Antécédemment : … … écoutez je ne sais pas ce qui s’est passé. “Par la volonté de Sélène, le chapitre 80 n’est pas terminé” ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Les personnages peuvent juste faire ça, maintenant ?
Un peu plus tôt, Angeline le sylphe se posait la question de partir. Tout invisible et aérien qu’il était, il trouvait qu’on lui manquait de considération ; deux fois il avait tenté d’en placer une, deux fois on l’avait enjoint de se taire. Il en déduisait donc qu’on ne l’estimait pas beaucoup. Après tout, le Grand Maître lui avait jeté des insultes à la figure, et le Grand Maître s’avérait représentant terrestre de La Déesse Sélène. (Comment choisissait-on où mettre les majuscules là-dedans, d’ailleurs ? Frustrant.) Profitant du silence laissé par le départ de ses compagnons humains, il annonça :
— Je vais y aller, moi.
— Quoi ? Où donc ?
— Je me sens de trop, c’est tout : je ne suis même pas sûr de compter comme un habitant de ce pays.
La lumière changea, teintée d’argent.
— JE T’EN PRIE, RESTE ! Pardon ! Reste ! Je dois m’occuper de la – comment l’appellent-ils, déjà ?
— La Sudropée, répondit Salamandre.
— Oui, voilà, ceci, mais crois-moi, dès que c’est réglé, je veux te parler !
L’urgence dans sa voix choqua le sylphe. Une part de lui voulait investiguer plus loin ; l’autre se souvenait du piège dans lequel son élan l’avait précipité à peine sa liberté retrouvée et…
Il avait quelque chose à régler avec Nathanaël. D’ici à son réveil, plus qu’à élucider ce qu’une habitante du Ciel lui voulait :
— Est-ce que nous nous connaissons ?
— Non ! N’est-ce pas incroyable ?
— Ah. Vu tout ce qui s’est passé jusqu’ici et le certain, comment dire, lien de parenté qui transparaît, il m’a traversé l’esprit que je devais être un morceau scindé de vous ou quelque chose comme ça.
— Haha ! Bien tenté mais, non, tu le saurais ! Mes enfants ne t’ont rien dit ? Ne cherche pas, c’est indevinable ! Oh, chut, ils reviennent !
Sélène calma son empressement. Ada, le regard tourné vers le Ciel, posa une question qu’Angeline ne comprit pas. De facto, il avait cessé d’écouter, la perplexité totale, l’attention tendue vers… eh bien, l’immense cénète qui hantait la Lune, tant qu’à utiliser les termes. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien ressentir ? Si massive, si lointaine ? Qu’est-ce qu’elle se souciait, même, de la vermine qui arpentait la Terre ?
Le sylphe se rendit compte qu’une décision venait d’être prise à la mise en mouvement de ses deux compagnons humains. Il sinua vers Nathanaël. Celui-ci, averti par la brise dans ses cheveux, se renseigna :
— Tout va bien, Angeline ? Les parties sont-elles… recollées correctement ?
Il conçut deux réponses à la question et s’avéra incapable d’en choisir une.
— Presque. J’ai un service à te demander. Tu peux répéter après moi ?
— Quoi donc ?
— [ɑ̃ʒəlin, ʒə ne ply bəzwɛ̃ də tɔ̃ sɛʁmɑ̃]. [ʒə tə ʁəmɛʁsi e ʒə tə libɛʁ].
— « Angeline, je n’ai plus besoin de ton serment ; je te remercie et je te »… Quel serment ?
— Celui de te sortir de prison et de te garder hors de danger. Répète les mots, Nathanaël.
— Te contraint-il depuis tout ce temps ? Mortesélène – pardon madame –, quelle indignité !
— Ce n’est pas grave, répète les mots, Nathanaël.
— Enfin, bien sûr que c’est grave ! Tu me dis que je te retiens dans une forme de servitude, à mon insu, depuis des mois ?
— RÉPÈTE LES MOTS, NATHANAËL.
Une main sur l’oreille pour en chasser le cri, Nathanaël répéta les mots.
Rien se confondait si bien avec tout.
— Tu pourrais te laisser enfermer en prison une seconde, pour voir ?
