Antécédemment : Nathanaël de Luz, noble de la Tour éternelle, s'est évadé de prison à l'aide d'Angeline, un sylphe (c'est-à-dire littéralement un courant d'air) ; après avoir cassé des têtes dans la prison, visité une maison Luz déserte et dérangé le bal du solstice d'été de la maison Ascley, ils se sont cachés ailleurs dans la Tour...
*
Rien n’existait entre le miroir et l’œil. Un néant lisse et froid trouait la glace au lieu du reflet.
Elle perdait le fil de sa pensée dans cet égout visuel. Des années qu’il la narguait tous les matins ; des années qu’elle égarait sa substance et disparaissait. Des années qu’elle contemplait le vide.
Par bonheur, elle n’entendait pas son appel. Elle connaissait l’expression mais n’en saisissait pas bien le sens. Est-ce que c’était aussi littéral que, de nulle part, le chuchotis de son nom : « Ada » ?
Derrière elle, une voix appela :
— Maman !
Elle sursauta, sa main prenant au piège les petits doigts posés sur son épaule. Sa fille eut la bonté d’en sourire. Ada s’adonna à la contemplation bien plus intéressante du soleil de ses jours.
Les cheveux d’Olivia, d’une blondeur de petite fille, viraient au brun à mesure que passait son enfance ; son teint fonçait lui aussi, porteur d’un hâle plus prononcé chaque été. Elle se moquait parfois de ses parents terrifiés du coup de chaud, qui les changeait en écrevisse dès le mois de mai : en rire lui permettait de se jouer du souvenir trop proche de son adoption.
Elle fêtait ses neuf ans ce vingt-deux juin. Son père et sa mère lui avaient promis de se consacrer tout entiers à sa petite personne, pour une fois.
La rupture de cet engagement se paierait cher. Ada espéra que le jeu en valait la chandelle.
Sven, son époux, entra dans la chambre sans frapper.
— La voiture est là. Tu es prête ?
— Qu’est-ce que tu en dis ?
Il évalua la qualité de son maquillage posé à l’aveuglette, faute de miroir qui vainque son incapacité à distinguer ses propres traits.
— Ça ira. Allons-y.
Ils quittèrent tous trois la chambre. La largeur du couloir permettait, dans le bref instant qui les séparait de l’escalier, de circuler à trois de front ; Olivia en profita pour se glisser entre ses parents et leur prendre chacun un bras. Ada et Sven échangèrent un sourire qui communiquait la même inquiétude : s’ils ne parvenaient pas à cultiver ces instants en famille, ni l’une ni l’autre ne la verrait grandir.
La porte de la chambre du dilettante s’ouvrit devant leur nez. Ada retint la colère qui lui montait aux joues et se félicita d’avoir appris, en trois ans de gestion des onze locataires de sa pension, à éviter les battants d’instinct. Le dilettante apparut derrière et exigea :
— Madame Rousseau-Stiegsen, il faut que vous veniez voir ça, Charlotte tire au flanc, tout est poussiéreux. Si ça continue je ne paierai pas la prochaine échéance de loyer.
Ada envisagea plusieurs tournures de phrases désagréables puis statua sur :
— Comme annoncé au cours du petit-déjeuner que nous avons pris ensemble, Jean, je ne suis pas disponible ce matin. Par ailleurs, si votre tante vous a encore coupé les vivres et que vous avez besoin que je la convainque de vous laisser une dernière chance, il suffit de demander, c’est compris dans les services de conciergerie de la pension. Bonne journée.
Le pensionnaire rouvrit la bouche, blêmit, puis la referma. Ada dévisagea son mari. Sven arborait une expression qui sous-entendait qu’il n’avait rien commis, à part laisser ses yeux se promener sur un individu qui manquait de respect à son épouse, et qui aurait pu lui en vouloir ?
Olivia et ses parents s’engagèrent dans l’escalier. Les problèmes du quotidien attendraient qu’ils se soient d’abord jeté sur une occasion de se rendre à la Tour éternelle avec une bonne raison de s’y trouver.
Casiel de Sarh, Commandant des Gardes, invitait ses capitaines de la Garde de Ville à une réunion urgente dont l’objet n’était pas précisé dans la convocation. Si les officiers de la Citadine s’envisageaient plutôt comme une police de la Ville que comme un corps d’armée au service de la Tour, avec laquelle ils travaillent moins souvent qu’avec les juges de quartier, le Seigneur de Sarh demeurait leur patron et attendait leur obéissance.
Pour la famille Stiegsen-Rousseau, ça représentait une chance de mettre en place un plan insuffisamment préparé qui risquait de les fâcher avec le supérieur de Sven ; autant dire qu’il était alimenté par le désespoir. Tout le long du trajet, Ada fixa l’absence de son reflet dans son miroir de poche. Elle le referma quand la cour intérieure de la Tour éternelle resserra ses murs autour de leur voiture.
