-cinquième (Maison Coq, niveau inférieur). Mademoiselle de Sarh changea sa poigne jusqu’ici soutien en prise sans merci sur son épaule.
— Nat.
— Mandie ?
Amandine remâcha ses mots dans la morsure de sa joue. Elle baissa les yeux sur la petite fille dont elle avait la charge qui, toute sourire et toute douce, ne perdait pas une miette de la scène.
— Jeune fille, je vais couvrir vos oreilles.
— S’il le faut, mademoiselle, je vous y autorise.
La tête d’Olivia coincée entre ses mains, Amandine lâcha dans un souffle :
— Il est un homme que je hais depuis des mois, qui a gâché mon mariage, écarté mon fiancé, attaqué l’ami de mon Seigneur, m’a mise en porte-à-faux avec mon propre maître de maison ; cet homme s’appelle Nathanaël de Luz et, quand je te regarde, je ne peux pas croire que tu sois lui. Je ne t’aide pas en tant qu’amie ; je t’accorde une faveur, et je te fais l’amitié de croire que tu la repaieras. Je vais contacter la maison Fortune et lui réclamer un arbitrage en ton nom ; promets-moi de t’y rendre, de t’y défendre et d’en respecter l’issue, et j’effacerai ta dette.
Elle relâcha la petite fille qui lui glissa :
— Qu’est-ce que vous me proposeriez pour que je ne dise pas au Commandant que vous complotez avec un fugitif ?
— Rien du tout. J’ai la ferme intention de me laisser enguirlander dès que mon ami sera à l’abri. Votre mère vous a-t-elle faite si manipulatrice que vous puissiez nous confondre avec vos poupées ?
Olivia écarquilla les yeux et se tut. Nathanaël hocha la tête.
— J’entends tes reproches. Je ferai de mon mieux pour réparer ce que je peux. Bonne journée, Mandie, et bon courage.
Amandine hésita, lui colla une dernière tape dans le dos et s’en fut gardienner Olivia à un endroit moins suspect. Luz entra dans la maison Coq.
Une lourde odeur de clous de girofle et de cannelle baignait ce couloir ; elle s’assortissait assez bien au lambris brun. Nat accusa l’agression olfactive et ses effets sur sa faim négligée. Il attrapa la première personne venue, enfila son meilleur sourire et demanda Pauline de Coq. On le conduisit à l’une des cuisines de la maison.
Sa grand-mère l’accueillit d’une exclamation émerveillée proche du hurlement. Elle abandonna les pâtons qu’elle formait et posa d’autorité ses deux pétrisseuses pleines de farine sur ses joues trop maigres avant de réclamer de quoi lui improviser un repas.
Si Nathanaël n’entretenait que peu de relations avec les Coq, la société de la Tour n’y voyait pas de la négligence mais un simple respect de la hiérarchie entre branches familiales. La première parentèle d’importance était celle dont un sieur ou une demoiselle partageait le nom ; pour Nat, tous les membres de la maison Luz. Très près derrière venaient le parent et la fratrie dont le sieur ou la demoiselle ne portait pas le nom. Le reste des obligations découlait de ces deux principes.
Une vieille histoire parlait d’un homme à qui on avait demandé de servir d’arbitre dans une dispute entre sa demi-sœur issue de son père et son demi-frère issu de sa mère ; incapable d’accorder à l’un ou l’autre sa préférence, il leur avait fourni deux épées et les avait laissé bretter jusqu’au premier sang. Les deux ennemis avaient quinze ans, l’arbitre dix-sept ; on racontait cette plaisanterie avant tout pour se moquer de la jeunesse.
Ce qu’il fallait retenir, c’était que Pauline de Coq n’appréciait Nathanaël que dans la mesure où elle n’avait pas de petite-fille issue de sa fille à choyer à sa place. Cela dit, si Nat avait disposé d’une sœur ou demi-sœur chez les Coq, il se serait directement adressé à elle. Cette sœur imaginaire n’aurait toutefois pas eu le statut social de sa grand-mère : la Tour respectait ses aînés.
Nathanaël apprit sur le tas une nouvelle branche de son arbre généalogique. La maîtresse de Coq se prénommait Caroline, était la nièce de Pauline, et par là même la cousine au premier degré de sa mère.
Celle qui avait dû prononcer le bannissement d’Angeline de sa maison, pour une offense dont les détails étaient gardés flous afin de ne pas donner d’idées à d’autres.
La Dame de Coq reçut Nat en trois minutes. Elles suffirent à lui confirmer ce qu’il savait déjà :
— Bien entendu, les membres de ta maison sont les bienvenus ici comme ils l’étaient hier encore. Nous n’apprécions ni Ascley ni Sarh, puisque ces deux Seigneurs se font un plaisir de protéger sans pudeur notre Bannie. Néanmoins, nous ne pouvons nous permettre de les défier de manière aussi frontale. Tu dois déguerpir.
— Pardon, Madame : que dites-vous ? Ma maison était ici hier ?
— Des amis nous ont demandé d’organiser une contre-soirée du solstice d’été afin de disposer d’une excuse pour bouder l’officielle : Luz était de la fête.
Déconfit à l’extrême limite de sa déconfiture, Nathanaël se laissa guider vers la sortie. Aucun garde ne surveillait l’élévateur ; il s’en sentit confiant.