La réponse de son ami fut, hélas, négative. À la porte du sommet, il trouva un homme qui le salua ; Ada vint les rejoindre, une liasse de papier sous la main. Des phrases furent échangées. Le sylphe constata qu’aucune ne l’intéressait. Au point où il cala un courant d’air sur la nuque partagée par Salamandre et s’enquit :
— Je me sens… absent. C’est normal ?
La femme qu’il occupait pivota sur son pied valide et lui renvoya un immense sourire.
— C’est plus que normal ; réfléchis. T’es éternel. T’as besoin de rien. Tu pourrais consacrer ton existence entière à flotter l’esprit vide et ça reviendrait au même que de t’agiter dans tous les sens. Alors pourquoi te fatiguer à penser ? T’as déjà fait tout ce que t’avais à faire.
— Qu’est-ce qui se passe si j’arrête de penser ?
— Un état merveilleux qui se rapproche autant que possible de la mort.
— Mais je n’en veux pas !
— Et alors ? Tu veux rien d’autre.
— Excusez-moi, intervint Ada, hum, nous sommes en train de perdre Angeline, c’est ça ?
— Depuis quand tu t’en soucies, ma belle ?
— Ah non mais moi non, par contre… Luz, vous avez écouté ?
Toujours la main sur l’oreille, Nat répondit :
— Pas vraiment vu que je ne sais pas où est parti mon tympan. Qu’y a-t-il ?
La situation fut relatée. Le ton monta :
— Donc tu as le choix entre servir et rien ? C’est intolérable ! Qui est responsable de ceci ?
— Ce serait moi, répondit Sélène.
L’homme fit face à la Déesse, le dos aussi droit que l’horreur le lui permettait. Il bavait sa colère sur le monde ; Angeline la sentait teinter réchauffer l’air.
— Faites quelque chose !
— En soi, il n’y a rien à faire. Les circonstances ont été très stressantes pour ce petit bout, récemment ; il revient au calme, voilà tout. Cela doit lui paraître étrange, après tout ce temps.
Ces heures à stagner, enfermé dans un récipient ou un autre. Les siècles qui défilaient sans qu’il y prête attention. Les faces changeantes derrière la vitre du laboratoire.
— Je n’en veux pas, répéta le sylphe.
— Pourquoi pas ? C’est ton état naturel.
— Je ne veux pas être comme vous.
— C’est-à-dire ?
— Lointain. Indifférent.
— Ah ! Mais loin de quoi ? Indifférent à quoi ?
Angeline reconnut de qui Salamandre tenait sa propension à discuter en alignant des questions. Quant à la réponse…
… elle était vexante.
— Vous le savez déjà. Avec toute votre sagesse et vos trilliards de kilogrammes de roche, là.
— Et toi, sais-tu ce qu’il te reste à faire ?
La même chose qui l’avait entravé tout ce temps.
— Une promesse.
— Je puis la recueillir.
— Non ! Pourquoi tu te fais ça ? T’es libre !
Le sylphe ne reconnut la détresse sur le visage d’Ada que parce que c’était celle de Salamandre. Déterminé à l’ignorer, il réfléchit à quoi promettre. Trop spécifique, il risquait de parvenir à la remplir ; trop vague, et c’était d’une frustration sans fin. Mais, s’il visait extrêmement vague…
— Il y a des conditions minimales pour qu’elle fonctionne ?
— Ce que tu t’engages à faire ; dans quel cadre tu t’engages à le faire. Un « quoi » et un « pour qui ».
L’inspiration prise, il articula :
— Je jure à l’humanité de lui être un ami.
Et, puisque le terme [ami] impliquait de se lier et d’aimer, il coulait de source qu’il ne pouvait plus rester ni lointain, ni indifférent aux affaires qui détermineraient l’avenir de cette portion d’humanité qu’il fréquentait ces jours-ci.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il y a trois mille huit cent soixante-dix sept conseils communaux en Sudropée, annonça Ada. Sans compter les communes assez grandes pour se diviser en quartiers et comporter donc des conseils de quartier. Le plan est de leur donner rendez-vous pour une réunion avec des représentants de chacun et de leur transmettre la fameuse question.
— Oui : que faire du pouvoir autrefois enfermé à la Tour éternelle ?
Nathanaël claqua des doigts.
— Sais-tu quoi, c’est peut-être notre formulation la plus neutre jusqu’à présent. Gardons-la.
Angeline se sentit fort aise d’être un si bon ami.