Le plan consistait à :
Un, prétendre au quiproquo : comment, cette convocation professionnelle du capitaine Stiegsen-Rousseau à la Tour éternelle ne l’autorisait pas à emmener sa femme et sa fille avec lui pour visiter ? Quel épouvantable malentendu ! Cela dit, l’erreur étant commise, est-ce qu’elles pouvaient rester sur place en attendant la fin de la réunion ? Elles ne dérangeraient personne.
Il sembla qu’aucun personnel de la Tour éternelle n’était suffisamment payé pour protester. On ne leur posa pas plus de questions et on abandonna madame Rousseau-Stiegsen et sa fille dans un salon quelconque de la Maison Sarh. Elles feignirent de s’intéresser au papier peint gris perle et à la décoration martiale. Ada arrêta la main d’Olivia, qui s’apprêtait à tester l’affûtage des épées accrochées aux murs.
Deux, rejoindre le onzième étage. Dommage d’être montées jusqu’au quarante-cinquième, mais leurs accompagnateurs dans l’espèce de monte-charge qui transportait les gens dans la Tour n’auraient pas toléré de les voir s’éclipser n’importe où.
Ada s’assura que plus personne ne s’intéressait à elles. Main dans la main, elle et sa fille se dirigèrent vers les escaliers de service avec un naturel travaillé.
Une autre porte de la pièce vint claquer le mur, dévoilant une femme haletante, une écritoire à pince sous le bras et une paire de lunettes rondes au bout du nez. Ada interrompit sa tentative : de toute évidence, cette demoiselle venait leur servir de chaperonne.
Olivia et elle offrirent à la nouvelle venue leur sourire coordonné le plus désarmant. Celle-ci se présenta :
— Amandine de Sarh, aide de camp du commandant, bonjour. Vous devez être Ada et Olivia Stiegsen ? On m’a chargée de rendre votre matinée moins ennuyeuse. Votre époux était bien étourdi de s’imaginer l’invitation ouverte aux familles.
— Rien qu’un malentendu. En revanche, merci de noter que nous portons nos deux noms unis par un tiret, c’est une des façons citadines, merci beaucoup.
Amandine de Sarh fronça les sourcils et baissa les yeux vers sa fiche où ne devait pas figurer cette information. La Tour peinait à comprendre les coutumes de la Ville, faute d’y accorder le moindre début d’attention. La famille Stiegsen-Rousseau s’efforçait de tourner ce snobisme à son avantage.
Olivia bondit au côté de la demoiselle, coinça son bras dans le pli du sien et lui joua son numéro de petite fille pleine de curiosité.
— Qu’est-ce qui est marqué ? C’est pour votre travail ? Qu’est-ce que c’est qu’un camp, pourquoi vous l’aidez ? Je m’ennuie, vous venez jouer avec moi ?
Quand Ada laissait la culpabilité l’envahir, elle regrettait d’utiliser la plus chérie personne au monde dans l’affaire qui déchirait leur famille. Néanmoins Olivia, en tant qu’enfant de neuf ans, constituait une diversion efficace contre les nobles.
Les sieurs et demoiselles plaçaient leur descendance dans la nurserie de la Tour dès l’âge de trois ans. Tous estimaient que l’éducation y était meilleure et la pension complète les laissait libres de travailler à ce pour quoi leur maison était reconnue sous les ordres de leur Seigneur, de leur Dame, ou de leur Excellence.
Certains citadins venaient travailler à la Tour dès douze ou treize ans – moins souvent par vocation que par contrainte financière dans leur famille ; ça laissait une période, entre quatre et douze ans, dont les nobles ne savaient que faire. Ils n’en comprenaient ni les besoins, ni les désirs, ni les capacités, faute de fréquenter leurs propres enfants à cet âge : de quoi les plonger dans la confusion.
Mademoiselle de Sarh étant trop occupée à déchiffrer le babillement rapide d’Olivia et à déterminer comment il convenait de la traiter pour prêter attention à quoi ce que soit d’autre, Ada gagna les escaliers.
Elle accéléra sa foulée une fois parvenue sur les marches. Les deux battants de la porte du palier claquèrent à l’ouverture trois secondes plus tard. Paniquée, Amandine de Sarh lui jeta :
— Où vous rendez-vous, Ada ?
La familiarité l’étonna. Elle répondit, pétrie de nonchalance malgré son pas de course :
— Je m’en vais faire un petit tour, Amandine ; je reviens tout à l’heure.
La demoiselle reprit d’un ton plus alarmé encore :
— Il y a un homme dangereux en liberté ! Nous ignorons s’il se trouve en Ville ou à la Tour, c’est pour cela que nous avons convoqué les capitaines, je vous en conjure, la menace est sérieuse, vous n’auriez pas pu choisir un pire jour !
— Pourquoi est-ce que vous avez pris une épée ? intervint Olivia. C’est pointu et en plus maintenant il y a un trou dans la décoration !
Ada remercia sa fille en pensée pour l’information et pressa davantage le rythme. Amandine de Sarh poussa un gémissement et s’élança à sa poursuite dans les escaliers.
