Antécédemment : Nathanaël de Luz, noble de la Tour éternelle, a rencontré un courant d’air parlant, s’est évadé de prison, a subi l’outrage du bannissement et s’efforce depuis de sauver la vie d’une citadine fort désagréable en échange de preuves de son innocence dans le crime dont on l’accuse ; il s’est accidentellement fait un amant. Ada Rousseau-Stiegsen, bourgeoise propriétaire d’une pension de famille, est poursuivie par un homme qui exige qu’elle devienne sienne ; c’est bien évidemment hors de question, elle appartient déjà à beaucoup trop de monde. Angeline le sylphe, attaqué sur les ordres du Grand Maître, s’est scindé en deux morceaux - l’un s’appelle Line, l’autre Jean. Line a découvert sa véritable nature : il n’est pas un courant d’air mais un fragment conscient de l’espace. Il lui est possible de changer le monde de la façon la plus littérale ; il s’y est adonné avec répugnance pour sauver la vie d’une enfant. Jean a quant à lui résolu d’utiliser le pouvoir de l’amour universel pour résoudre tous ses problèmes et s’est fait un allié du Grand Maître. Leurs aventures reprennent là où nous les avons laissés…
*
Jean le sylphe flottait au-dessus de la Ville, baigné de la joie simple d’être littéralement un courant d’air.
Quelle belle existence que la sienne.
Il était né d’une tempête au-dessus de cette île appelée la Sudropée, avait été examiné dans tous les sens par une quantité de gens plus ou moins malveillants, était ressorti de cette époque avec des ennemis mystérieux et une alliance impromptue et, hop, grâce à la puissance diplomatique du dialogue, voilà qu’il s’était fait un ami de son ancien persécuteur.
En échange d’un service.
— Ce que tu peux accomplir de plus utile pour le moment, Jean, c’est surveiller Nathanaël de Luz. Je n’aime pas le savoir dans la nature.
Jean avait accepté de bon cœur : de toute façon, il comptait rejoindre son ami Nat le plus vite possible. L’assistant et doublure du Grand Maître, Juan, était intervenu :
— Et où auriez-vous voulu le trouver après son bannissement, mon vieux ?
— En villégiature au Lac aux Nobles, en randonnée sur le Mont Seigneur, ou aux bains de mers à la Grève des Dames, le temps pour lui de se calmer ! Et de se refaire une santé.
— Rappelez-moi pourquoi sa santé est défaillante ?
— Silence. As-tu bien compris, Jean ? Je veux savoir où est Nathanaël de Luz, ce qu’il fabrique, et s’il a encore un de ses fichus complots sur le feu.
— Par « complots », vous voulez dire ses actions politiques légitimes ?
— Juan, au coin, je ne veux plus t’entendre.
L’assistant avait grommelé quelque chose sur l’indignité de le traiter ainsi à soixante-treize printemps ; Jean était reparti vers de nouvelles aventures.
Il ignorait où se trouvait Nathanaël mais soupçonnait qu’il finirait par le croiser dans la maison d’Ada – numéro trente-cinq, écrit trop petit pour le voir de loin, de la rue des Alouettes, dont il ne trouvait jamais le panneau. Il dénicha le toit de la bâtisse parmi les autres de la Ville et s’y faufila : Jean le sylphe devint Jean l’ensemble de tuiles, Jean le mur, puis de nouveau Jean le courant d’air.
Lequel se félicita de sa capacité nouvelle à ne plus jamais être bloqué par une saleté de porte fermée de toute sa vie.
Puis regretta son irruption dans une chambre du deuxième étage.
Un homme y reposait, sa tête sur les genoux d’une femme assise au bord du lit ; la conversation suggérait que le couple hésitait à passer à des activités un peu plus acrobatiques, sachant qu’il ne leur restait que quelques minutes avant le début de leur journée de travail. Jean eut la surprise de découvrir que, malgré la force de son amour pour l’Univers entier, il n’était pas devenu plus tolérant aux ébats humains que ne l’avait été le sylphe Angeline.
