Antécédemment : Nathanaël, accompagné par Jean, a été prévenu d’un malaise prégnant dans sa famille, qui pourrait être lié à la mort de son père ; Ada, en compagnie de Line, parvient, petit à petit, à renouer le dialogue avec Salamandre…
Salamandre poussa la porte de la maison d’Ascley injures à la bouche, la cheville raide à force de la raccommoder.
— Je vais te me bricoler une de ces orthèses ma belle, que si tu arrives à la casser je me catapulte dans le Soleil.
— … tu peux faire ça ? s’inquiéta Line.
— Oui.
— Et survivre ?
— Pour survivre il faut d’abord vivre, bébé ; sans obtenir le repos éternel, pour répondre à ta question.
— … et le Soleil n’a pas fait de remarques ?
— Chut.
Ada Rousseau-Stiegsen s’efforça de ne pas réfléchir à ce que la conversation impliquait d’hérésie envers Hèle, vu qu’elle n’était pas censée l’honorer. Salamandre ricana :
— Ce qui vous sert de religion est tellement bordélique. Notre faute : on avait qu’à pas exister.
Ils parcoururent les locaux de la maison des Médecins, attrapant du petit matériel au passage. Ada s’enquit :
— Pas de prodiges tirés du néant, cette fois ?
— Je tire jamais rien du néant : c’est très malpoli. Pis je vois pas pourquoi je me ferais suer alors qu’on avait Ascley sur notre trajet. J’aime bien Ascley, reconnut-il. Y a toujours eu un projet intéressant derrière.
— Alors vous appréciez l’étude du corps humain ?
— Encore heureux. Tu croyais que je te rafistolais au hasard ?
Une nouvelle porte : une longue plainte du sylphe ; l’air lourd et camphré d’un laboratoire. Une tension qui prenait le nez, irritait les yeux et étrécissait la gorge. Un pressentiment ancien. La pulsion soudaine de trouver un miroir.
— Ada ?
Philémon.
Ils échangèrent un regard – un regard ordinaire, à vrai dire ; celui de deux personnes qui se connaissaient depuis une décennie, se haïssaient depuis un lustre, et s’étaient crues enfin débarrassées l’une de l’autre. Ada mordit ses lèvres.
Elle aurait voulu se montrer davantage compatissante avec la situation de la noblesse – ce long sommeil enchanté qui la condamnerait à mort si elle ne parvenait tôt ou tard à s’en extraire. Pourtant, une part d’elle ne parvenait à regretter ni le phénomène, ni les événements qui l’avaient précédé ; après tout, si tous les gens de sang plein, dans et hors de la Tour, se trouvaient plongés dans le coma…
… alors Philémon aussi.
Pourtant.
Revenu à ses esprits, son ancien maître avança vers elle, la main tendue, la foulée preste ; Salamandre disparut un instant, revint, et claqua de leurs doigts.
Des murs de la Tour jaillit un pilier – une excroissance qui courait de gauche à droite et interrompit la trajectoire de l’ancien chirurgien. Il considéra l’apparition, la toucha du doigt, marmonna qu’elle ne pouvait être réelle et s’apprêta à passer en-dessous. Salamandre claqua des doigts de nouveau. Les deux murs produisirent un autre barreau.
Ce qui posait la question : qu’est-ce qui advenait de la discrétion ?
« J’ignore qui est ce type ; je sais ce que tu ressens à le revoir. Ça me suffit. »
Vaincu, Philémon croisa les bras et bouda.
— Je ne sais pas comment tu fais ça mais je ne suis pas sûr que ce soit très bon pour la maçonnerie.
— C’est de la pierre de la Tour, rétorqua Salamandre. Elle encaisse pire.
— Qu’est-ce que tu fais là ? s’écria Ada.
Il leva les bras au plafond.
— Je dissous des sels dans de l’eau distillée comme le premier apothicaire venu ! La Tour siffle des quantités affolantes de Saline.
