Antécédemment : Nathanaël et Ada, chacun de leur côté accompagnés d’un passager clandestin et d’un sylphe, se dirigent vers le sommet de la Tour éternelle. Allez, on y croit, cette fois-ci c’est la bonne, il ne peut pas y avoir tant d’étages que ça.
Les marches s’étendaient, dénombrables et relativement peu nombreuses, même ; pour autant, Ada Rousseau-Stiegsen se promit à elle-même d’éviter les escaliers à l’avenir. Comment redescendre de la Tour sans elles et sans élévateur ? Elle préférait ne pas y penser.
Salamandre lui tapait à petits coups de poing sur les quadriceps, l’encouragement formulé sur le ton avec lequel un parieur exhortait son lévrier favori :
— Allez. On y est presque. Courage, fifille.
Elle retint une insulte en pure perte.
« Fort peu jolies pensées, ma belle ! »
La douleur, l’exaspération, la voix dans son crâne, l’angoisse existentielle de côtoyer une créature censée régler d’un effort de volonté une catastrophe irréparable par la main humaine… Tout ça en vaudrait la peine. Puisqu’il leur rendrait le monde.
Elle perçut un instant le courant d’air qu’était Line ; comme s’il ne s’était approché que pour lui sécher la sueur du front. Un geste affable, vu qu’il ne devait pas comprendre qu’il l’avait moins rafraîchie que rendue plus salée.
— Il a raison. C’est le couloir par lequel Juan nous a fait passer pour votre sauvetage.
Sauvetage, c’était vite dit ; résultat des courses, une apocalypse. Merci, vraiment, c’est trop, il ne fallait pas. Sans lui laisser le temps de répliquer, le sylphe ajouta :
— Quelqu’un est là. Beaucoup de remous.
Salamandre et elle se tendirent.
Ils avancèrent. Les remous annoncés par Line se firent vrombissement ; bruit d’insectes. Au tournant apparut le quelqu’un.
Un jeune homme, casque sur la tête, le regard aussi exorbité que bleu – non : sarcelle, à la lumière des lampes. Le sac de couchage et les rations au sol indiquaient que l’individu campait là depuis… à en juger par l’odeur ? Longtemps. Assis devant la porte, il se releva. Un frisson dans l’air : une nuée de petits objets ailés suivait son geste. Ada serra les dents. Foutues fées. Il lança :
— T’as du culot de te pointer maintenant, cousine.
— Pardon, mais qui êtes-vous ?
— C’est le major Chapuis de la Garde Touraine.
— Debout, Ada, on se réveille ! Même le courant d’air suit mieux l’intrigue que toi.
— Je tends à me souvenir des gens qui essaient de me tuer.
— Et j’y serais parvenu, si elle ne s’était pas mise en travers de mon chemin ! Mais ! Comme d’habitude ! Il fallait que tu gâches tout !
— … vous êtes le fils d’Antonio et Soledad.
Salamandre partit faire ce qu’Ada finissait par comprendre comme une analyse requérant qu’il se libère de sa chair. Il revint avec une conclusion :
« D’accord, je sais pourquoi t’as jamais pu faire d’enfant. »
Malgré ce qu’elle avait jeté au visage de Philémon, l’ancienne étudiante en médecine tenait une hypothèse : elle affamait ses grossesses, voilà.
« Non. Lui non plus peut pas : il est tout verrouillé de l’appareil reproductif. Le Grand Maître voulait pas que vous vous semiez des gosses sans son intervention. »
Le temps ne s’arrêtait pas pour les révélations fracassantes : Chapuis poursuivit, le ton moqueur :
— Tu es la fille d’Adèle et du Seigneur d’Ascley. C’est bien ! On croit avoir tout dit et on n’a rien dit du tout.
— Bon, je suis pressée, enchantée de vous connaître, j’ai quelque part où me rendre.
— Bourgeoise, le langage corporel, tu connais ? Je garde la porte. Tu ne vas nulle part !