C’était un classique de sa période comme objet d’expérimentation : un chercheur assistant ramenait une demoiselle dans la pièce où on le stockait de nuit, lui pérorait un discours autosatisfait sur l’importance des recherches sur les créatures élémentaires, puis lui proposait de soulager leurs démangeaisons sur place. Pour l’amour de la science. Le sylphe assistait alors à tout – la laideur de leurs formes dénudées, le dévoiement des corps, des voix et des visages – en silence, parce qu’on ne lui laissait pas d’accès à son vocalisateur en-dehors des sessions officielles.
Le lendemain, toutes ses tentatives pour relater l’incident et exprimer son désaccord à ce qu’il se reproduise étaient considérées par le chef du projet comme du charabia incohérent. S’il utilisait le vocalisateur pour produire d’autres sons que les réponses aux questions qu’on lui posait, on ne l’écoutait pas. Il avait fallu une tentative de fuite.
Cela dit, dans la situation présente, c’était lui, l’intrus dans la pièce.
— Bonjour, pardon de vous déranger, je viens d’arriver à la maison, comment ça va ? Quoi de neuf ?
Les deux se redressèrent sur le lit.
— Vous êtes quel morceau de l’ancien sylphe, vous ? s’enquit l’homme.
— Oh ! Les nouvelles vont vite. Je suis Jean.
— Alors nous n’avons pas été présentés : moi c’est Isidore…
— Appelez-moi Charlotte, poursuivit la femme. Vous cherchez quelqu’un ?
— Nathanaël, ou Line, ou Ada, ou Olivia éventuellement. Pourquoi, est-ce qu’ils sont sortis ?
— La fine équipe de direction est en voyage d’agrément, votre aristo fait partie du lot, et l’autre sylphe aussi.
— Ils reviennent en fin de matinée, d’après leur programme.
— D’accord. Est-ce que je peux les attendre dans l’entrée ?
— Trop mignon, il demande. La proprio est pas là, faites exactement ce que vous voulez.
Jean les salua, traversa la porte puis descendit la cage d’escalier.
Il attendit.
Un souvenir le tarauda. Celui de Juan, au coin de la salle du Grand Maître, qui lui glissait avant son départ :
— Vous avez bien conscience qu’il vous envoie faire de l’espionnage ?
Peut-être ? Surveiller les agissements de Nathanaël, les rapporter au Grand Maître et garder le secret sur la surveillance comme sur le rapportage… Et alors ? On parlait de sauver le monde, quand même. Un monde très sérieusement en danger car menacé par un minimum d’un individu malveillant. Et à partir du moment où il existait une personne assez mauvaise pour vouloir détruire le monde, qu’est-ce qui empêchait de supposer l’existence d’une seconde, voire d’une troisième entité maléfique, qui n’avaient pas encore été découvertes ?
Traître, lui ? Non. Il ne s’agissait que de logique : tant que quelqu’un parlait de détruire le monde, Nathanaël était en danger. Or ils en avaient convenu ensemble : Jean devait protéger Nathanaël tant que celui-ci ne serait pas [sɔʁti də pʁizɔ̃ e ɔʁ də dɑ̃ʒe].
S’il avait également voulu être protégé de la vigilance du Grand Maître, il aurait dû le préciser.
Lui, traître.
Ce qu’il ne fallait pas entendre.
*
Ada Rousseau-Stiegsen rouvrit les yeux parce que la voiture à l’arrêt ne la berçait plus. Est-ce qu’ils déjà arrivés ? D’après le paysage extérieur, non.
— Embouteillage ? s’enquit-elle.
Sven, son mari, lui remit les cheveux derrière les oreilles et lui répondit :
— Semblerait qu’il y a trois ânes couchés en travers du boulevard qui résistent à toutes les tentatives de les déplacer.
— Ah, qu’est-ce qu’on ferait sans les bêtes de somme. Plus de marche, sans doute.