— Comment es-tu même arrivé ici ?
— Où voulais-tu qu’on m’envoie après ce que tu m’as fait, Ada ?
Sarh avait mentionné que la Tour éternelle serait forcée de prendre en charge le criminel Illusionniste ; Ascley avait mentionné avoir opéré le catoptrisme d’un citadin. Enfin, tout de même :
— Pourquoi tu ne dors pas ?
— Je dois te remercier pour ça, sans doute : l’organe est recousu mais ne fonctionne plus. Pas de fonction, pas d’excès métabolique : pas de coma. Mais tu as du culot de me soumettre à un tel interrogatoire : toutes ces années, tu savais que nos dons provenaient de la noblesse ? C’aurait été aimable de le mentionner.
— Ce n’était pas mon idée, c’était celle de Sven, répliqua-t-elle. Et quand voulais-tu que je t’en informe ? Après que tu as fait tuer Nicéphore ? Après que tu m’as agressée sur sa tombe ? Après que tu as enlevé ma fille ? Après que tu as maudit Félix ? Après que tu as blessé ma mère ? Après que tu as mutilé mon mari ?
« Pourquoi tu lui parles, en fait ? »
Le regard de Philémon se ferma.
— Facile, ça, de présenter mes actes de la manière la plus incriminante possible.
— Parce qu’organiser l’assassinat de ton fils, tu ne considères pas que c’est un crime ?
— J’ai pris mes responsabilités. Nicéphore était pervers. Il vous aurait tuées à petit feu.
— Parfois quand un homme aime très fort deux femmes il éprouve des difficultés à choisir entre elles et pardon mais je ne savais pas qu’on avait rétabli la peine de mort pour les amants volages !!
« Ada. Tu perds ton temps, là. »
— Elle marque un point, lança Line le sylphe au débotté – lui qui ne portait même pas de bottes, faute de pieds.
Philémon réagit à l’existence d’un courant d’air parlant avec le manque de grâce habituel qu’impliquait l’irruption du surnaturel dans la vie d’un bourgeois bien rangé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Bonjour, docteur : je suis le vent. J’ai également le bonheur d’être un témoin impartial de toute cette marmelade et, pfou, va falloir arrêter de vous prendre pour le héros de cette histoire.
— C’est toi qui fais ça ? s’inquiéta Philémon auprès d’Ada.
C’était presque touchant de le voir si perdu ; elle secoua la tête en signe de dénégation.
— Les Illusions traditionnelles s’attaquent à la vision et je ne crois pas que quelqu’un ait encore développé la finesse nécessaire pour s’en prendre aux autres sens.
— Non parce que, soyons sérieux, y a un monde entre « désapprouver la vie sentimentale de son fils » et « le zigouiller et forcer sa veuve à vous faire des enfants » ; pis c’est ballot, si vous cherchiez à perpétuer votre talent Illusoire y avait des pelletés de candidates à la Tour éternelle.
— Oui mais ça je n’en savais rien, soupira Philémon. Ça m’aurait clairement simplifié la vie.
« Donc lui il lui répond mais pas toi ?! Barrons-nous d’ici. »
Ada resta vissée sur place. Salamandre lui tira l’oreille.
— Tu vas pas passer ta vie à essayer d’obtenir son respect. Rends-lui son mépris.
Line continuait de décortiquer l’assemblage mal vissé de justifications du docteur ; à bout de patience, celui-ci tira de sa poche un scalpel.
— Ils vous ont laissé en garder un ? La vache, ils ont peur de rien. Pas de chance, docteur, je ne suis pas fait en viande : ça complique l’opération consistant à me couper en morceaux pour… Pourquoi vous faites ça, d’ailleurs ? Pour garder la main ? Pour prouver votre supériorité sur vos ennemis ? Ou juste pour passer le temps ?
— Fais-le taire !
Ada serra ses poings.
