Antécédemment : Ayant activé la Machine pour faire venir la Déesse, tous nos personnages ont placé leur futur entre Ses Mains…
Nathanaël de Luz appartenait à cette variété d’athées qui parlait fort pour ne se réclamer d’aucun principe, qui transformait l’absence de rites en pratique coutumière, et qui, à vrai dire, fatiguait quiconque s’était jamais tourné vers un livre pour faire la paix avec l’Univers. Il tenait cette doctrine de son père et en ignorait la provenance ; peut-être une influence de sa grand-mère paternelle, les Frem étudiant trop le Ciel pour le respecter.
Toutefois, la main sur l’émetteur réparé, le signal envoyé, l’entièreté de sa pilosité hérissée sur le corps, l’organe Illusoire confus d’échouer à décrypter les pensées inexistantes de la machine, le regard vers le bleu, difficile d’échapper à la foi.
Surtout quand le bleu répondait.
La Voix de la Sérénissime Déesse, Bienveillance du Ciel, Autrice des Lunaisons, Ordonnatrice des Marées, Splendeur Argentine, et Sphère-Qui-Est-Aussi-Croissant parvint au sommet de la Tour éternelle. Ses premiers mots furent les suivants :
— C’est un peu trop : calmons-nous.
Sélène, donc, poursuivit :
— Merci, Nathanaël de Luz. Je dois récupérer ce que je vous ai prêté : il vaudrait mieux que vous retrouviez le sol.
Gagner l’émetteur avait nécessité d’emprunter l’échelle centrale du pilier. Toujours acrophobe, ses aventures ne l’ayant pas guéri d’une terreur remontant à l’enfance, Nathanaël appréhenda la descente.
Puis le Ciel l’attrapa. Il lâcha les barreaux de l’échelle, en suspension ; une subtile négociation entre la Lune et la Terre le reposa au plancher.
Les genoux tremblants, les ongles enfoncés dans le bois, il prétendit n’être pas complètement ridicule devant la Déesse. Ada nota :
— Eh beh, vous êtes tombé doucement, c’est un miracle.
— Non, c’est de la gravité, c’était le moins que je puisse faire ; c’est d’ailleurs ce que font les astres, en général. Donc, je disais.
Nathanaël entendit un bruit sourd derrière lui. Ada vint le rejoindre en catastrophe, puis, rassurée d’une manière ou d’une autre, reporta son attention sur Sélène.
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
— Bonne question. Vous allez me le dire, ce qui se passe. Que fais-je ici ?
— Vous l’ignorez ?
— Non, je le sais : je veux m’assurer que vous aussi. Expliquez-le-moi comme si j’étais soixante-treize trilliards de kilogrammes de roches qui ne vous ont pas parlé depuis mille ans. Vous pouvez utiliser votre culture générale, votre mémoire et votre bon sens.
Sentant chez elle un besoin de soutien, Nathanaël posa une main sur l’épaule d’Ada ; elle sursauta d’une manière fort vexante. Il entama :
— Vous êtes ici parce que nous vous avons appelée.
— Raisonnement circulaire : vous m’avez appelée parce que je vous ai demandé de le faire. Mais encore ?
La voix de ce qui ne pouvait être que la réunion de ses deux amis sylphides prit le relais :
— Vous nous avez demandé de le faire parce que vous êtes « qui de droit » ; c’est vous qui vous chargez de ce genre de fin du monde. Sinon j’avais une autre question–
— J’y répondrai plus tard, petite brise, patience. Poursuivons. Pourquoi moi ?
— Tu pourrais peut-être accélérer la cadence ? suggéra Salamandre. ‘sont pas si bêtes que ça.
— Hypocrite, l’insulta Ada avant d’enchaîner : parce que ce sont vos enfants qui nous ont mis dans cette situation.
La sensation flottante de Ses Mains claquées puis frottées l’une contre l’autre.
— En effet ! Je suis donc à votre disposition pour réparer ce qui doit l’être.
— Combien est-ce que ça va coûter ?
— Rien, parce que mes enfants sont toujours sous garantie.