Ada s’interrompit par, ce qui l’enragea, pure soumission à l’autorité inculquée par une vie entière à vivre en Ville et composer avec la Garde Citadine. Elle fouilla sa mémoire à la recherche du prénom de son vis-à-vis, que Salamandre lui retrouva :
— Rousseau. C’est la fin du monde.
— La faute à qui, grosse maligne ?
— Il faut que je résolve le problème.
— Il faut rien du tout. T’es qui pour jouer à la Grande Maîtresse ? T’as laissé passer ta chance quand t’as disparu de la circulation. Juan s’est tiré, c’était mon tour ! Mais non. T’as tout cassé. Alors que c’était même pas ton histoire : c’était la mienne. J’aurais dû être le ROI de ce pays !
Ada fronça le nez en une expression offensée dont l’origine se devinait si bien qu’elle n’eut rien besoin d’expliquer. Chapuis répliqua :
— Calmosse, la dame patronesse : j’ai le droit, ma mère est routière.
C’était parfaitement exact, et tout aussi parfaitement ulcérant :
— Comment tu le sais ?
— En étant dans le bon camp. Tu croyais qu’il me laissait dans l’ignorance ? Non, ça c’est ce qui se passe quand on trahit le pays pour devenir, quoi, aubergiste ?
Désespérée d’adopter l’argument de ceux qui avaient décidé de sa vie à sa place alors qu’elle n’avait pas cinq ans, Ada répliqua :
— Je n’ai rien trahi, j’ai eu une vie, cousin. Tu comprendrais si le Grand Maître ne t’avait pas privé de la tienne dès la naissance.
— Est-ce que ça fait mal à la tête d’avoir tort sur tout comme ça ? J’ai vécu, pour mon malheur : un vieux garçon, Philippe Chapuis de son état-civil, m’a trouvé dans la rue et, au lieu de me laisser au foyer comme un bon citoyen, m’a adopté.
L’embarras soudain, Ada s’inquiéta :
— Il te maltraitait ?
— Toute la journée, « Je t’aime, mon fils », « Rien ne me rend plus fier que toi, mon garçon », « Tu es le réconfort de ma vieillesse, mon Rousseau », « Si la Touraine ne te convient pas nous pouvons toujours vivre sur ma pension, mon enfant »…
L’inquiétude évanouie, l’ironie inarrêtable, Ada conclut :
— Un cauchemar.
— J’ai failli renoncer à la grandeur.
Line le sylphe se manifesta :
— La conversation vous intéresse toujours ou je nous l’ôte du chemin ?
— Faites, je vous en prie.
La masse d’air fonça à une telle vitesse que les tympans d’Ada claquèrent ; les fées se précipitèrent à sa rencontre. Salamandre leur tira les lunettes de la poche du tablier et observa le résultat ; Ada ne vit guère que des tourbillons illisibles. Puis des tourbillons illisibles traversés de multiples lignes droites.
— Menace éliminée, vocalisèrent les fées.
Salamandre leur cala le pouce et l’index dans la bouche et siffla. La géométrie du sylphe changea ; Line revint vers eux.
— Qu’est-ce que c’était que ça ?
— Cinquante lames de rasoir, approximativement.
— Je ne vais pas la retenter si ça ne vous ennuie pas trop.
— Pourquoi vous ne faites pas quelque chose ? pesta Ada.
— Elles sont verrouillées en écriture.
— Et le gaillard ?
— Tu parles toute seule, cousine ? s’enquit Rousseau Chapuis.
Ada pinça ses lèvres. Trop tard : le garde se tira du pantalon le même genre de verres miroir qu’elle et se les cala sur les yeux. Puis rit.
— Qu’est-ce que t’es allée déterrer ?
Salamandre montra les dents.
— Tu sais qui je suis ?
— Bien sûr, l’ancêtre ! Je sais aussi que nous n’avons pas besoin de vous, pas plus que d’elle.
