Antécédemment : Nathanaël et Ada, passés par la nurserie, y ont constaté la complexité de la situation touchant la Tour éternelle : les enfants livrés à eux-mêmes ont accueilli la fille d’Ada. Line et Jean continuent de suivre…
Ada Rousseau-Stiegsen, deux plis de sa robe en main, les escaliers de la Tour sous les talons, tentait de ne pas céder aux plus abyssales de ses pensées ; par malheur, elle partageait l’entièreté de sa personne avec quelqu’un qui ne lui offrait pas ce répit.
— C’est beau de mener sa propre enfant au cœur du danger pour l’y abandonner.
— Eux aussi sont des enfants. Elle avait une fratrie nombreuse et est passée par un foyer pour orphelins. Elle a l’habitude.
Salamandre emprunta, fait inhabituel, sa main pour s’en frapper le front.
— Je fabrique quoi, moi, à monter la Tour à pied dans une bourgeoise complètement folle ?
— Sauver le monde, en théorie, répondit Line.
— Le pays, tempéra Ada.
— L’un ou l’autre, pas du tout ce que j’avais prévu ce mois-ci.
— Rire au nez du Grand Maître ? retenta le sylphe.
— Ah ! Oui ! C’était ça. Pause technique, les enfants.
Ada s’assit sur la marche par habitude et le laissa exercer sa magie, ôter la fatigue de ses cuisses et ses mollets en grands scintillements sous sa robe.
— Pas de la magie, sourit-il. Si peu de la magie que c’en devient insultant pour la magie.
— Quoi, alors ?
— C’est secret.
Elle roula des yeux. Le courant d’air répliqua :
— Ça ne l’était pas quand tu m’en parlais.
— Oui mais toi tu comptes pas, t’es pas humain.
— Définissez « humain » ? lança Ada par jeu.
Salamandre lui fit craquer la nuque avant de répondre :
— Facile : le caractère humain est la propriété intrinsèque d’un membre de l’espèce humaine obtenu par reproduction naturelle de deux autres membres de l’espèce humaine.
L’éclat de rire leur fut partagé.
— Des tautologies j’en ai entendues mais alors, celle-là !
— Pourquoi est-ce que ta définition parle de [ʁəpʁɔdyksjɔ̃ natyʁɛl] ? s’inquiéta Line.
— Pour me rendre impossible la fabrication d’un être humain.
La réponse appelait davantage de questions : Salamandre abrégea :
— Je pourrais, par un processus d’une fastidiosité extraordinaire, encourager sept quadrilliards d’atomes à se grouper sous la forme nécessaire pour créer quelque chose qui serait indiscernable d’un être humain. Toutefois, la définition même implique que l’être ainsi créé ne serait pas humain. La façon la plus simple de résoudre le problème consiste à ne pas le créer.
— Des tautologies, j’en ai entendues…
Ada s’interrompit.
— Est-ce que je le suis, moi ?
— Quoi donc ?
— Humaine.
Le Grand Maître, décomptant quatre-vingt neuf millions neuf cent vingt mille cent trente-huit bases puis intervertissant guanine et cytosine. Salamandre attrapa le souvenir au vol et en fit des confettis.
— Arrête de t’accrocher aux pensées qu’il a laissé traîner dans ta tête : c’est mauvais pour ta santé.
— Je voulais vous montrer.
— Oui. J’ai vu.
Ada le sentit cogiter.
— Rectifier un être humain qui existe déjà, c’est pas pareil qu’en créer un de nulle part. Mais à ce point ? La question vaut le temps de s’y plonger : est-ce que tu l’es ?
Le ménage, en cette fin du monde, n’était pas aussi bien assuré que d’ordinaire. Après s’être assuré du potentiel graphique de la poussière au sol, Salamandre proposa :
— Dessine-moi un pays.
Sentant le piège, Ada se renseigna :
— N’importe quel pays ?
Puis, du bout du doigt, elle traça un cercle. La joie mauvaise de Salamandre lui scintilla à travers la poitrine.
— J’ai jamais dit qu’il devait appartenir à ce monde. C’est une œuvre de l’esprit. Imagine le pays des fées.
Le sourcil froncé, elle tenta un carré. Les joues rougies par sa propre bêtise, elle en rogna les coins :
— Ça ne peut pas fonctionner. Le courant circuminsulaire ne permettrait pas de tels angles.
— Terrible assomption de ta part que ton pays doive être entouré d’eau.
— … de quoi d’autre ? … de feu ?
Son locataire éclata d’un rire qu’elle ne partagea pas.