— Du portage humain, surtout. Le cocher est d’avis que nous faisons mieux d’attendre que de terminer le chemin à pied ; puis par cette chaleur, avec les bagages… Mél est partie, en revanche.
Ada se réveilla toute entière et se retint de corriger son mari.
— Sans dire au revoir ?
— Elle disait que son appartement n’est pas si loin d’ici.
Ada pinça les lèvres. En termes logistiques, ça se comprenait. Tout de même, elle espérait, après leur discussion à son anniversaire, que le fossé entre elles… (Entre « eux » ? Comment est-ce que ça fonctionnait, désormais ? Glaçant de découvrir la langue mitoyenne si pleine d’exigences ; pour formuler une phrase, il fallait caractériser les gens selon s’ils étaient homme ou femme, mari ou épouse, fils ou fille, frère ou sœur. Pas de place pour l’incertitude. Cela dit, de quoi est-ce qu’elle se plaignait au juste ? Mél devait batailler avec ces notions depuis bien plus de temps. Sans soutien de sa famille.)
— Et elle me parlait de prendre son poste cet après-midi ?
Ou, peut-être, l’entourage d’Ada avait d’autres priorités que de la tenir informée de ses faits et gestes. Rentrer chez soi vite pour se préparer à une demi-journée de travail n’était que très naturel. Qui tenait le dispensaire en son absence, au fait ? Partie depuis trop longtemps, Ada ne se souvenait plus des planigrammes.
— Les ânes ont bougé ! annonça le cocher.
Quelques minutes s’écoulèrent encore avant que les chevaux ne puissent en faire de même.
La vue de la pension apaisa Ada. Achetée et réaménagée de ses mains, peuplée de locataires vivables et solvables, apte à être partagée avec tous ceux qu’elle désirait près d’elle, préservée du monde extérieur. Sa maison. Incontestablement.
Par bonheur, elle était revenue juste à temps pour collecter les loyers. Pas qu’elle veuille saigner ses locataires le plus tôt possible dans le mois, mais bon : les employés n’allaient pas se payer tous seuls. Puis les chambres n’étaient pas si chères.
Elle toqua chez l’oiselière, qui lui remit la somme due dans une enveloppe sans discuter : pas très causante, comme à son habitude. Locataire suivant, le dilettante lui ouvrit avec un air désespéré, que le portier Isidore expliqua en passant :
— Monsieur ne m’avait pas l’air très en fonds alors j’ai envoyé un petit courrier à sa tante pour lui confirmer qu’il avait encore abandonné ses études.
— Avez-vous la moindre idée d’à quel point j’abhorre le droit ? C’est la vieille Clothilde qui a choisi à ma place, elle veut m’obliger à travailler pour elle, et vous ne trouvez rien de mieux à faire que de l’aider à me confisquer ma jeunesse !
— Qui paie votre entretien, déjà ? s’agaça Ada. Si vous ne voulez pas dépendre des desiderata d’autrui, trouvez votre propre revenu, Jean.
— Mais travailler c’est fatigant !
— Vous expulser aussi me fatiguerait mais bon, hein, parfois, la vie, ça fatigue.
Il régla le loyer. Ada grimpa au deuxième étage.
L’étudiant en médecine avait attaché une bourse à la poignée de sa porte, ce qu’elle lui avait déjà demandé de ne pas faire ; son loyer s’y trouvait en totalité, heureusement. Le couple de fleuristes réclama un jour de délai, les deux hommes s’étant embrouillés entre leur compte personnel et celui de leur boutique : la logeuse le leur accorda. L’orfèvre attendait la collecte pour quitter la pension, une lettre bancaire au porteur toute prête comme à son habitude. La timbalière avait laissé une note indiquant qu’elle ne pourrait payer que le soir ; Ada lui fit confiance, il s’agissait d’une pensionnaire honnête. Le poète refusa tout arrangement et recompta sa monnaie jusqu’à parvenir à régler car il croyait ce genre de dettes détrimentaires à la littérature. L’astronome avait, encore une fois, oublié jusqu’au concept de loyer mensuel et réunit la somme en retournant les tiroirs de sa chambre. Ada en profita pour prendre des nouvelles :
— Qu’est-ce qu’elle devient, votre Élise ?