Voilà qui parut rasséréner la citadine ; Nathanaël, lui, relança :
— C’est-à-dire, à notre disposition ? Que proposez-vous ?
— Je ne propose pas. Si je le faisais, ce jour ne serait pas celui où la bonne volonté des Sudropéens sauve leur pays ; ce serait celui où Sélène descend en Sudropée pour se proclamer théocrate. Or ce jour-ci n’est pas ce jour-là. C’est vous qui proposez. Prenons un exemple, ce sera plus parlant. Donnez-moi quelque chose de vraiment cassé que vous ne voulez pas laisser en l’état. Vous avez failli ne jamais monter ici tellement le problème vous réclamait. Clin d’œil, clin d’œil.
Avec cette subtilité, difficile de ne pas recevoir le message. Nathanaël le formula :
— La noblesse… les Illusionnistes de plein sang, pardon, sont pour la plupart dans le coma et en train de perdre la vie.
— Ah bon ? réagit Ada.
— Quelle est cette surprise ?
— J’espérais que la nature vous avait dotés d’une parade au sommeil éternel de sorte à ce que vous n’en mouriez pas, sinon comment est-ce que vous auriez survécu plus d’une génération ?
— La nature n’est en rien responsable de cette débâcle : nos ancêtres se sont fait cela à eux-mêmes. Après, il n’est pas dit qu’un effort de volonté ne suffise, après tout je–
Ada le coupa en lui pointant du doigt le sol derrière lui. Il se retourna. Là gisait Nathanaël de Luz, les paupières closes et la bouche entrouverte, les bras et les jambes placés au hasard autour de lui.
— Oh. Oh ! Je dois habiter une espèce d’Illusion de mon propre corps, alors. Et ma vue ne me vient pas de mes yeux mais des vôtres. La correction de perspective est telle que je m’y suis laissé prendre ! Qu’est-ce que je suis bon, quand même.
Il sut qu’Ada roulait des yeux parce qu’il la sentit actionner ses muscles oculomoteurs. Voilà qui prouvait le danger de se bercer d’Illusions : malgré ses fanfaronnades plus tôt dans son ascension, difficile de garder sagement son esprit sous son crâne sans la bénédiction de Sélène.
La susnommée reprit la parole :
— Diriez-vous qu’il existe un consensus contre ce coma mortel ?
Ada et Nat le supposèrent ; elle poursuivit :
— Voulez-vous en être débarrassés ?
Ils acquiescèrent.
Claquement de Ses Doigts – entièrement imaginaire et, chacun le reconnut, destiné à marquer le coup plutôt qu’à accomplir quoi que ce fût de concret.
— C’est fait. Levez-vous, Nathanaël de Luz.
Il se relogea dans sa peau et ouvrit ses paupières – plus de douleurs ; plus d’exil forcé ; la fin d’une ère. Pouvait-il rester athée et manifester sa gratitude à la Déesse ? Bah, tout l’intérêt de la doctrine était de se passer de prêtres, personne n’avait l’autorité de le punir.
— De combien de temps avez-vous besoin pour les autres ? demanda-t-il.
— Quels autres ?
— … tous les autres ?
— Vous ne m’avez pas comprise. Je vous ai dit que c’était fait.
Nathanaël sentit sa tension chuter. Ada l’attrapa au vol par le bras et, entraînée par son poids, termina par terre avec lui.
— Ta cheville !
— Pas de ma faute.
— Ne vous mettez pas dans cet état ! se catastropha Sélène. Si le terme de divinité vous dérange, ne l’utilisez pas. Concevez-moi à l’image de vos amis ici présents : petits, ils accomplissent de petites choses ; grande, j’accomplis de grandes choses. Pas besoin de faire plus compliqué.
— Ce n’est pas cela, dit Nathanaël, pas du tout. Mortesélène – pardon madame – c’était une erreur.
— Qu’est-ce qu’il y a, encore ? siffla Ada – inutile de lui reprocher son animosité : elle irradiait encore la douleur de ses ligaments distendus.