— Non. Je ne te dois rien. Fut un temps, je t’aurais dû quelque chose. Si tu t’étais mêlé de ce qui te regardait, tu aurais toujours ton fils ; j’aurais été ta bru ; un jour comme celui-ci serait-il arrivé que nous nous serions relayés à ton chevet pour que tu ne meures pas dans ton sommeil. Tu n’aurais pas eu de petits-enfants parce que je suis incapable de mener une grossesse à terme, mais peut-être qu’à nous trois nous aurions fini par élucider pourquoi. Mais ce n’est pas arrivé ; parce que tu as tout gâché. Parce que tu t’es surpassé pour tout gâcher. Je suis fatiguée de m’en sentir coupable : le seul coupable, c’est toi. C’est au-delà du doute. C’est non-négociable. Sois content que je t’aie épargné quand tu étais à ma merci, et disparais de ma vie.
Philémon, les yeux ronds, la dévisagea.
— Mais–
— Ça suffit.
Et, sans le laisser reprendre son souffle, elle tourna les talons et s’en fut.
*
Émeline attendait devant la porte, l’arbalète au bras, deux traits de sel sur les joues, larmes séchées. Nathanaël de Luz ne s’occupait pas de cynégétique, toutefois il savait que la saison de la perdrix ne débutait qu’en septembre et qu’on n’en trouvait guère dans le générateur auxiliaire. Aussi, son salut fut lancé à voix aussi douce que possible :
— Mél ?
Sa cousine se tourna vers lui un instant puis revint à sa surveillance. Pas que son maître de maison attendît un grand cérémoniel, mais :
— Je te dérange, peut-être.
— Monseigneur, murmura-t-elle. Elle est là. Je l’ai coincée.
— Qui ? Ta mère ?
Émeline hocha la tête ; de quoi déclencher l’alarme chez celui qui était responsable devant la Tour éternelle de son bien-être et de sa conduite.
— Elle ne peut faire de mal à personne tant que je la coince là.
— Enfin, que dis-tu ? rit Nat. Pose cette arme, tu vas blesser quelqu’un.
— Sais-tu ce qu’elle a commis ?
La réunion des maigres indices ne permettait guère de tirer l’histoire au clair, toutefois le Seigneur de Luz s’y aventura :
— Un tabou, sans doute ; notre oncle me dit qu’elle en a déjà été punie ; mes amis pensaient qu’elle essayait de se faire pardonner quelque chose ; et… difficile d’en savoir plus.
— Ils ne voulaient pas que tu le saches. Ils ont pris la décision à l’époque, semble-t-il. Que le nouveau maître de maison n’en soit pas informé. Que l’affaire n’accable pas la nouvelle génération.
Les larmes revenues aux yeux, Émeline conclut :
— Belle réussite, ne trouves-tu pas ?
— Mél, trésor, chérie, cousine : veux-tu que je prenne un tour de garde ?
Elle hocha la tête et lui confia l’arbalète ; il surveilla la porte. Tandis qu’elle se massait l’épaule, elle raconta :
— Le premier jour, ta mère prenait toute la place : personne ne parvenait à démêler ses pensées des siennes. Puis Angeline s’est retirée, les gens ont commencé à se visiter les uns les autres, et… c’est là que la famille a appris ; ou plutôt, que tout le monde s’est rendu compte que tout le monde savait ; sauf moi. Et toi, évidemment. Quoiqu’Abigaël ne doit pas savoir non plus : il nous a casqués, nous a informé qu’il était demi-sang et ne souhaitait plus nous adresser la parole, et est parti avant qu’on puisse le tenir au courant.
— Savoir quoi, Mél ? Le tenir au courant de quoi ?
La tête entre ses mains, elle étouffa un sanglot. Nathanaël lui rendit son arme.
— Je vais le lui demander moi-même.
Elle acquiesça.