Eugénie soupira :
— Elle a commencé de travailler avec le gestionnaires des paies de l’Observatoire, lui ne se plaint pas, moi elle m’épuise.
— Comment ça ?
Toujours le mot qui quittait la gorge avec peine, la jeune femme se plaignit :
— Je ne sais pas si elle s’est prise pour ma petite sœur, mais elle se met tout le temps dans mes pattes ! « Eugénie, une chicorée pour toi », « Eugénie, je t’invite à déjeuner », « Eugénie, passe me voir chez moi après le travail », mais qu’est-ce que je lui ai fait ?
Ada réfréna la pensée qui lui venait derechef et en proposa une moins intimidante :
— Peut-être qu’elle vous exprime son admiration.
— Son admiration de quoi ? Je n’ai rien fait !
— Peut-être que vous voir les deux pieds bien ferme dans l’âge adulte quand elle se débat encore avec le cadavre de son enfance suscite son émerveillement.
— Hein ? J’imagine que comparée à elle je suis indépendante mais… si je ne me fais pas de souci c’est que j’ai encore mes parents, c’est tout. Je serais moins fière si je jouais à me faire déshériter.
— À ce propos, quelles nouvelles ?
Les parents d’Élise, monsieur et madame Langevin-Berouse, avaient entendu parler du nouvel emploi de leur fille. Ignorant où elle logeait, ils avaient écrit à l’Observatoire, ce à quoi on leur avait répondu que le gardien du bâtiment était prévenu de la situation et ne les laisserait pas entrer. Une sécurité toute relative : des bourgeois dotés du genre d’argent qu’ils possédaient seraient fichus d’embaucher un homme de main pour retrouver l’adresse de leur fille. L’intérêt de l’information ? Critiquer son logement jusqu’à la rapatrier au domicile familial, tellement plus confortable. Et une fois de retour entre ces murs, plus rien n’atténuerait le poids écrasant de la volonté parentale. La majorité pesait peu face à l’habitude.
Enfin, tant que personne ne demandait à Ada de s’en mêler, ça ne la regardait pas.
Restaient les loyers les plus difficiles à collecter de la pension : ceux qu’elle réclamait à ses amis de longue date.
Elle était leur logeuse. Mais ils étaient des amis de longue date.
Paule, surtout, jouait à se prétendre blessée qu’une histoire d’argent vienne se mettre entre elles, comme si elle n’avait pas été la première à louer une chambre à l’ouverture de la pension, de sa propre volonté ; pour Félix, c’était plus simple, à moins d’un miracle il restait fauché, Ada se contentait de modifier la valeur de sa dette dans son livre de comptes.
Elle les trouva au salon. Ils empilaient des coussins sur Nathanaël, endormi sur un canapé : l’enjeu était d’en accumuler un maximum avant qu’il ne se réveille.
— Vous connaissez la chanson, ouvrit-elle. Félix, des nouvelles de l’héritage ?
— Toujours pas, confirma-t-il. Et toujours pas disposé à plaisanter sur le sujet.
— Ding ding ding, c’est le son de ta dette de loyer. Paule, est-ce que tu as une minute ?
— Si tu insistes, réglons ça là-haut, madame ma propriétaire.
Elles montèrent dans sa chambre. Paule tira du tiroir de sa table de chevet les huit livres, treize sous et sept deniers correspondant à sa location et sa demi-pension. La précision des sommes causait des problèmes de monnaie à tout le monde. Ada préférait tout de même ne pas arrondir ses services à la livre supérieure. L’idée était d’offrir des chambres de bonne qualité à un prix raisonnable à des gens flottant entre deux classes sociales et qui souhaitaient économiser sur le logement pour investir : augmenter les prix aurait ruiné l’effort.
— Rien de spécial en notre absence ? demanda Ada.