Comment résumer cette cruauté en bouton qui fleurissait à tous les étages de la Tour éternelle ? La quête actuelle des nobles pour des cibles acceptables sur lesquelles exercer leurs talents libérés ? Cet écho, à travers les siècles, des horreurs dépeintes au Musée de la Guerre ? Cette preuve manifeste et insupportable que, condamné à la réclusion pour les crimes de ses ancêtres, nul n’y avait rien appris ? La certitude, enfin, que le temps viendrait bientôt où cette cruauté se répandrait sur la Ville ?
La peau si proche de la sienne, sa compagne de voyage ne nécessitait plus qu’il se répète à haute voix.
— Ne soyez pas défaitiste. D’autres doivent partager vos sentiments. Quelqu’un remettra du plomb dans la cervelle des vicieux et voilà.
Quelqu’un ? Qui avait la patience d’attendre quelqu’un ?
— Je dois les arrêter, dit le Seigneur de Luz.
— Comment ?
Il tourna son regard vers la colonnade.
— L’anticatoptrisme. Il a maintenu un semblant de paix depuis tout ce temps, il peut bien continuer.
— Certes, sauf que tout le monde a compris ce qui s’est passé à ce stade : il ne faudrait pas une heure pour qu’on vienne le débrancher.
— Pas si je les en empêche. Pas si je garde le sommet.
Il la sentit s’étrangler sur son propre rire nerveux.
— Donc quand je parle de rester ici dix ans, je suis folle, en revanche quand c’est vous, vous êtes soudain le pinacle de la Raison ? Même pas pour dix ans, pour toujours ! Sans jamais dormir, je suppose !
— Le hasard de ma naissance me fit puissant. Permettez-moi d’en faire une heureuse coïncidence plutôt qu’une malédiction.
Ada le lâcha et s’en fut clopiner plus loin. Ses pensées roulaient sous son crâne comme autant de cailloux. Elle en tira :
— Soit. Pensons long terme. Vous ne vivrez pas toujours : il faudra vous remplacer.
— Certes.
— Soyons pratiques : faites des enfants. Pourquoi laisser perdre votre talent, après tout ?
C’était la logique qui avait poussé leur grand-père vers leur grand-mère, paraissait-il. Et si la paternité constituait le renversement de tous les principes de sa fonction… tant pis : c’était la fin du monde.
— L’évidence voudrait que vous les commettiez la demoiselle la plus puissante disponible. Si je ne me trompe pas, il s’agit d’Angeline de Coq ; de ce que j’ai vu, elle doit encore pouvoir offrir une ou deux grossesses avant sa ménopause. Je peux lui demander ce service pour vous, je crois qu’elle m’apprécie ; je lui tiendrai la main ; et, si vous ne parvenez pas à la regarder dans les yeux, je vous autorise à fixer les miens.
Le temps de comprendre ce qui venait d’être proféré, il attrapa l’ironie qui flottait dans la cervelle de sa cousine. De quoi répondre :
— Êtes-vous malade ?
— Moi ? Je suis rationnelle ; j’adore la raison ; c’est tellement raisonnable.
Le silence entre eux, toujours de mauvais augure. La conclusion :
— Vous savez, Ada. Pour quelqu’un qui Illusionne si mal. Vous venez de m’infliger une image…
— AVEZ-VOUS FINI ?
Sa Voix les figea tous deux. Sélène reprit :
— Pardon. Je suppose que, dans un monde où vous devriez, seuls, prendre une telle décision pour le reste de vos vies, cette discussion aurait un sens : toutefois, souvenez-vous, je suis à votre disposition. En conséquence, vous pouvez faire mieux. Je vous ai envoyé mes enfants parce que votre peuple et votre noblesse ne parvenaient pas à s’entendre : je ne vous laisserai pas sans solution. Proposez.
Proposer.
Après deux mois à cavaler dans le pays pour sauver sa maison puis sa famille étendue, à constater les tragédies provoquées par les erreurs de ses ancêtres proches et lointains, à se rendre compte de son ignorance – possiblement manufacturée par un Grand Maître désireux de voir la noblesse poser moins de questions, potentiellement aussi de sa propre faute – à regagner sa liberté, son rang, les perdre de nouveau, étourdi jusqu’à ne plus comprendre s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose…
Il ne restait plus guère qu’une proposition à soumettre.