— En revanche, il a besoin de toi ?
Le garde agrandit son sourire.
— De toute évidence.
— Alors dis-moi, jeune homme : toi sur qui on peut compter si fort, pourquoi il t’a délaissé au profit d’Ada à la seconde où il l’a retrouvée ? Ces brûlures sur tes mains, ça te vient des machines ? Et pourquoi tu t’appelles Rousseau ? T’es même pas roux.
Dans le plus grand calme, Chapuis se déplaça d’un pas, fouilla son sac de couchage et en tira une arbalète qu’il remonta. Salamandre ne pouvait être tué par ce moyen mais Ada oui, aussi elle le supplia d’y remédier ; hélas…
« Tu vas rire : elle est verrouillée en écriture. »
— Ferme ta gueule et retourne d’où tu viens.
— T’as jamais été éligible à la succession, mon grand ! Il t’a arraché aux tiens pour rien !
— Il y a été contraint parce que mademoiselle Adamantine n’a rien trouvé de mieux à faire que de disparaître, siffla Chapuis. Si vraiment j’ai « raté ma vie », c’est elle la responsable.
— Frérot, si elle avait pas disparu tu serais même pas né !
Le coup partit ; Ada en sentit le souffle sur sa joue. Le carreau se ficha dans un mur. Pour ce qui était d’ôter le major de devant la porte, ils s’y prenaient très mal ; pourquoi ne pas envisager une autre approche ?
« Tu penses à quoi ? »
Quelque chose qui demandait beaucoup plus de capacités que ne lui en offrait son organe Illusoire, à dire vrai. Et, puisqu’il ne pouvait pas y toucher…
« J’ai jamais dit ça. Je peux pas l’utiliser, par contre je peux te le bricoler. Explique. »
Elle traça le plan à gros traits. Il conclut :
« T’auras quelques minutes pour la mise en place et la réalisation, une migraine sévère ensuite, et tu pourras pas refaire un coup pareil, avec ou sans mon aide. »
Voilà qui valait mieux que rien.
— Eh, cousin. Tu sais que ta mère te cherche ?
— Vieille tradition familiale. « Ouin-ouin mon petit frère », « ouin-ouin mon enfant ».
— Je veux dire qu’elle est en Ville.
Rousseau se crispa.
— Qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Demande-le-lui toi-même.
Salamandre lui bricola l’organe Illusoire. Ada se concentra sur Soledad. Ses grand yeux. Son expression le jour de leur rencontre. Sa main sur la sienne à la table de la finca. Ces liens si ténus qui les faisaient tante et nièce.
Elles se trouvèrent.
— Ada ?
— Venez.
Si les Illusionnistes pouvaient s’emparer d’autrui, qu’est-ce qui les empêchait d’effectuer l’opération inverse, de prêter leur pensée, leurs nerfs, leurs sens ? Sans doute rien, pas vrai ? Pas comme si tout le plan reposait là-dessus, hein ?
Soledad, épouse Morez – le vrai nom appartenait à la route – se retrouva nez à nez avec un jeune homme qui ressemblait si fort à son père. Sauf les yeux ; même pas les siens ; ceux de son grand-père, bleuis par on ne savait quelle ascendance du nord. La parenté : indéniable, inévitable.
— Meu fil. Churumbel. Manú, aocana.
Il se figea. Elle demanda :
— Comprends-tu la langue ?
— C’est difficile de trouver un bon cours en Ville, se justifia-t-il. Déjà pour les parlers régionaux, alors les langues routières, je te dis pas. Qu’est-ce que tu fais ici, So…
Les lèvres cousues, il passa par toutes les nuances du sang et des os avant de terminer :
— Qu’est-ce que tu fais ici, Maman ?
— Pas grand-chose ! J’attends que tu rentres.
— Comment ça ?
— Je suis au café en bas de chez toi, le Troquet des Ouvriers ?