— Eh bien mon cher Angeline, nous voici repartis, direction le quatre-vingt-quatrième.
Le sylphe ne répondit rien.
— L’élévateur représente un risque, mais je pense que nous devrions tout de même l’emprunter, je n’ai pas les jambes pour cinquante-neuf étages.
Le silence insista.
Nathanaël réalisa l’absence de son compagnon invisible. Soudain très seul dans cette antichambre aux parfums de menthe et d’aneth, il vacilla et se rattrapa au mur.
La porte s’ouvrit derrière lui. On lui mit le bout d’une canne de marche dans le dos.
— Très cher petit-neveu, nous acceptons volontiers ta proposition de t’accompagner chez les Luz. Quelle bonne idée à toi d’y avoir pensé.
— Oh, Armeline, laisse mon petit-fils tranquille, tu as une fille à embêter.
Nat se retourna et contempla son second duo comique de la journée.
Il songea qu’il devrait peut-être arrêter de considérer les groupes de deux personnes comme des duos comiques par défaut.
Il conclut que cela attendrait la prochaine paire de gens.
Là où sa grand-mère se présentait bulbeuse comme un dessert à base de pâte à choux, sa grand-tante s’étendait en hauteur telle une branche de céleri. De ce qu’il comprenait, fils unique, du genre de plaisanteries auxquelles s’adonnaient les fratries, elles avaient sans doute créé cet effet exprès. Les deux vieilles demoiselles le poussèrent vers l’élévateur et il reconnut que ce cortège excentrique formerait une bonne distraction contre la Garde.
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Ada Rousseau-Stiegsen, prise de gêne, cherchait ses mots. Omérine de Virive, tassée dans son fauteuil, lui laissa six secondes de réflexion puis lui rappela :
— Notre temps est compté.
Ada s’éclaircit la gorge et se lança :
— Je suis orpheline depuis aussi longtemps que je me rappelle, je cherche la trace écrite de ma naissance et je pense qu’elle se trouve chez vous.
— J’ai besoin d’un peu plus d’indications que cela. Jusqu’où devons-nous remonter ?
Elle avait vingt-six ans ; son anniversaire était fêté le vingt-quatre octobre, sans qu’elle sache s’il s’agissait d’une date choisie au hasard ou de la vraie.
— Avez-vous jamais porté un autre prénom ?
On l’avait toujours appelée Ada ; ces trois lettres ne figuraient pas dans la liste classique des noms donnés à celles qui n’en possédaient pas.
La Dame relut ses notes et tapota du crayon sur sa feuille.
— Auriez-vous, par hasard, omis de me mentionner un détail important ?
Ada avala sa salive.
— Je doute de sa pertinence…
— Dites-moi tout de même.
Là, l’esprit se rebellait contre la conjecture, soulignait l’aspect romancé de cette idée, refusait d’accorder foi à une imbécillité pareille. Toutefois, aujourd’hui, il fallait l’affronter.
— Je pense être la fille de quelqu’un de la Tour. Je n’ai pas de preuve. Je ne sais même pas s’il s’agirait d’un sieur ou d’une demoiselle.
Omérine de Virive la fixa à travers les verres ronds de ses lunettes. Ni approbatrice ni le contraire ; elle devait vérifier si Ada croyait à ses propres mots. Celle-ci se recomposa une expression assurée. Cassante, l’Archiviste nota :
— On a déjà dû vous informer, jeune femme, de ce que la Tour n’abandonne jamais ses enfants, fussent-elles demi-sang ?
Ada opina. Inutile d’insulter son hôtesse, quand bien même l’argument lui paraissait une mauvaise raison d’avoir bloqué son accès aux archives. La Dame de Virive apprécia sa franchise d’un sourire oblique.
— Néanmoins, comme chaque personne en ce monde, vous avez le droit le plus fondamental à connaître votre propre histoire. Écrivez-moi votre adresse, je vous enverrai un courrier avec le résultat de nos recherches.
— Et le Seigneur de Sarh ?
— Si le petit Casiel s’imagine me dicter la façon dont je gère Virive, je lui rappellerai la réalité. Il peut, en revanche, contrôler qui circule dans la Tour. Votre escorte est arrivée.
Deux gardes attendaient à la porte, un lieutenant et un major. Ada acheva de noter le nom de son quartier et se leva à leur rencontre. Une brise légère mélangea ses cheveux.
— Je peux vous débarrasser d’eux.
Elle s’agaça d’avoir oublié l’existence de l’importun.
— Et pour quoi faire ? Est-ce que vous voulez me faire envoyer en prison ?
— Encore ce sylphe ? gronda le lieutenant. Souhaitez-vous qu’on l’évacue, Madame ?
Ada se demanda si les gardes se trouveraient en mesure d’obéir à cet ordre, si jamais la Dame décidait de le donner. Omérine de Virive répondit :
— Cet être de l’air se veut serviable mais comprend mal nos impératifs, voilà tout. Si telle est votre inquiétude, il ne m’a pas dérangée. Bon retour chez vous, jeune femme ; pensez à autre chose, je vous donnerai bientôt de vos nouvelles.
La porte du bureau se referma. L’heure était venue de se faire engueuler.