— Je te retourne la question. Philémon s’est ramené ?
Elle relata les faits sans s’attarder. L’arrivée de Phil, l’intervention de Luz, son échec cuisant. Paule la prit dans ses bras alors qu’elle ne pensait pas mériter une telle pitié.
— Bon, passons au plan B, alors.
— Quel plan B ?
Paule la saisit par les épaules, les yeux brillants.
— Personne n’a vendu la mèche ? Nos pensionnaires sont formidables. Félix et moi allons nous marier !
Le cœur d’Ada commit un plongeon.
*
Sven portait sa fille Olivia dans ses bras. Line le sylphe volait autour des deux, l’esprit irrité. Parvenu dans le hall, il repéra les angles de la pièce dans l’objectif de prendre son élan pour les rattraper au cas où il aurait trébuché. Le capitaine grommela :
— Vous n’avez pas bientôt fini ?
Un appel le coupa avant qu’il puisse répondre.
— Salut, Line, dit Jean.
Hagarde dans les bras de son père, Olivia sourit :
— Je savais que vous alliez bien. Je te l’avais dit, pas vrai ?
— Qu’est-ce que tu fais ici, Jean ?
Maintenant que le sylphe tournait son regard dans la bonne direction, la présence de son alter ego était évidente – la turbulence dans l’air, le barrage qu’il formait, ses boucles repoussant les siennes. L’autre moitié d’Angeline. Laissé pour mort sous le repaire de Salamandre.
— J’essaie de retrouver les gens que j’aime, par exemple Nathanaël – qui dormait debout, même pas pu lui dire bonjour – ou même toi, d’ailleurs.
— Toujours aussi absurde.
— C’est vrai, j’oubliais ! L’amour, tu ne connais pas, l’attachement, c’est un ramassis de bêtises, tu flottes seul dans l’existence sans personne à qui tenir. J’en déduis donc que je ne t’ai pas manqué et que tu n’es pas content de me revoir. Tout va bien, Olivia ? Petite mine.
— Elle est fatiguée, elle va se coucher, répliqua son père. Si vous voulez continuer à brasser de l’air, ce sera entre vous.
Il disparut dans la cage d’escalier. Line se retint de lui emboîter le pas. D’une part parce que Jean venait plus ou moins de le traiter d’hypocrite, comme s’il avait prétendu à un seul moment qu’il ne fréquenterait plus jamais personne ; d’autre part parce que le récit des événements consécutifs à sa disparition paraissait plus important. Pressé, Jean résuma :
— Je me suis perdu dans le sol puis j’ai retrouvé le chemin de la surface – ça m’a pris plusieurs jours. Je suis revenu à la pension pour vous y attendre. Et toi, quoi de neuf ?
— Nathanaël a tenté de sauver Ada et semi-échoué.
— Et tu as laissé le fiasco arriver sans lui proposer ton assistance ?
— Je ne dis pas que j’aurais fait mieux que lui. J’ai seulement dit qu’il avait échoué.
En définitive, maintenant qu’il se prêtait à l’exercice, Line reconnut que les détails exacts des diverses situations, dans leur nombre et rigueur infinie, importaient peu. Il s’agissait de communiquer de manière efficace. Aucune raison de penser que Jean lui cachait quelque chose.
À ceci près que…
— Et est-ce que tu as découvert comment Salamandre a fait pour m’emprisonner ?
… lui dissimulait des détails. Pourquoi mentir ? Parce que :
— Je ne veux pas que tu le saches.
— Je te demande pardon ?
Line pesa ses mots un par un :
— La méthode par laquelle Salamandre t’a fait prisonnier est un mode d’action sur le monde que je préfères que tu ignores.
— Pourquoi ça ?
— Parce que depuis que nous sommes séparés tu n’arrêtes pas d’essayer d’accomplir tout ce qui te traverse l’esprit et que tu n’as pas besoin d’un moyen supplémentaire d’y parvenir.
Il aurait juré avoir vu le ballet aérien qui constituait Jean interrompre sa course une seconde durant.