— Comment ça ?
— Le patron me dit qu’il ferme bientôt, je pensais demander à tes voisins si tu as laissé une clé ?
— Comment ça ?
— Laisserais-tu ta mère dormir dehors ?
Tremblant jusqu’à claquer des dents, son fils supplia :
— Ne dis rien au patron, ne parle pas aux voisins, prends une chambre quelque part, je la paierai… J’arrive. D’accord ? J’arrive.
Un dernier regard pour ses affaires, puis il accomplit un premier pas vers la sortie.
Juste à temps : le catoptrisme d’Ada rendit l’âme dans un excès de pression sanguine qui lui changea le nez en fontaine. Chapuis lui tendit son mouchoir au passage.
— Je vous dirais bien de ne toucher à rien, mais vous allez rien faire.
Constatant le carré de tissu dans le même état de saleté que le reste de son cousin, Ada le lui rendit poliment.
— Comment ça ?
— Avec tout ce dont il est capable, pourquoi il m’a pas fait exploser la tête ? Il va rien faire et toi non plus. Amusez-vous bien, conclut-il.
Salamandre le regarda partir en l’insultant en pensée. Enfin, le courant d’air sur les talons, ils entrèrent au sommet de la Tour.
*
Nathanaël de Luz, l’œil toujours ouvert sur les caractéristiques techniques de la Tour éternelle, repéra la lumière qui perçait d’un élévateur et y entra en s’écriant :
— Aygline, ma sauveuse, vous les avez remis en service ?
La voix de la cabine lui répondit :
— Impossible de retrouver les énergumènes qui m’ont contrainte à les couper, alors bon, à un moment, fallait bien lever l’alerte.
— Une intrusion ? Je suis navré de l’entendre. Avez-vous le signalement des suspects ?
— Je ne sais que ce que l’élévateur sait ! J’étais persuadée qu’elles étaient deux femmes, mais le poids mesuré n’atteignait pas soixante kilogrammes, alors… deux petits garçons ? L’un s’est présenté comme « Grande Maîtresse de la Tour éternelle », sans doute un canular.
— Chère consœur, je crains que la vitesse proverbiale des nouvelles n’ait quelque peu ralenti durant cette fin du monde : nous avons bien une Grande Maîtresse en remplacement du Grand Maître.
— Nathanaël, je vous constate bien plus haut dans les étages que là où je vous ai laissé : souffrez-vous d’un manque d’oxygène dû à votre ascension ?
— Cessez donc de dire des bêtises et montez-moi au conseil.
— Mon petit, je surveille, je ne sers pas d’opératrice : actionnez-vous le levier tout seul.
Vexé, Nathanaël décida d’ignorer la Dame d’Arrida le reste du trajet. Évidemment, il ne tint pas : la présence silencieuse de Jean lui agitait les idées au rythme des courants d’air.
— Les dernières semaines vous ont-elles épargnée ? s’enquit-il.
— Épargné quoi ? La terreur de voir sa famille et ses amis condamnés à mort sans pouvoir les sauver, tandis qu’ils se réjouissent du temps libre et de leurs nouveaux pouvoirs ? Le devoir de leur survivre, parce qu’un vieux document me désigne comme prioritaire pour recevoir un instrument aussi vital que contingenté ? Non, pas vraiment, confrère.
— J’ai ouï dire que les dormeurs pourraient se réveiller bientôt–
— J’ai perdu ma mère, Nathanaël. Je lui ai parlé pour la première fois depuis des années, depuis la cécité, depuis la démence, et elle m’a glissé entre les doigts, parce que sa survie n’était pas prioritaire pour les médecins, parce que je croyais mon devoir de ne rien exiger, parce que je suis trop bête, parce que… elle avait quatre-vingt-deux ans ; sans doute qu’elle n’est pas morte de la fin du monde ; mais elle reste morte pendant la fin du monde, et elle attend son tour à la maison Styx, et je ne la reverrai jamais, et les nouvelles vont encore assez vite pour ouïr dire que c’est vous le responsable.