Mazarine de Luz, drapée dans sa dignité et dans une cape qui devait lui servir de couverture dans sa réclusion, sursauta à son entrée. Il la regarda le détailler. La chose certaine, dans son attitude, était sa peur. Mais elle dut trouver de l’espoir dans ses observations, en fin de compte : à genoux, elle l’attrapa par le vêtement et supplia :
— Monseigneur, protège-moi ! Je suis victime d’une terrible injustice.
Contrairement à lui, elle ne se gantait pas. L’idée que la sueur de ses doigts imbibât le tissu l’ennuya : il décrispa sa main et la lui rendit.
— Il semble y avoir un problème, en effet. Quelle est cette injustice ?
Elle pinça les lèvres.
— La sorte, mon neveu, qu’il est difficile d’expliquer, car les esprits mesquins sont incapables de la saisir.
— Voilà qui tombe mal : je suis mesquin, tante Mazarine. Je ferai de mon mieux, toutefois.
— Peut-être n’es-tu pas obligé de réclamer mille détails avant de prendre mon parti, vieille dame que je suis, faible et sans recours.
— Demoiselle mienne, pourquoi as-tu si peur de dire la vérité ?
Il retira un gant et lui présenta sa paume ; elle recula.
— Si la honte te verrouille la langue, montre-moi. Aide-moi à t’aider.
Elle hésita, puis reprit son souffle et joignit leurs nerfs par la peau.
La gifle lui tintait encore dans l’oreille, tel un cri suraigu couvrant les remontrances du Seigneur Artuel. Sa mère derrière elle enfonçait ses ongles à travers son épaule, la respiration hachée, tremblante. À sa gauche, Martine, sa sœur aînée, ignoble délatrice, berçait son Églantine et regardait ses pieds.
À droite, le vieux Lemuel se désintéressait de l’affaire, absorbé dans la contemplation du plafond. Devant lui, ses fils Ariel et Daniel, la gémellité saisissante et l’expression parfaitement opposée, comme ces deux masques théâtraux de la comédie et de la tragédie. Si la comédie s’était appelée embarras et la tragédie haine, c’est-à-dire.
Toute la maison liguée contre elle.
Elle se tourna vers Nathanaël.
— Vois-tu ? Ils m’ont toujours détestée. Jusqu’à aujourd’hui ! Ariel, Judicaël, Églantine. Unis pour me persécuter.
Le Seigneur de Luz considéra la scène devant lui. Il estima, Églantine aidant, qu’elle remontait à bien trente-cinq ans ; et, vu la configuration des gens, qu’il s’agissait là d’une médiation entre plusieurs membres de la maison par le maître.
Mazarine, donc, contre… sa propre sœur et ses deux cousins ?
Qu’avait-elle fait ?
— Que te préoccupes-tu de cela ? enragea-t-elle. Ils me torturent. Pour des faits qui remontent à si loin ! Si ce n’est pas un crime, qu’est-ce donc ?
— Bonne question. Permets-tu ?
— Non !
— Je me passerai de ton aval, alors.
Nathanaël prit le souvenir et le laissa se dérouler.
Martine – cette tante dont le prénom se transmettrait à sa petite-fille – semblait consoler sa progéniture ; la vérité, c’était qu’en cajolant Églantine, elle se tranquillisait surtout elle-même. Elle répéta, le ton las :
— J’ai rapporté l’affaire parce que c’est mal. Ce qu’il convient de faire maintenant, je ne le sais pas.
— Tu pouvais aussi te mêler de ce qui te regardait, feula Mazarine.
— Tais-toi, insolente ! cria leur mère.
Les joues rougies, l’accusée resta droite. Le Seigneur Artuel, les doigts tambourinant sur son bureau, soupira :
— Vous ne me facilitez pas la vie, les enfants.
— Moi, je vais bien, dit Ariel. Je suis prêt à laisser cela derrière nous.
Daniel le foudroya du regard. Mazarine cacha son sourire. C’avait toujours été leur faiblesse, à ces deux-là : leur dissension. Si facile de les monter l’un contre l’autre. Lemuel, leur père, tenta :
— Peut-être pouvons-nous ne pas dramatiser, alors.