— Ton pays, ta petite île, ton monde à sauver n’est pas rond à cause du courant circuminsulaire : le courant circuminsulaire existe parce que tes lointains ancêtres voulaient vraiment que ce bout de terrain reste rond. Tu veux savoir à quoi ça ressemblait, avant ?
Il prit sa main et…
Les mots manquaient pour décrire ce qu’il traça dans la poussière.
Une vaste déchirure. Des bulbes et des crevasses ; la terre indiscernable de la mer, tant le chaos régnait. Il interrompit son dessin et déclara :
— Et ça, c’est seulement le bout de planète par-dessus lequel ils ont construit la Sudropée.
— Pourquoi ?
Salamandre haussa ses épaules.
— Ils avaient entendu dire que la plupart des guerres portaient sur des enjeux de territoire alors ça leur a paru important de bien donner la même superficie exacte à chaque groupe.
À mesure qu’elle se forçait à ce jeu de déductions, Ada sentait sa compréhension s’éloigner de la réalité.
— Vous dites que mes lointains ancêtres ont décidé de rebâtir le monde ; de recréer des terres d’une façon qui leur paraissait plus rationnelle que celle de la nature. Pour offrir les différents pays résultants à des groupes de… leurs descendants ?
— C’est bien, tu suis.
— Dans quel but ?
Elle le sentit réfléchir ; utiliser la matière même de leur corps partagé comme support pour l’égrenage logique de ses pensées. Salamandre perçut cette observation et lui répliqua :
— Je te fais peur, ma belle ? Imagine ne pas avoir peur de moi. Imagine savoir ce que je peux faire et penser : oui, c’est à ça que sert cet outil, normal. Imagine cette nonchalance. Imagine contempler le monde d’en haut et crier : ah, toute cette géographie me donne mal à la tête : aplanissons-la et repartons de zéro. Imagine ce pouvoir.
— Je ne peux pas.
— Eux non plus. Tes ancêtres ne se satisfaisaient jamais de leur science ; ils se cherchaient toujours de nouveaux horizons pour satisfaire leur appétit. Ils touchèrent la Lune, ils atteignirent les planètes voisines, ils voulurent s’emparer des étoiles ; quand elles se refusèrent à eux, ils piquèrent une crise et partirent en guerre contre les lois universelles ; ayant attiré l’attention du Ciel, ils se mirent en tête qu’ils devaient devenir une entité à même de le tutoyer ; puis ils s’en lassèrent et se déclarèrent dans une impasse.
— À court de nouveaux horizons.
— De ça, et de l’heureuse certitude d’être les créatures les plus évoluées à deux années-lumière à la ronde.
— … deux quoi ?
— T’occupe. Certains de tes ancêtres proposèrent que l’impasse venait de l’intérieur ; d’un manque d’imagination, pas des contraintes imposées par le monde. Ils désignèrent leur culture coupable de leur souffrance, incapable de leur montrer une issue ; ils mirent le nez dans leurs archives et devisèrent que, s’ils parvenaient à ramener les idées qui constituaient le tissu de leur pensée à un point antérieur du temps, alors leur descendance parviendrait peut-être à emprunter un autre chemin que le leur et à résoudre les grands problèmes qui se dérobaient à eux. C’est dans ce but qu’ils se sont fabriqués ces petits pays, leur ont donné un thème général, se sont installés dessus, ont travaillé très dur à maintenir leurs enfants dans l’ignorance de ce qu’ils attendaient d’eux, et sont morts.
Pour forcer les morceaux de la réalité à se recoller ensemble, Ada nécessitait davantage de glu :
— Dans l’ignorance. Alors que le sommet de Tour est bardé de machines qui peuvent causer des sécheresses et limiter le pouvoir des nobles ?
— Tu mélanges les époques, ma belle ; il n’y avait pas de Tour éternelle, en ce temps-là. Il y avait des castels et une noblesse qui se chargeait de tout le boulot ennuyeux consistant à conserver un pays artificiel en état de marche. (Tu vas rire mais, quand tu effaces un continent de la carte et que tu le remplaces par un joli rond tout propre, la terre remplit beaucoup moins bien sa fonction de terre.) Trois générations plus tard les castels se donnaient des noms ronflants et se déclaraient la guerre une semaine sur deux. Formidable, le futur de l’humanité, non ?
Ada conclut, la déduction généreuse :
— Vous n’êtes arrivés, le Grand Maître et vous, qu’après la dernière révolte du peuple contre la noblesse. Avec la mission de recoller les morceaux et de nous remettre sur la bonne voie, je suppose. Sans pouvoir nous révéler ce que nos ancêtres voulaient nous garder secret.