— De fait c’était un effort collectif, la corrigea Jean.
Un silence. La Dame d’Arrida reprit :
— Toute la bizarrerie du monde s’est entichée de vous.
— Sans doute pas toute.
Une caresse de Sa main sur son front. La conversation appelait réponse.
— Aygline, je vous demande pardon.
— N’en faites rien. Cette souffrance était inévitable.
— La vieille marotte sélénite. Mon père me disait… quelque chose de plus nuancé que ma propre opinion : que, parfois, l’idée est salvatrice ; que, à d’autres occasions, elle sert à ne pas réfléchir à notre propre aptitude à mitiger, réparer, prévenir la douleur que nous causons. Je me suis abandonné à la mer, moi aussi. Je n’ai pas pensé à qui me maintenait en vie et à qui ne tiendrait pas. Je n’ai pas pris mes responsabilités, j’ai ainsi perdu du temps, et j’en demande pardon, à vous comme à tous.
— Nathanaël, tout va bien ?
Les démonstrations apologétiques n’appartenaient certes pas au registre habituel des Seigneurs et Dames. Luz s’épancha :
— J’ai découvert la raison pour laquelle ma maison ne tenait pas debout. C’est drôle. Des années durant, j’ai cru que c’était de ma faute. Que j’avais la main… trop ou trop peu ferme, impossible à dire.
— Laissez-moi deviner. Quelqu’affaire datant d’Artuel ?
— Exact.
— Un rapport avec votre cousine ?
— Je ne peux pas croire que vous deviniez : vous le saviez.
— Non ! Il se trouve que sa présentation au conseil brillait par le flou artistique autour de sa lignée paternelle ; nous étions plusieurs à trouver ça éliminatoire.
Souvenir d’une conversation avec Émeline, Nathanaël demanda éclaircissement :
— Pas de rapport avec son manque d’inclination pour le mariage et les enfants ?
— Pas tant.
— J’ignore si cela arrange ou empire l’affaire.
— Vous jouiez serré, si ça peut vous consoler ; mes collègues n’aimaient pas votre lien avec Ascley. On s’imaginait l’oncle et le neveu voter de concert, un Seigneur à deux têtes ! Ha ! Si nous avions su.
L’élévateur arriva à destination.
— Au revoir, Aygline.
— Au revoir, Nathanaël. Faites ce que vous avez à faire.
Le savait-il même.
*
Line le sylphe acceptait à peine la réalité du moment. Si on lui avait demandé de parier sur la capacité de quiconque à traîner Salamandre jusqu’à son ancien poste, il aurait répondu « Avec quel argent ? » ; puis, ce détail résolu, il se serait prononcé contre. Sa main courant sur le métal noir, le cénète prenait la mesure des dégâts.
— Soit non-prioritaire, soit trop tard pour y remédier. C’est-à-dire ? Que rien me hurle à la figure de me mettre au travail ; plus plaisant que ce que j’espérais.
— Et maintenant ?
— Maintenant ?
Ada l’encouragea :
— C’est le moment où vous sauvez le pays, vous vous rappelez ?
Une brève pause, puis :
— Non. Je crois pas, non.
Rien qu’à l’air, le sylphe sentit sa compagne de voyage se tendre – mais pour se battre contre qui ? Le danger habitait sa propre chair. Salamandre sourit au hasard vers le haut, cherchant un interlocuteur :
— Tu sais ce qu’on fait, toi. Mon petit rapide de la comprenette. Vas-y, explique-le-lui.
Peut-être discuter permettrait-il de retourner la situation à leur avantage ; aussi, Line répondit :
— Vous voulez mourir. Pour mourir, vous devez retrouver la machine cachée qui permet votre existence.
— Notre existence à tous, bébé ! Ni toi ni moi ne devrions être là à voler de l’énergie, d’après les lois universelles – les vraies, pas la mise à jour pétée.