— Désolé de dramatiser, père, cracha Daniel de Luz. Pardon de ne pas vous faciliter la vie, Monseigneur. Toutes mes excuses pour aller mal, frère. Mais nous avions quinze ans et elle en avait vingt, elle nous a menti et mystifiés, et je ne peux prétendre que rien ne s’est passé ! Aucun d’entre nous ne pourra prétendre que rien ne s’est passé, maintenant qu’il y a l’enfant !
Les adultes de la pièce se tendirent. Mazarine siffla :
— Tu n’ouvres la bouche que pour empirer les choses, toi. Ce n’est pas de la salive sous ta langue, c’est du venin.
Elle se satisfit de voir Lemuel hocher la tête, rangé à son avis. S’écharper n’était pas le but d’une médiation : le maître de maison leur intima le silence. Tambourina davantage sur son bureau. Puis demanda :
— Lequel t’a mise enceinte ?
— Je ne sais pas.
Daniel se trouva incapable de respecter l’ordre de son Seigneur :
— Comment cela, tu ne sais pas ? Tu m’avais juré de le laisser tranquille !
Son jumeau tenta de le ramener au calme, sans succès. Mazarine roula des yeux :
— Je ne vais pas m’excuser pour ta naïveté, cousin. Es-tu jaloux ?
Daniel l’assassina du regard.
— Je peux le prendre pour moi, proposa Ariel. J’en ai déjà un en route avec Catherine d’Abadi, je m’en fiche.
Artuel de Luz trancha :
— Nous verrons si c’est un fils. Si c’est une fille, inutile de s’en préoccuper. Branche masculine ou féminine, c’est un enfant pour la maison, et Sélène sait que nous ne pouvons pas cracher dessus.
La fureur peinte sur les traits, Daniel cingla :
— C’est tout ce qui vous importe, Monseigneur ? Qu’elle se soit forcée à nous, n’est-ce plus un sujet ?
— Que veux-tu y faire, mon petit sieur ?
Il éclata :
— Assez ! C’est allé trop loin. Me touche-t-elle encore une fois ou touche-t-elle à Ariel, et je l’étrangle de mes mains !
Mazarine s’étouffa :
— C’est qu’il me menace de mort, cet enfant ! Vous n’allez pas le laisser s’en tirer, Monseigneur, j’espère ?
Le Seigneur de Luz rajusta ses lunettes sur son nez et conclut doucement :
— Te voilà prévenue, jeune fille : à toi de t’arranger pour t’éviter ce destin. Je suis certain que tu peux y parvenir.
— Pardon ?
— C’est bien simple : ne touche plus tes cousins.
Injuste ! Voilà qui était profondément injuste.
Nathanaël de Luz retira sa main de celle de sa tante, se l’essuya sur le pantalon puis remit son gant. Alors qu’elle revenait à elle, il la tança :
— Et tu as le culot de te dire victime ?
Mazarine se leva, s’épousseta la robe et répondit :
— Tu vois : l’esprit mesquin. Je leur ai appris la vie. Ton oncle a trouvé qu’en faire ; ton père, il n’y avait rien à en tirer. C’est un miracle qu’il ait séduit ta mère ; sans doute ne s’intéressait-elle qu’à son matelas, bannie qu’elle était.
— Le genre d’apprentissage qui vaut passage devant son maître de maison et qui rend une fille enceinte, c’est celui qu’on ne fait pas entre membres d’une même famille, ma tante.
— Je ne suis pas ta tante et ils n’étaient pas mes cousins ! Ces titres jettent l’opprobre sur des aventures bien moins consanguines que l’ordinaire tourain, et pourquoi ?
— Pour ne pas salir une relation inévitable.
— Rien n’eût été sale si ton père n’avait pas été un idiot ! S’il n’était pas content, il n’avait qu’à partir chez sa mère ! Mais non ! Plutôt accuser autrui de ses problèmes ! Plutôt monter la maison contre moi, convaincre les parents de me surveiller comme une ogresse ! Plutôt me mettre sa mort sur le dos !