— Pouvez-vous nous débarrasser des Illusions ? De ce qu’elles étaient, de ce qu’elles sont devenues. Rendez tout le monde semblable au peuple, qu’on en finisse.
— Pardon ? s’étouffa Ada.
— Je le pourrais. Mais pensez-vous que la proposition fasse consensus dans le pays ?
— Le pays ? Elle ne fait pas consensus dans cette pièce ! Qu’est-ce qui vous prend, Luz ? Vous nous racontez des bêtises, là !
— Ada. C’est la seule solution.
— Non ! C’est seulement ce que vous voulez ! Est-ce que vous n’avez aucun sens de la justice ? Si vous étiez fatigué d’y voir, vous demanderiez à Sélène de me crever les yeux, ma parole !
— C’est vous qui m’avez souligné la différence entre un sens et une capacité, je vous le rappelle. Cette horreur à l’arrière de nos crânes n’est pas qu’un instrument de perception : c’en est un de coercition. C’est ce qui donne aux rejetons de la noblesse tout pouvoir sur le peuple, et c’est intolérable. À vous accrocher à vos petits privilèges de sorcière citadine, pardon, mais c’est vous qui n’avez aucun sens de la justice.
Il esquiva la chaussure qu’elle venait de lui jeter à travers la pièce.
— Mes petits privilèges, comme vous dites, m’ont sauvé la vie ! Ça vous dérange que je vive ?
— Vos problèmes venaient de Philémon, qui est Illusionniste, et avant cela de notre grand-père, qui est également Illusionniste. Conclusion, rien de tout cela ne vous serait arrivé–
— Je leur vois un autre point commun. Votre Splendeur, pouvez-vous nous débarrasser des hommes ?
— L’idée fait-elle consensus ?
— Est-ce qu’une courte majorité suffira ?
— Non.
Nathanaël considéra l’option de rire mais préféra lancer :
— Vous savez, Ada, vous n’êtes pas obligée de jouer les contradictrices, le talent politique ne s’improvise pas.
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez compris. Quand j’aurai besoin d’un logement, madame la logeuse, je vous sonnerai.
Il évita de justesse la seconde chaussure.
— Pour faire de la politique il faut déjà vivre dans une πόλις, goujat ! Un politique, vous ? Un touriste, oui !
Ada, assise par terre, retira son dernier bas, constata le trou qu’elle y avait déjà fait au talon, et irradia sa frustration. Pas tout à fait remis de sa dernière insulte, Nathanaël en fit de même. Angeline s’adressa à Sélène :
— Et donc, ma question–
— Un tout petit peu plus de patience.
La tête en résonance, Ada sortit :
— Ce n’est pas si affreux. Si ?
— Je suppose que non.
— On s’est beaucoup tu, dans ma famille. La peur que la parole fasse plus de mal que de bien. Dû à la malédiction de ma mère, évidemment. J’ai enfin pu lui parler ; et à ma cousine ; à mon mari ; à mon frère. Ce ne serait jamais arrivé si… si nous n’avions pas cassé le monde ensemble. Alors peut-être que c’est avant que le monde était cassé. Admettons que vous ayez raison, Luz ; admettons qu’il soit impossible de réconcilier le peuple et la noblesse dans l’état actuel des choses. Vous proposez de priver tout le monde de nos dons. Pourquoi pas le contraire ?
— Voulez-vous tous nous tuer ?
— Les demi-sangs ne se sont pas endormis ; vos enfants non plus ; il y a quelque chose à creuser.
Nathanaël reconstitua la proposition :
— Un organe Illusoire qui travaille moins fort, et la même chose pour tout le monde ?
— C’est l’idée.
— Pensez-vous que ladite idée fasse consensus ?
Ada et Nat se tournèrent vers Sélène ; la même pensée leur traversa l’esprit en même temps.
