Antécédemment : Ada Rousseau-Stiegsen a profité de la convocation de son époux officier de la Garde pour s'introduire dans la Tour. Nathanaël de Luz est tombé sur elle... et sur Amandine de Sarh, qui la poursuivait. Cette dernière pourrait considérer que mettre la main sur le fugitif que tout le monde recherche est plus important que d’intercepter une citadine en goguette...
*
Nathanaël de Luz avait tant pris l’habitude des marches solitaires, ces derniers mois, que voir son amie Amandine dans les escaliers de service lui parut d’une incongruité totale. Pour ajouter à l’absurde, une petite fille sortit de derrière son dos.
— Qui c’est, ce monsieur ?
Nat resta interdit, puis la salua d’un signe de main. Elle le lui rendit accompagné d’un sourire. Amandine dévala le reste d’escalier qui la séparait de lui. Sur sa hanche oscillait le fourreau d’une épée d’apparat ; la pointe en vint caresser le nez du fugitif. Nathanaël recula d’un pas et prétendit n’être pas plus étonné par ce dernier rebondissement que par les autres.
— Mandie, vieille canaille ! Comment te portes-tu ?
— Tais-toi.
Nat baissa les yeux. Sa main tremblait sur la garde de l’épée. La fillette les rejoignit et claironna :
— Est-ce que c’est comme ça qu’on procède à une arrestation dans la Tour ? Moi mon papa il ne fait pas comme ça.
Amandine ne bougea ni ne cilla. Nathanaël compta ses battements de cœur dans l’espoir de les ralentir. Enfin, son amie déclara :
— Je voudrais pouvoir te tuer. Malheureusement, au contraire de toi, je ne suis pas une meurtrière. Tu es en état d’arrestation, monsieur de Luz.
— Pardonne-moi mais, quoi ?
Le dégoût rejoignit la colère sur le visage d’Amandine. La pointe de l’épée vint se poser sur les lèvres du fugitif. Les doigts soudain mous, Nathanaël lâcha son briquet, qui s’éteignit au sol.
Il réalisa qu’il venait de perdre la seule chose qui tenait Angeline en respect.
*
Angeline le sylphe prit appui sur le plafond et fusa en une trajectoire qui rebondissait sur le mur en passant par la nouvelle venue. Il y eut un raclement de métal sur la pierre. Angeline retourna se positionner et réévalua la situation.
La dénommée Mandie avait roulé au sol jusque dans l’entrepôt en passant par-dessus sa propre épée ; ses vêtements n’en gardant aucune trace, le sylphe en déduisit qu’elle portait des habits solides, ou bien que le fil de l’arme ne valait pas grand-chose. La petite humaine derrière elle s’agrippait encore au cadre de la porte bien que la rafale fut passée. Nathanaël ne profitait pas de la confusion pour s’enfuir. Comme d’habitude.
La femme remit la main sur son épée. Angeline la renvoya rouler d’un coup de boucle.
— Angeline, arrête !
Donc pas de fuite, et maintenant des reproches.
— Laisse-moi te défendre.
— Mais elle est mon amie !
Ladite amie marqua un temps d’arrêt pour chercher Nathanaël du regard. Angeline se rappela que les humains ne pouvaient distinguer leur propre chaleur ; sans cela, elle l’aurait repéré sans peine sur la fraîcheur de l’entrepôt.
— Ton amie, répéta-t-elle.
— Aux dernières nouvelles, mademoiselle Amandine !
— Tu oses te prétendre mon ami après ce que tu as fait ?
— Ma sortie de prison ? Ou ce que j’aurais commis avant, que j’ai déjà payé d’un séjour en prison ?
— Tu as ruiné mon mariage !
Une hésitation.
— Pardon ? Comment aurais-je… à moins que Casiel ait bloqué le processus ?
— Si le Seigneur de Sarh, Commandant des Gardes, a finalement refusé de consentir à ce que j’épouse l’homme d’une maison criminelle ? Ta question est-elle bien sérieuse ? S’il n’y avait que cela.
Amandine s’assit en tailleur, le dos au mur, trop stable pour les attaques d’Angeline. Il attendit de voir comment la situation évoluait. Après un silence, la demoiselle déclara :
— J’espérais obtenir le privilège de te crier dessus. La satisfaction est moins grande que je ne me l’imaginais.
— Mademoiselle ? Avez-vous une lumière ?
La petite fille venait de se remettre de la bourrasque et inspectait le sol et le mur à tâtons. Amandine soupira.
— Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, je suis chargée de chaperonner quelqu’un d’autre. Et je n’ai pas de menottes sur moi. Que faisons-nous, Nat ? Tu ne peux pas fuir pour toujours.
— Je ne me rendrai pas à la maison Sarh et je conteste son impartialité dans le conflit qui m’oppose à Ascley.
Contre les attentes d’Angeline, Amandine opina.
— Tant de règles ignorées dans cette histoire. Mon oncle n’est pas un mauvais homme, tu sais ?
— Jamais rencontré ce fameux Casiel si sympathique dont j’ai tant entendu parler.