Nathanaël se figea.
— Comment cela, sa mort sur ton dos ? Il n’a pas laissé de lettre.
Mazarine pinça ses lèvres.
— Il n’a pas laissé de lettre, n’est-ce pas ?
Elle évita son regard.
— Ce n’était pas une lettre. C’était un billet. Deux mots, tout au plus. Est-ce ainsi qu’on explique un suicide ? Qu’eût-il pu y dire d’intéressant ? Une accusation de plus, voilà ce que c’était.
— Ce billet, l’as-tu lu ?
— Non ! Je l’ai brûlé ! Je n’allais pas le laisser m’empoisonner la vie par-delà sa mort !
L’afflux d’émotions manqua de le faire tourner de l’œil.
Là, là.
Même cette détermination qui l’habitait depuis son réveil, cette force d’attraction qui le précipitait vers le sommet de la Tour éternelle, rendait les armes devant sa fureur.
Là, là, là.
Sans voix face à l’énormité. Peut-être fallait-il se montrer inhumain pour aborder le problème : en tout cas, ce fut Jean qui remarqua :
— Détruire la dernière parole d’un défunt, ça semble plutôt maléfique.
— De quoi vous mêlez-vous ? Vous n’êtes même pas une personne.
— N’empêche que j’ai failli mourir, une fois, et que si en plus de ça quelqu’un avait détruit un message que j’aurais laissé, je n’aurais pas été très content.
— Le contentement est l’apanage des vivants. Les morts ne ressentent rien. Mourir, c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux, vu comme il souffrait.
Nathanaël retrouva sa langue :
— Mon père souffrait ? À cause de qui, Mazarine ?
Sa langue claqua de dédain.
— Par nature. Deux garçons identiques soumis aux mêmes conditions ; Ariel est vivant, Daniel est mort. Il fallait donc bien que quelque chose dysfonctionnât chez lui, et je ne te laisserai pas m’en accuser.
— Me laisser accuser la maison Ascley, voilà qui était raisonnable, en revanche ?
Sa tante se pencha vers la vitre de la fenêtre et rajusta la pince qui retenait ses cheveux poivre et sel.
— Tu n’avais pas tort, les drogues circulaient trop libéralement.
— Et pendant que je m’intéressais à leur cas, je ne me penchais pas sur le tien.
Toujours dos à lui, elle lança :
— Qu’as-tu l’intention de faire, Nathanaël ?
La pensée mûrissait dans son esprit.
— Que tu aies déjà été punie pour les faits d’alors, admettons ; détruire la lettre de mon père, c’est inexcusable.
— C’était un billet.
Elle ouvrit la fenêtre.
— Je vois que tu es incapable de te montrer raisonnable. Adieu.
D’un geste, elle enjamba l’encadrure. Nathanaël se précipita vers le jour.
— Reviens ici !
— Viens donc me chercher, Monseigneur, lança-t-elle, ses deux mains agrippées au crampon de la via ferrata.
Le vertige le prit ; le sol lui envoya ses invites habituelles à le rejoindre au plus vite. Elle allait disparaître ; Jean proposa :
— Je pourrais faire sauter son casque–
— Non ! Tu la tuerais !
Émeline entra, l’arbalète désarmée. Un élan de pitié emporta Nathanaël.
— Mél, je suis désolé.
— Inutile. Je ne suis pas la victime ; je suis le crime.
Les mots manquaient pour exprimer à quel point elle avait tort, alors il se contenta de la serrer dans ses bras.
Mirage - 78 - mɛ̃tənɑ̃
Antécédemment : Nathanaël et Ada, chacun de leur côté accompagnés d’un passager clandestin et d’un sylphe, se dirigent vers le sommet de la Tour éternelle. Allez, on y croit, cette fois-ci c’est la bonne, il ne peut pas y avoir tant d’étages que ça.