— Comment le saurions-nous ? Je ne crois même pas que quelqu’un d’autre l’ait jamais envisagée, celle-ci.
— Bonne question. Comment ?
Parler à la Lune s’avérait frustrant.
— Je sais ce qu’elle veut, souffla Ada. Enfin, Salamandre vient de m’expliquer ce qu’elle veut.
— Éclairez-moi, je suis perdu.
— Elle veut que nous recueillions ce consensus.
— Autant la question de la survie de vos nobles était triviale, autant celle-ci ne l’est pas.
— C’est-à-dire, « consensus » ? Une opinion favorable à votre projet ? De qui ?
— Des habitants de ce pays. Ce sont leurs vies à tous que vous proposez de changer.
— Tous ?
— Tous.
— En même temps, intervint Ada, qui est-ce que nous sommes pour choisir qui a son mot à dire sur la Sudropée ? Personne, en fait.
— Il se trouve que vous vous êtes rendus au sommet de la Tour éternelle et que vous m’avez appelée. Cela vous donne l’occasion de m’adresser la parole. Cela ne m’oblige pas à faire tout ce que vous me demandez.
Nathanaël se massa les tempes face à l’ampleur du problème.
— Et par quelle espèce de moyen les interrogerions-nous ? Du porte-à-porte ?
Le tambourin de Ses Doigts sur une surface céleste inconnue.
— Ah, si seulement vous disposiez d’un moyen naturel de parler à autrui à grande distance, ou quelque chose comme cela ! Et si seulement vous étiez parfaitement positionnés pour ce faire, par exemple en plein centre du pays et à haute altitude !
Les deux êtres humains échangèrent un regard de confirmation : la Divinité se payait leur tête.
— Donc nous… choisissons quelqu’un et posons la question ? s’informa Nat.
— Je ne peux pas, dit Ada : mon catoptrisme est mort.
— Trivial. Fait. La suite. Savez-vous par qui commencer ?
— Non ?
— Prenons deux personnes au hasard, alors. Bon voyage !
Salamandre se précipita pour retenir la chute de Nathanaël, qui n’avait pas le bonheur d’être hanté par autrui ; son corps finit allongé sur ses genoux. L’occasion pour Angeline de répéter :
— Et sinon–
— Je suis à toi dans un instant.
*
Ada Rousseau-Stiegsen ouvrit la conversation sans savoir où elle se trouvait :
— Bonjour ?
— Qui est là ?
— C’est pour un sondage.
— Drôle de rêve.
— Ça vous paraîtra extraordinaire mais je vous parle en esprit.
— Un sondage à quel sujet, ma petite dame rêvée ?
— Eh bien, le futur de la Sudropée est en train de se décider avec la bénédiction de Sélène, et nous aurions voulu connaître votre opinion sur la possibilité d’abolir les privilèges naturels de la noblesse et de les redistribuer à la population ?
— … rien que ça ?
— Si ça ne vous embête pas trop.
— C’est-à-dire que je reviens de la manufacture et que c’est censé être le moment de la journée où je me repose : je n’ai pas le temps de rêver à vous. J’aimerais mieux rêver de ma fille.
Le sang d’Ada se figea dans ses veines.
— Quelle fille ?
— Celle que j’ai mise au foyer en attendant que la grande commence à travailler ; puis elle s’est laissé entraîner le bras dans une brodeuse automatique, la plaie a pris la forme des fleurs, ça s’infectait, j’ai dû m’occuper d’elle… puis quand je suis retournée au foyer, ils m’ont dit « madame, ça fait trente-six mois, ça fait longtemps qu’elle est adoptée, votre petite. »
— María Herrera ?
— Oui ?
Un jour, Ada avait eu cette conversation avec son cousin Félix. Hélite par ses deux parents, il professait qu’au moins, quand Hèle vous brûlait de ses feux, c’était avec franchise ; le sélénisme lui paraissait odieux en comparaison, à vous offrir une lumière dans les ténèbres pour mieux vous y laisser.
Comme il était facile, après avoir subi des injustices, d’omettre celles qu’on avait commises. D’oublier qui avait vu sa vie s’effondrer et l’avait ainsi faite mère.