— La diffusion du message prendra un peu de temps. Aussi, si vous le voulez bien que vous êtes lancés, j’aimerais m’entretenir avec mes enfants.
Salamandre s’offensa :
— Devant les humains ?
— Oui. Devant les humains. Ne pas vous entretenir avec moi devant les humains est un privilège réservé aux enfants qui ne laissent pas entrer leur pays en déliquescence physique et sociale. Par ailleurs, il y en a un que je n’ai pas beaucoup entendu. Pas de commentaire, mon enfant ?
Le Grand Maître de la Tour éternelle, ultime gouverneur et juge de la Sudropée, répondit :
— Je suis un mur.
— En effet. Et ?
— Les murs ne parlent pas.
— Je le constate. Nathanaël de Luz ?
Ce dernier releva la tête.
— Je vous en ai demandé beaucoup jusqu’ici. Je m’apprête à vous en demander encore davantage.
— Mon statut officieux d’athée préféré de la Déesse va faire jaser et c’est la seule récompense dont j’aie besoin. Que puis-je faire pour vous ?
— Mon enfant aurait l’usage d’un cœur ; je ne pense que du bien du vôtre.
— Je vois.
Angeline estima que c’était son rôle d’ami que de laisser ses amis se mettre dans des situations, histoire de se forger le caractère. Il s’autorisa donc la tranche de rire qui s’ensuivrait.
*
Nathanaël de Luz n’avait pas beaucoup joué à la poupée dans sa jeunesse, mais un geste fort du jeu lui était resté en mémoire. Cette façon qu’avait une petite fille de saisir deux personnages à pleines mains, de les écarter aussi loin que ses bras le lui permettaient, et de les projeter l’un contre l’autre à pleine vitesse.
Héberger le Grand Maître ne lui fit pas cet effet du tout.
D’abord, rien.
Puis ses mains se mirent à trembler.
Et les pensées débordèrent.
Il avait échoué et méritait sa destruction.
Reconnaissant le caractère étranger de l’assertion, il lui répondit : comment donc ?
Un travail, un. Surveiller la Sudropée, le temps que ses habitants se remissent de leur crise et en reprissent les rênes. Que son comparse eût tout gâché ne changeait rien. Sa mission devenait de sauver les meubles. Seul. Tenir. Recréer un personnel apte à la tâche. Permettre à toutes ces petites vies d’arriver. Enrayer l’ensemble des menaces pesant sur le bien-être du pays. Trois fois rien, en fait. Pourtant.
Il avait échoué.
Et méritait sa destruction.
Les idées circulant entre Nathanaël et Ada, Salamandre se trouva prévenu du sentiment de son congénère ; il lui attrapa le visage entre ses mains.
— Imbécile. Qui te voudrait ce mal ?
Tout le monde.
— Même Sélène ?
Surtout Sélène.
— Tu penses qu’Elle t’a mis sur Terre pour souffrir ?
Sans nul doute, puisque Sa Volonté était parfaite et qu’il souffrait ; puisque Son Jugement était parfait et qu’il méritait sa destruction.
— Pas du tout dramatique. Tu vas dire quelque chose à un moment ou tu le laisses continuer ?
— Mes enfants, je vous rappelle que je ne suis pas magique et que, sauf situation exceptionnelle, je ne lis pas dans les pensées.
— … excuse-moi.
Le résumé effectué, Sélène statua l’évidence :
— Je t’aime et je ne t’ai pas envoyé ici pour souffrir, mon enfant.
Nathanaël sentit l’inaptitude de cette réponse à apporter le réconfort qu’elle offrait.
— Ce n’est pas juste. Il m’a saboté et tu ne le puniras pas. Tu nous avez abandonnés et il n’existe personne pour t’en punir.
— Range les violons, tu veux ? cingla Salamandre. Le premier saboteur, ici, c’est toi. Ce dernier siècle aurait pu être un entretien avec Elle.
— À quel sujet ? Tu voulais La déranger dans Ses Affaires pour une arnaque comme l’histoire en a connu mille ! « Regardez, nous avons mis un être intelligent et invisible dans la machine et il répond à nos questions », quelle farce !
— Mais c’était vrai !
— Ce n’est pas la question.
— Bien sûr que si, puisque c’était vrai ! Un cénète, spontané, aérien, en état d’équilibre !
— Prêt à disparaître au sortir de son espace confiné. Le conserver ainsi était cruel.
