Il se souviendrait toujours de la douceur de Sa voix.
— Vous serez deux. Reposez-vous l’un sur l’autre. D’après les archives, votre cohorte était parmi les plus turbulentes ; n’hésitez pas à leur tenir la bride un peu ferme, nous ne sommes pas là pour rejouer l’histoire à l’identique. Bonne chance, mes enfants ! Je vous laisse le monde : faites-le perdurer.
Des paroles de bon sens – non, du meilleur sens.
Lui et son collègue avaient pris leur poste en Sudropée. À leur charge d’en faire un pays agréable pour les gens qui y vivaient.
Et tout alla bien pendant très longtemps.
*
Puis, un jour, l’autre lui avait demandé :
— Pourquoi cette peur si prégnante de la fin du monde ?
Il était accoutumé aux questions philosophiques idiotes mais celle-ci allait loin.
— Que racontes-tu encore ?
— Chaque chose, chaque personne génère autour d’elle son petit monde personnel. Mais un mariage dissous, un parent mort, un enfant quittant le foyer, un ami qui ne donne plus de nouvelles, et tout est bouleversé. Chaque changement entraîne une quantité innombrables de « fins » des « mondes ». Non ?
— Ce temps que tu prends pour philosopher est le signe que la répartition de nos tâches est déséquilibrée en ta faveur. Travaille.
— Mais réfléchis ! Censément, nous sommes là pour accompagner la cohorte sudropéenne de l’humanité vers un avenir favorable ; dans le même temps, il nous a été donné pour consigne de ne pas laisser une fin du monde se produire. Autrement dit, nous devons changer le monde sans autoriser le monde à changer.
De guerre lasse, il avait daigné répondre à ces élucubrations :
— Il y a une différence entre, d’un côté, une modification ponctuelle de paramètres qui remet en cause l’image qu’une personne possède de sa propre vie et, d’un autre côté, l’installation de conditions néfastes à la poursuite de l’existence humaine dans la Sudropée.
— Une différence de nature, ou de degré ?
— De degré, si tu veux.
— Alors où plaçons-nous la limite ?
— Au cas par cas.
— Ce n’était pas la question.
— Mais c’était la réponse. Contresigne-moi ce fichu plan triannuel.
Depuis qu’Elle leur avait confié le pays, leur relation avait toujours été ainsi ; pétrie de ce désir de discourir, d’échanger des idées, y compris de mauvaise foi. La vérité était qu’il appréciait de décoller son attention de la stricte tenue des affaires pendant quelques poignées de secondes, et que seul son collaborateur parvenait à l’en divertir.
Puis leur monde personnel prit fin.
*
Dans un couloir de la maison Thalas, son assistant, engoncé dans le corps étroit d’un adolescent de Cime, utilisait toute l’adolescence dudit corps pour bouder comme il n’avait jamais boudé. Son supérieur répéta :
— Cette chose n’aurait jamais dû sortir du néant et ferait mieux d’y retourner.
Il occupait lui-même la peau de la Dame de Cime, une grande femme dont le visage sévère lui convenait. Dans leur chair était imprimé le rapport de force entre les deux humains : elle était la maîtresse de maison, il n’était qu’un secrétaire. Et il luttait de toute sa volonté pour y échapper.
— Comment peux-tu dire ça après l’avoir vu ? L’avoir entendu ? C’est autant une personne que nous.
On parlait d’une masse d’air animée qui alignait des mots à l’aide d’une machine dont il n’était pas certain qu’elle ne s’activât pas sous l’effet de courants d’air aléatoires. La plaisanterie avait assez duré.
— Nous ne sommes pas des personnes. Il serait temps que tu t’en rappelles, et que tu te remettes au travail.
L’assistant retroussa la lèvre supérieure de l’adolescent, une preuve supplémentaire de sa trop grande accoutumance à la chair.
— Alors je veux Son arbitrage.
— Pardon ? Jamais de la vie. La déranger pour une broutille pareille ?
— C’est Elle que ça regarde, non ?
— Hors de question. Je t’interdis d’en reparler.
— Mais…
— [silɑ̃s].
La rébellion devrait s’arrêter là. Ils n’avaient pas d’autre choix. Débattre, d’accord, mais se disputer pour des motifs insensés ? C’était un coup à mettre à mal la qualité de leur collaboration or, sans leur travail incessant, le monde prendrait fin.
*
Sur le toit d’une petite ferme sépanaise, un enfant roux parlait à une fée. La fée était pilotée par le Grand Maître – puisqu’il fallait bien l’appeler d’une manière ou d’une autre, depuis qu’il était seul. L’enfant hésitait :
— Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas. Je ne veux pas leur causer du souci.
La fée répondit :
— Si tu ne viens pas avec moi, tes parents auront beaucoup plus que du souci. Ce sera la fin du monde, Juan. Tu es le seul à pouvoir l’empêcher.
— Ça ne peut pas attendre que je sois plus grand ? Je ne sais pas, s’il faut porter une épée magique ou quelque chose comme ça.