— Olivia… Olivia va bien.
— Qu’en savez-vous ? Oh, je n’aime pas ce rêve : laissez-moi dormir, s’il-vous-plaît.
*
Ailleurs s’entama une autre discussion :
— Bonjour ! Nathanaël, Seigneur de la maison Luz, c’est pour un sondage : comme vous le savez peut-être, une abomination créée par nos ancêtres menace de détruire la vie humaine telle que nous la connaissons et l’apprécions, alors, d’un côté on propose de lui retirer ses crocs en laissant tout le monde jouer avec, de l’autre côté je pense que nous ferions mieux de nous en débarrasser, je voulais recueillir votre point de vue ?
— Eh bien, bonjour, Évariste Carvalho, président de l’association culturelle luzitanaise de la Ville, enchanté de vous rencontrer, je n’ai rien compris mais tant que je vous ai sous la main : ça va ? La prison, tout ça ?
— … oui. Je vais mieux.
— Non parce que j’ai sous la main une centaine de gars motivés, si vous voulez qu’on attaque la Tour demain on attaque la Tour.
— … pourquoi avez-vous des hommes sous la main pour attaquer la Tour, monsieur Carvalho ?
— Au cas où vous en voudriez, Monseigneur.
La discussion s’annonçait complexe.
*
Ada revint à elle-même avec un frisson de terreur continu. Le regard tourné vers le Ciel, elle demanda :
— Aimez-vous donc nous voir souffrir ?
Ce Sourire ; invisible ; palpable seulement par la connaissance de son existence. Nathanaël se réveilla sur ses genoux, la détresse sur la face. Elle s’enquit :
— Tout va bien ?
— Je lui dis « je veux savoir ce que vous voulez » il me répond « à vous de me le dire Monseigneur » je lui dis « non, je veux que vous pensiez par vous-même, pas que vous m’obéissez » il me répond « très bien Monseigneur, si vous me l’ordonnez je vais penser par moi-même »…
— J’en déduis que votre entrevue était un piège elle aussi.
— Je comprends surtout pourquoi mon prédécesseur leur interdisait l’accès à la maison.
— C’est dur d’être admiré.
— Vous rirez moins quand on vous proposera de commettre des coups d’État en votre nom.
— Petit joueur ! Moi, on me déclenche la fin du monde.
— Avez-vous recueilli vos premières voix ? s’enquit Sélène.
Ada l’assassina du regard, visant la direction générale de la Lune.
— Vous vous doutez que non.
— Avez-vous pu mettre le doigt sur le défaut du protocole que vous proposiez ?
Ayant quelqu’expérience des processus démocratiques – quoi que certains en doutent – Ada résuma :
— Le porte-à-porte version tête-à-tête promet d’être long, laborieux, et, à propos de labeur, de déranger des travailleurs qui ont autre chose à faire. Si nous voulons trouver un consensus dans un laps de temps raisonnable, nous devrions recruter de l’aide.
— Oui, comme qui par exemple ?
— S’il s’agissait de la Tour, je m’adresserais au maître pour obtenir l’avis d’une maison et à la présidence pour celui du conseil, coupa Nathanaël. N’avez-vous pas des sortes de représentants, chez la populace ?
— Luz, vous en avez rencontrés, l’un d’eux vous a collé le mariage de Félix et Paule sur le dos. Donc, il nous faut les conseillers de quartier et des communes. Ça va quand même prendre un temps considérable. Est-ce que nous pouvons nous le permettre ?
Sélène étendit Sa Main sur la Sudropée et répondit :
— D’ordinaire, non. Toutefois, ce temps, je vous l’offre : commencez de travailler, ne vous préoccupez pas de l’urgence.
Par la volonté de Sélène, le chapitre 80 n’est pas terminé.
Mirage - 80 - kɔ̃sɑ̃sys (2)
Antécédemment : … … écoutez je ne sais pas ce qui s’est passé. “Par la volonté de Sélène, le chapitre 80 n’est pas terminé” ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Les personnages peuvent juste faire ça, maintenant ?