— Le stabiliser m’a pris deux heures, à peine !
— Après mille ans à laisser ses boucles se battre entre elles ; il aurait tout aussi bien pu ne jamais atteindre ce stade.
— Une seconde, mes enfants. Comment t’appelle-t-on, déjà ?
— Moi ? Angeline.
— Angeline, es-tu heureux d’exister ?
— Oui ?
— Bien : vous pouvez changer de sujet. D’autres plaintes ?
Ada transmit à Nathanaël ce qui traversait l’esprit de son petit locataire. (Le Grand Maître trouva ces pratiques d’espionnage offensantes.)
— Je trouve que tu ne t’es pas beaucoup inquiétée, se plaignit Salamandre. J’ai cassé quatre nœuds marins et aucune réaction de ta part.
— Était-ce toi ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ? réagit Ada.
— C’est rien, c’est technique. Les installations qui contrôlent les courants marins.
— … vous avez provoqué le Naufrage !?
Nathanaël, fort de son ignorance, se remémora de justesse qu’on nommait ainsi le caprice océanique qui rendait la navigation ardue loin des côtes, échouait des étrangers sur la rive sudropéenne et… sans doute des sudropéens sur des rives étrangères, maintenant qu’il y songeait.
— Toute ma famille a souffert du Naufrage !
— Eh, oh : ta famille adoptive.
— Fermez-la !
— Pardon d’avoir essayé d’attirer l’attention de l’Ordonnatrice des Marées ! Qui faisait autre chose à ce moment-là, sans doute, et par « moment » je veux dire les huit dernières décennies !
— Extérioriser la colère est important.
Le Grand Maître et Nathanaël partagèrent ce mouvement de rentrer la tête dans les épaules, manifestation physique du désir de se soustraire au désastre.
— J’avais oublié que jamais rien ne te touche.
— Quatre cent millions de kilomètres. Il faut lancer plus fort.
— On est vraiment que tes outils.
— Vous ai-je appelés mes outils ?
— Tes enfants, alors ; c’est pareil. C’est pire. Et je suis retombé dans le panneau. Tue-moi ; je veux plus te représenter. Tue-moi !
— C’est impossible, trésor.
— J’ai cherché la machine. Aucun sondage ne l’a décelée. Elle est où ?
Le Grand Maître tenta très fort de ne pas réfléchir aux implications de la question pour ne pas fournir de données à Nathanaël de Luz sur le sujet de conversation en cours. Nathanaël tendit donc davantage l’oreille.
— Voulais-tu tous nous anéantir ?
— Ce que je veux, c’est mourir.
— J’entends que la Sudropée ne t’a pas fait de bien–
— Je te coupe là : je veux ni un autre poste ; ni un siècle de vacances ; ni une oreille attentive et une épaule sur laquelle pleurer ; je veux ; que ça ; s’arrête. Pour toujours.
Le silence, entrecoupé des gammes que le Grand Maître hallucinait de tête pour s’empêcher de penser à autre chose. Nathanaël ignorait si les notes tombaient juste.
« Les intervalles sont corrects parce que c’est de la simple arithmétique. Votre oreille reste aussi exécrable qu’à l’ordinaire. Tout dans le visuel, rien dans le reste des sens : un vrai Illusionniste. »
Sélène reprit enfin la parole :
— Tu n’es pas le premier à l’envisager. Elle n’est plus sur Terre.
— Tu l’as déplacée ? … comment ?
— Je suis un caillou géant dans le Ciel, je fais ce que je veux, mon enfant. Soit : vous fîtes tous deux de votre mieux ce qui vous parut juste, vous méritez tous deux ce que vous désirez. Aidez-les une dernière fois et je vous aiderai à mon tour.
— À mourir ? ironisa le Grand Maître.
— Si c’est ce que tu veux. Sinon, autre chose. Pour la faisabilité technique du projet, je vais y réfléchir.
Et Sélène se retira du sommet de la Tour éternelle.
— Ce n’est pas pour autant que nous en avons fini, notez bien.
Mirage - 80 - kɔ̃sɑ̃sys (3)
Antécédemment : Toujours au sommet de la Tour éternelle, nos personnages cherchent toujours le chemin vers un monde meilleur, une absurdité à la fois. Et les chapitres n’ont plus de fin, apparemment ; ce doit être surfait.