— Veux-tu que je t’emmène à la maison Luz ?
— S’il-te-plaît.
— Même si on y est pas loin de t’en bannir ?
Nathanaël s’assit. La petite fille se manifesta plus fort :
— J’ai dit : quelqu’un a-t-il une lumière, à la fin ? Sinon moi je m’en vais, je m’en fiche de vos histoires.
Angeline tenta trop tard d’éloigner le briquet : Nat s’en était déjà emparé.
*
Nathanaël de Luz ralluma une flamme.
— Créature stupide !
Au moins, le sylphe ne pourrait plus faire n’importe quoi. Nat repéra la petite fille, qui cherchait du regard l’origine de l’insulte. Sourcils froncés, elle leva un doigt mouillé en l’air. Le fugitif l’aurait bien renseignée, qu’elle ne dût pas répéter la démarche d’investigation nécessaire à identifier le courant d’air comme sapient, mais il s’inquiétait davantage de sa propre situation et de celle d’Amandine.
Elle fixait le briquet, le visage vide.
— Quand l’as-tu récupéré ?
— Gabriel me l’a jeté à la figure quand nous nous sommes croisés.
— Il arrêtera de jouer avec. Il mettait tout le monde mal à l’aise. Puis, techniquement, il n’aurait pas dû garder une pièce à conviction.
Nat s’interrogea sur ce qu’elle voulait dire par là, puis décida que sa curiosité ne valait pas la peine de consacrer la conversation plus longtemps à cet empoisonneur d’Ascley. La fillette apostropha Amandine :
— Sinon, vous comptez papoter encore ou bien vous allez poursuivre ma mère un jour ?
Nathanaël haussa les sourcils.
— Que se passe-t-il donc aujourd’hui ?
— J’étais chargée d’empêcher une citadine de se promener à sa guise dans la Tour, grâce à toi j’ai échoué.
— D’ailleurs, nous n’avons pas été présentés : je suis Olivia Stiegsen-Rousseau, bonjour.
L’enfant tendit sa main au noble, qui la serra par réflexe. Un bracelet de menottes tomba de sa manche, suspendu par une chaîne à son poignet captif. Nathanaël rangea de nouveau l’accessoire dans sa chemise. Un filet de honte tenta de lui imbiber l’humeur, il lui colla un crochet du droit mental. Amandine ne s’en formalisa pas et ajouta :
— Navrée, je n’ai pas de clé.
— J’y survivrai.
La demoiselle et le sieur se relevèrent d’un même mouvement. Ce synchronisme rappela à Nathanaël sa chance de disposer d’une amie si proche dans ces événements malheureux.
Sans compter que l’amie en question paraissait le tenir en estime au point de risquer la colère de son Seigneur. De quoi sentir son égo enfler. Amandine rangea son épée au fourreau et s’informa :
— Quel était ton plan avant que je n’arrive ?
— Rejoindre la maison Coq et négocier avec sa Dame.
— Je peux t’y escorter. Quant à ta complice…
Le temps que Nathanaël pensât à la corriger, Angeline s’en chargea lui-même :
— C’est le complice.
— Oui, vous, là, la bourrasque.
— Vous êtes un esprit de l’air ?
La gamine jetait un regard émerveillé vers le plafond. Amandine calma son enthousiasme d’un :
— Pas un gentil. On a reçu un rapport éloquent sur vous, le sylphe : vous seriez à l’origine de toutes les agressions physiques imputées à Nathanaël durant l’escapade de la nuit dernière.
— [aɡʁesjɔ̃], tout de suite. Je nettoyais le passage, c’est tout.
Nathanaël intervint :
— Amandine, tout est bel et bien de ma faute. Angeline est entré à mon service et agissait sur mes ordres.
— Je vais prétendre ne rien avoir entendu parce que tu n’as pas besoin d’ajouter à ton dossier « déclare contrôler le vent ». Tu es beaucoup de choses, Nat, mais pas une brute : la nuit d’hier est l’œuvre d’une brute. Je n’arrive toujours pas à croire que tu l’as appelé Angeline.
Monsieur de Luz fronça les sourcils. Mademoiselle de Sarh pinça les lèvres. Angeline le sylphe bruissa au plafond. Olivia se manifesta :
— Et sinon, ma mère ?
— Je dois remonter monsieur de Luz à la maison Coq, le sylphe agira malheureusement ainsi qu’il le voudra, puis, jeune fille, nous irons chercher votre maman.
— Pour vous c’est madame Stiegsen-Rousseau, mademoiselle de Sarh.
— Citadine, un peu de sérieux. Les titres ont un sens et vous n’êtes pas maîtresse de maison.
— Ma maman a une grande maison.
Le chaperon cala d’autorité sa main dans celle de la petite fille, qui se laissa faire sans protester, puis offrit son bras à Nathanaël. La petite expédition ainsi formalisée, Amandine, Olivia et Nat passèrent la porte de l’entrepôt et empruntèrent l’escalier de service.
*
Angeline agit ainsi qu’il le voulut.