— Vous pensez qu’elle est sous le sol ; vous ne voyez pas d’autre solution que de faire un trou… Je n’ai pas tout suivi. Mais la Terre est gardée, non ?
— Pire : elle est. Mais tout ce qui jouit de conscience dispose d’une attention et cette attention peut se détourner. Pas avec ce que j’avais sous la main dans un poste secondaire, mais ici, ici… Attendez, vous ne pouvez pas faire ça !
Le sylphe reconnut le retour d’Ada sous la surface.
— Tu me donnes pas d’ordres, ma belle. Non, je veux dire ; vous êtes… tout entier fait d’ordres ; vous auriez pu me tuer d’un claquement de doigts, vous ne l’avez pas fait ; parce que vous n’en avez pas le droit ; vous ne le pouvez pas. Vous ne le pouvez, physiquement, pas. Alors pourquoi ne pas faire n’importe quoi d’autre ?
Il y eut ce silence épais, trompeur, entre deux tempêtes.
— Arrête de jouer à la patronne. Ce n’est pas comme ça que je parle à mes employés. Tais-toi. Tu t’es prise pour qui ? Tu as vraiment cru que tu pouvais t’agiter dans tous les sens, ignorer ce qu’on te dit et sauver le monde comme une fleur ? Navré ! C’était un plan idiot formulé par une femme trop idiote pour se protéger du danger quand il se promène avec un panneau « DANGER » autour du cou ! Alors maintenant, tu restes bien sage et tu me laisses travailler.
Line et lui attendirent ensemble un signe, un geste, une réponse. En vain. Salamandre, content, claqua dans ses mains.
La porte s’ouvrit, puisque personne ne l’avait verrouillée. Jean entra ; Line se constata heureux de retrouver sa moitié et déçu de ce bonheur. Nathanaël le suivait :
— Ada ! Comme on se retrouve ! Tout va bien ?
Salamandre siffla en direction de Line une boucle qui lui intimait le silence. Puis :
— Nathanaël, mon cousin, tu tombes à pic ! Beaucoup de pain sur la planche, tu m’aides à rebrancher le plus évident ?
L’homme resta une seconde interdit, puis son sourire lui dévoila les dents :
— Ma cousine ! Si sérieuse !
— Il le faut, c’est la fin du monde. Mais si tu as faim, n’hésite pas à aller attraper de quoi manger ailleurs, je me débrouillerai en t’attendant.
Et, surtout, il verrouillerait l’accès, cette fois-ci. Line supposa que c’était ce que ressentait un humain à s’étrangler. Il aurait voulu prévenir quelqu’un ; il aurait voulu contrer le plan de Salamandre en qui il avait toujours flairé la folie ; il n’en avait pas l’aptitude. Il était la moitié qui craignait trop les conséquences pour souffrir d’être la cause. Il n’était pas Jean.
— Allons, des jours que tu ne m’as pas vu et tu ne m’offres même pas l’accolade ?
Hésitant en premier lieu, Salamandre ouvrit les bras d’Ada. Nathanaël s’y engouffra fort.
— Eh bien, quelqu’un aime les câlins.
À ces mots, l’homme remonta sa main vers la nuque de la femme, y trouva l’organe Illusoire et lui colla une bonne gifle. Le corps d’Ada s’effondra ; Salamandre, soudain piégé dans un milieu beaucoup plus lent que la vitesse à laquelle il avait habituée sa pensée, ne réagit pas.
— Quoi ? s’exclama Jean.
— Elle ne m’a jamais tutoyé.
Il tourna son regard vers l’air :
— Et maintenant ?
Mirage - 79 - bwat
Antécédemment : Parvenus au sommet de la Tour éternelle, Nathanaël, Ada, Line et Jean tentent de sauver le monde ; pour commencer, ils ont assommé Salamandre. Et maintenant ?