La porte s’ouvrit et un éclat de voix perça. Et la fée de se dissimuler derrière la cheminée. La grande sœur de la famille, Magdalena, les paupières fardées et les lèvres peintes, sortit en trombe. Elle s’était disputée avec le père Morez, peut-être à cause de son maquillage, peut-être en raison des investissements douteux dans les bulbes de tulipes dont les parents juraient qu’ils allaient bientôt décoller. Si on en croyait les données historiques dont le Grand Maître disposait, ils espéraient en vain. Magda jeta un regard derrière elle, avisa son petit frère, puis s’écria :
— Juanito, qu’est-ce que tu fais encore sur le toit ?
— Je joue, répondit-il.
— Tu ne peux pas avoir le vertige comme tout le monde ? Sorcier, va !
Satisfaite d’avoir passé sa colère sur quelqu’un de trop jeune pour lui faire front, elle alla tenter de sécuriser des fiançailles avec le fils d’une famille moins bête que la sienne. Le Grand Maître renvoya la fée à la charge :
— Juan.
L’enfant soupira.
— Je crois que j’aimerais bien partir, je ne sais pas, peut-être une semaine. Est-ce que ça va durer une semaine ?
La fée resta de marbre.
— Oui. Au moins.
— Bon ben, d’accord alors.
Juan Morez était un humain raisonnable.
Son assistant l’avait abandonné, la maison de Cime lui était devenue inutile, l’océan ne fonctionnait plus mais, dans tout ce chaos, il était rassurant de constater qu’il existait encore des humains assez raisonnables pour s’opposer à la fin du monde.
*
Gabriel d’Ascley se tordait les mains sur la table du conseil dans un geste désagréable à regarder. Le Grand Maître le toisa par les yeux de Juan.
— Que voulez-vous ?
La bouche sèche, le maître des Médecins balbutia :
— Je ne sais pas si je peux continuer.
Allons donc.
— Pourquoi pas ?
— N’avez-vous pas eu la nouvelle ? Il est mort. Mortesélène, je ne le croyais pas capable de – je ne pensais pas qu’avec dix jours de traitement…
Le Grand Maître ignorait de qui on parlait mais révisa ses décès de la semaine passée. Le nom de Daniel de Luz lui parvint par les yeux d’une fée infiltrée dans les archives de la maison Virive. Un lien de parenté distant avec Gabriel d’Ascley, une alliance plus fraîche. Traité au Rêve Blanc pour une dépression persistante depuis le début du programme. Cause du décès : surdosage. Auto-infligé. Un suicide, donc.
— Vous sentez-vous responsable ?
— Il n’a pas laissé de lettre… si j’avais… si je n’avais pas… qu’aurais-je dû faire ?
La crise était existentielle mais l’esprit fragile. Le Grand Maître, ennuyé par une affaire si triviale, démarra son projecteur et le régla sur une Illusion destinée à rendre ses paroles persuasives.
— Rien d’autre que ce que vous avez fait. Vous connaissez votre mission. Vous êtes chargé de veiller à la sérénité des résidents de la Tour éternelle. Leur bonheur est une composante de la santé publique. Que croyez-vous que ce suicide y change ? Il était libre de vivre et a préféré mourir. N’était-ce pas son choix ?
— Je ne peux même plus regarder son fils dans les yeux.
Le Grand Maître insista :
— Vous avez une responsabilité envers la Tour. Quiconque vous reproche les accidents survenus dans l’exercice de vos fonctions est un fou ou un idiot.
L’Illusion ne faisait pas effet assez vite à son goût : il dut se répéter plusieurs fois. Ascley quitta la salle du conseil avec un filet de sang goûtant de l’oreille.
Toutefois il la quittait convaincu.
Le Grand Maître n’avait besoin ni d’amis, ni d’égaux, ni même de gens libres à ce stade.
Il lui suffisait de disposer de personnes qui connaissaient et accomplissaient leur devoir.
Au moindre relâchement, la fin du monde se produirait. Alors qu’importait la méthode ?
*
Le Grand Maître siégeait en haut de la Tour éternelle, le regard partout, du centre du pays à ses côtes dont les marins ne s’éloignaient plus de peur de subir le Naufrage.
Certaines choses du monde avaient été cassées, certes ; sabotées par le caprice d’un inconscient pour le plaisir de prouver qu’il pouvait le faire. Mais cela ne comptait pas comme une fin du monde, puisque le reste tenait debout par la bonne volonté de ceux qui suppléaient aux manques.
L’évolution de la Sudropée aurait pu être décrite, par un observateur extérieur, comme moins naturelle qu’auparavant. Le pays n’avait plus qu’un seul guide à la barre. N’était-ce pas déjà un exploit en soi ?
Tant que chacun resterait à sa place, dans le rang, là où il était utile, tout se passerait bien.
Aucune raison d’avouer un quelconque échec tant qu’il n’avait pas échoué.
Il n’appellerait pas à l’aide.
Il ne leur ferait pas ce plaisir.
À qui ? Mais à tous ceux qui attendaient sa chute. Son ancien assistant le premier. Et combien d’autres ?
Le Grand Maître tenait le pays de toutes ses forces, cette force du néant dont on l’avait tiré pour le service de l’humanité. Que cela plût ou non. Il ne laissait pas le choix à l’appréciation générale : c’était lui, ou la fin du monde.