— Alors là. J’en perds mes mots. Tu sais quoi, si tu veux faire des mystères, c’est ton problème. J’ai un but moins idiot dans la vie.
— Protéger Nathanaël ?
— Oui, jusqu’à ce qu’il soit sorti de prison et hors de danger !
Line se désola de contempler son alter ego coincé dans une boucle dont il s’était lui-même débarrassé. Il étudia l’air : la masse à deux têtes formée par Sven et Olivia ne se trouvait plus ni dans l’escalier ni dans le couloir du haut. Il s’excusa auprès de Jean et partit vérifier l’état de sa camarade de jeu.
Il avait retourné le monde comme un gant pour sauver Olivia. Conséquence logique, elle aurait dû être sauve. Or, quelque chose n’allait pas chez elle.
Line angoissait de cette incohérence.
*
Nathanaël de Luz, enfiévré, ouvrit les yeux. Il se découvrit couvert de coussins dont l’action conjuguée provoquait l’élévation de sa température corporelle. Il s’attrista d’en avoir fait tomber plusieurs à terre, s’activa à les ranger à leur place légitime, et salua son amant Félix qui riait à s’en taper les cuisses sur un fauteuil.
— Eh bien alors, on ne m’embrasse pas ? le provoqua ce dernier.
— Très cher, je t’ai séduit un jour puis abandonné une semaine et demi : la décence exige que ce soit toi qui décrètes, en conséquence, si ma goujaterie est rattrapée par d’autres qualités – en somme, si je vaux la peine d’être pardonné ou non.
— Calme-toi : je t’en veux pas. Je dirais même qu’un peu de temps seul à seule avec Paule nous a fait du bien.
— Tu m’en vois ravi.
Nathanaël interrompit son rangement du salon pour constater que, au-delà de la formule de politesse, c’était bien le cas. Devenu maître de sa maison à vingt ans, il ne possédait pas de compréhension de la chose romantique, d’une grille de traduction de ses sensations vers un mot de vocabulaire décrivant un sentiment partagé par le reste du monde amoureux. Il écouta les battements de son cœur, puis posa enfin le doigt sur son inconfort : n’aurait-il pas dû être jaloux ? Il se sentait plutôt soulagé du fait qu’il n’avait pas manqué à Félix, puisque Paule s’était chargée de le désennuyer en son absence.
Son inexpérience n’étant un secret pour personne, il confia ces pensées à son amant. Quelqu’un d’autre lui répondit :
— Je pense que ça s’appelle être [ʒeneʁø], mon ami.
— Line, c’est toi ?
— Perdu !
Deux jours de trajet retour avaient suffi au sylphe Line pour expliquer son extraordinaire situation à Nathanaël ; la rencontre avec son autre moitié demeurait troublante. D’autant que l’homme ignorait les modalités exactes de la séparation.
— Te souviens-tu de moi, Jean ? Ou bien n’as-tu pas gardé le souvenir de notre évasion ?
— Tu plaisantes ? Comment est-ce que j’oublierais le jour où j’ai rencontré mon meilleur ami ?
L’insistance de ce nouveau sylphe – de cette autre moitié – mortesélène, quel étrange phénomène – acheva d’attirer l’attention de Nat.
— Pardonne-moi, très cher, j’ai dû mal comprendre : comment m’as-tu appelé ?
— Mon meilleur ami, Nathanaël, pourquoi ?
— Eh bien, je suis surpris – agréablement : tu m’es aussi un très bon ami, Jean. Ce qu’il y a, c’est que je n’aurais jamais imaginé Angeline tenir un tel discours.
— Quelle chance que je ne sois pas Angeline, alors ! Tu m’as manqué, Nat !
— Mais– mais toi aussi !
— Je t’aime si fort !
— Moi de même ! Si je le pouvais, je t’étreindrais !
— Il faut que nous essayions.
— Es-tu sérieux ? Dans mes bras, mon ami !
Il enlaça le vent.
Qui disparut.