*
Assis sur une caisse de l’étage-entrepôt où il s’était réfugié et éclairé par la seule lumière de son briquet, Nathanaël de Luz concevait la suite de son plan d’évasion. Le plafond bruissait sous la caresse d’Angeline.
Le fugitif tiqua. Le seul prénom lui rappelait l’éclair aperçu de sa mère, la trahison sur tout son visage, dans tous ses gestes. Son cœur tambourina au souvenir de sa colère. Après ce qu’elle avait déjà commis, elle osait pire encore : signer une alliance définitive avec ses ennemis. Aucun sens de la maternité.
Une inspiration, une expiration.
Contre-productif de s’énerver à la mention de l’autrice de ses jours alors qu’il s’apprêtait à se servir de son nom. La manœuvre était déjà assez risquée comme cela.
La maison Coq se trouvait au vingt-cinquième, rien que deux étages au-dessus de sa tête, assez proche pour espérer y parvenir sans encombres. Ne l’ayant guère fréquentée, Nathanaël n’était pas certain des sentiments de la vieille Pauline de Coq à son égard ; il espérait que la fierté d’une grand-mère ne flétrissait pas au même rythme que son visage. En tant que fils d’une Bannie, il n’avait jamais compté sur sa maison maternelle : Casiel de Sarh n’aurait pas épuisé les forces de sa Garde à faire surveiller l’endroit. D’autant que son amitié avec Angeline créait des tensions suffisantes entre les deux maisons pour lui faire éviter tout contact avec les Coq s’il pouvait l’éviter.
Bien entendu, il ne s’agirait que d’une étape : jamais la Dame de Coq ne s’engagerait sur un lien de sang aussi précaire que celui que Nathanaël possédait avec l’une de ses demoiselles. Mais elle accepterait peut-être de relayer un message vers la maison Luz, et de là ses problèmes seraient réglés : du moment qu’il trouvait l’asile auprès de sa nouvelle maîtresse de maison, la Garde ne pourrait plus disposer de lui sans ébranler jusqu’au point de rupture l’édifice des droits, devoirs et faveurs qui maintenait la Tour éternelle debout.
— Angeline ?
— Oui ?
— Viens, nous allons monter deux étages.
— Pas si tu n’éteins pas cette chose.
— Quoi ?
Nathanaël porta le regard à la minuscule flamme jaune du briquet entre ses doigts.
— Pourquoi ?
— Je suis de l’air. Le feu me brûle. Je ne peux pas simplifier davantage mon explication. Pourquoi est-ce encore allumé ?
— Tu n’es pas sérieux ! Je t’ai vu voler près de bougies, de cheminées…
— Oui, quand j’étais peu d’air. Je suis à présent beaucoup plus d’air, et moins habile à contourner les obstacles. Tu es stupide.
— Si stupide que j’ai besoin de voir où je vais pour retrouver la porte, alors ton caprice attendra que j’aie rejoint l’escalier.
— Fais vite !
Nathanaël se remémora que l’amabilité de son compagnon n’avait jamais été que fortuite. Son feu protégé des courants d’air par sa main, aidé du guidage au sol, il retrouva l’accès à l’escalier de service.
La porte s’ouvrait vers l’extérieur, ses gonds se trouvaient à sa gauche et le sens de la vis spiralée qui ceinturait la Tour de haut en bas était antihoraire. Ces circonstances et le sort défavorable firent que Nathanaël abattit l’huis sur quelqu’un qui descendait les marches au même moment. Horrifié, il contourna la porte et prépara une excuse appropriée.
Il constata que le bruit de la collision était celui des mains de la personne et non celui de son visage, ce qui le soulagea. Ledit visage était couvert de sueur et de maquillage défait, haletant, surmonté d’un chignon roux sur le point de s’effondrer, féminin, et tout à fait inconnu.
— Bonjour ?
La femme resserra les épingles dans la masse de ses cheveux et toisa le fugitif.
— Bonjour à vous aussi. Êtes-vous dangereux ?
Nathanaël resta interdit face à la saugrenuité de la question. L’inconnue se retourna ; quelqu’un la poursuivait dans les escaliers.
— Je dois partir. Bonne chance.
Elle l’ôta de son chemin et recommença à courir vers les étages inférieurs.
Malgré son intelligence et sa raison, la rencontre avait tant perturbé Nathanaël qu’au lieu de se cacher comme l’évadé qu’il était il demeura sur les marches et croisa le regard d’Amandine de Sarh. Elle se figea, abasourdie. Il le fut lui aussi, que son propre manque d’à-propos fût récompensé de la rencontre d’une vieille amie.
— Toi ?
Quel bonheur la croiser dans ces terribles circonstances ! Et quel éclat dans son regard, quelle passion dans le retroussement de sa lèvre, que d’énergie dans la secousse de son corps entier !
L’idée parvint au fugitif que l’aide de camp du Seigneur de Sarh n’était peut-être pas tout à fait transportée d’allégresse à sa vue.