*
Nathanaël de Luz dut saisir Amandine par la taille pour affronter la réalité des marches – elle le soutint de son mieux. Il s’en remit : cette fois-ci, il remontait.
Un étage plus haut, le cortège tomba sur un duo rencontré la veille ; deux gardes, l’un brun et barbu, l’autre aux billes bleues exorbitées qui faisaient oublier le reste du visage.
— Chapuis, salua Nathanaël, désignant l’un.
— Lieutenant Braquart, corrigea l’un.
— C’est moi Chapuis, ajouta l’autre.
— Fascinant.
Amandine lui colla un coup de coude dans les côtes. Nathanaël reçut le message, qui était le même que d’habitude : « tais-toi. » L’aide de camp prit le contrôle de la conversation :
— Lieutenant, major ! Vous tombez bien, je suis dans l’embarras. Deux dossiers me tombent sur les bras en même temps, le fugitif que voilà et une fouineuse partie plus bas dans les escaliers. Y aurait-il moyen que vous la rattrapiez ? Un mètre soixante-quatre, rousse, en robe grise.
Braquart passa son regard d’Amandine à Nathanaël et vice-versa. Chapuis tenta d’établir une communication à base de grimaces avec la jeune Olivia, qui choisit de l’ignorer. Mademoiselle de Sarh glissa au plus gradé des deux :
— Comprenez bien, cela ne m’arrange pas non plus. Mais Luz vous méprise alors qu’il me mange dans la main et la citadine ne me porte pas dans son cœur. Vous parviendrez peut-être à la faire revenir à la raison. Comment se porte le petit-fils ?
Le lieutenant souffla par le nez, refusa de continuer à discuter et accepta l’affaire. Lui et le major dévalèrent l’escalier ; l’expédition improvisée grimpa jusqu’au palier suivant.
*
Ada Rousseau-Stiegsen interrompit sa course descendante devant la plaque qui l’intéressait et reprit son souffle.
« 11e étage – Maison Virive »
Chaque maison de la Tour éternelle possédait sa propre spécialité qui la rendait aussi indispensable que possible auprès des autres. Seule une personne disposant de beaucoup trop de temps libre et d’une fascination malsaine pour la noblesse se serait ennuyée à apprendre la liste de ses familles et de leurs activités par cœur ; Ada n’en avait retenu que ce qui l’intéressait.
La Dame de Virive était l’Archiviste, la gardienne des traces écrites de l’histoire des résidents de la Tour éternelle ; naissances, décès, mariages, rien de ce qui se déroulait entre ces murs ne s’enregistrait ailleurs que chez elle. Ses registres n’étaient pas réservés aux nobles. Si des domestiques venaient à mourir dans la Tour, Virive le consignait. Si des visiteurs se piquaient de fêter leurs épousailles dans la Tour, Virive en gardait la trace. Si des servantes accouchaient dans la Tour, Virive se chargeait encore de noter l’événement.
Selon les archives de la Ville, Ada n’était née nulle part. Aucun conseil de quartier ne trouvait la moindre mention de sa naissance, ni aucun office des nombreuses communes des campagnes. D’après la paperasse, elle serait apparue sur le porche de son foyer pour orphelins, âgée de quatre ans et demi, fille d’un rayon de Sélène et du vent nocturne.
Difficile pour une citadine sans importance de se sentir légitime à réclamer de faire ouvrir les archives de la noblesse pour son enquête généalogique. Ada avait cru intelligent de passer par son mari et de lui faire demander une recommandation à son patron, le Commandant des Gardes Casiel de Sarh.
Ce dernier leur avait opposé une résistance aussi forcenée que muette. Impossible de rien tirer de lui sans se faire rappeler l’écart infini de leur statut par un secrétaire ou un autre sans cesse plus agressifs. Un mur, bâti par Sarh autour des archives de la Tour sans raison apparente autre que de les fâcher.
Ada avait construit sa vie malgré son absence de naissance. Si elle réclamait des informations dessus, c’était qu’elle en avait besoin ; elle ne se laissait pas impressionner pour si peu. Tout mur se démolissait, s’escaladait ou se contournait. Elle et son mari réfléchissaient depuis déjà un an aux solutions possibles. Ce matin constituait leur occasion de les mettre en pratique.
Contempler enfin le but plongeait la jeune femme dans une terreur inexplicable. Elle se recomposa et toqua à l’huis. Un courant d’air glaça la sueur qui stagnait sur ses tempes.
— À votre place j’entrerais sans attendre ; vous avez deux imbéciles aux trousses, envoyés par une autre.
Ada haussa les sourcils.
— Pour commencer bonjour, et à qui ai-je l’honneur ?
— Parlons-en plus tard : ils arrivent.
Des pas résonnaient plus haut sur l’escalier ; Ada suivit le conseil mystérieux et s’engouffra dans la maison Virive.
Mirage - 12 - ami
Chercher une origine noble dans ce bordel géopolitique ? Quelle bonne idée, je suis sûr qu'Ada ne va pas se transformer instantanément en pion giga important qui pourrait renverser l'échiquier :D Enfin ça serait vraiment pas de bol quoi