Salamandre sourit :
— Oh, nous avions le droit de vous donner un coup de pouce de temps en temps quand vous stagniez, tant que ça restait organique. Sigismond Lajoie, tu connais ? C’était moi.
— Ah. … À propos de théorie de l’esprit lajoviale…
— Oui ?
— J’ai rencontré mon père et je n’ai pas particulièrement été prise d’envie de tuer ma mère et de l’épouser.
— Alors, ce n’est pas le cœur de la théorie et je suis fatigué de la voir résumée ainsi. Le concept, c’est que tout ce qui vous passe par la tête est pas toujours formulé dans votre monologue intérieur mais peut tout de même influencer votre rapport au monde.
— Et c’était une idée à nous faire connaître absolument parce que…?
— J’en avais marre que vous mettiez vos crises de nerfs sur le dos « d’esprits » qui vous « posséderaient ». Pétasses, y a qu’un esprit ici et il a autre chose à foutre. Assumez votre bêtise.
Ada se leva ; que faire d’autre ? La robe époussetée, elle chercha Olivia, puis se souvint.
— Bon. Déjà, mon beau, réglons le problème de la fin du monde ; pour celui de la condition humaine, je me pencherai dessus plus tard.
Le son qui quitta sa gorge fut rassurant. Peut-être Salamandre possédait-il le pouvoir de l’épouvanter mais, tant qu’elle parviendrait à le faire rire… Ils demeureraient sur un pied d’égalité.
Dont la cheville se tordit au premier pas.
— Par toutes les foutues Divinités du foutu Ciel tu le fais exprès je te déteste.
Un nouvel arrêt eut lieu, le temps de la remettre en place.
*
La maison Luz comptait, hormis enfants encore à la nurserie et lui-même, cinq femmes et quatre hommes ; vu l’état de la branche masculine – Abigaël furieux, Judicaël à bout de souffle, Joël fou, Ariel sous-entendu compliqué – Nathanaël de Luz craignait pour le moral de la branche féminine. Il ne vit aucune servante entre leurs murs, sans doute que toutes avaient profité des conditions de la fin du monde pour se soustraire à Églantine, dont le tempérament avait causé plus d’une protestation des représentants du personnel ; et, mais la faute en incombait au maître de maison, il n’avait jamais inspiré de fidélité particulière aux valets.
Aussi, qui cuisinait ?
— Et ce serait possible d’ouvrir une fenêtre ? J’ai des aromatiques dans mes boucles aériennes, c’est insupportable.
Guidé par l’odeur, Nathanaël arriva bientôt devant un spectacle inattendu.
Églantine.
Usant ses blanches mains à une tâche indigne de son rang et qui ne servait pas directement le Générateur Auxiliaire.
Sans qu’il le lui eût demandé.
En boudant, tout de même : le contraire eût inspiré à son maître de maison davantage d’alarme. Mais ce fut surtout la fatigue qui perça dans sa voix :
— Salut, Nat. Soupe ?
Elle lui tendit un bol, dont le contenu disparut bientôt vers ce néant mystérieux qui lui servait d’entrailles.
— Quelle sorte de viande est-ce là ? s’informa-t-il un peu tard.
— Du lapin.
Nathanaël déposa le récipient sur le comptoir et regretta un instant de ne croire en rien, puisqu’il se trouvait dépourvu de prière.
— Ils étaient à la retraite, dit Églantine. Mais bon. Si personne ne nous livre en denrées, toute la ménagerie finira par y passer. Voilà qui serait un projet : recréer une race adaptée au Générateur à partir de ce qu’on trouve dans les clapiers de la Ville. Espérons ne pas en arriver là.
Des pleurs immanquables retentirent à travers les couloirs. Églantine soupira, resservit un bol de soupe et le posa sur un plateau avec un casque de la Garde – Nathanaël s’en émut : le matériel servirait mieux ailleurs. Gabine, fille de l’une et nièce de l’autre, un bébé dans les bras, débarqua en panique dans la cuisine.
— Maman, il – bonjour Monseigneur – il a déjà mangé il y a deux heures, elle va m’assassiner–
— Du calme. C’est le fils de Hyaline ? Elle est dans la chambre d’Émeline.
— Maman, je sais mais je vous dis qu’elle ne voudra pas–
Martine, l’aînée des enfants à ses bientôt dix-neuf ans, entra ; sous son épaule, une fille d’une douzaine d’années que Nathanaël ne remit pas. Églantine la présenta donc :
— La belle surprise que j’ai exfiltrée de la nurserie : Sinoëlle ! Ma fille. Une Luz. Un nouveau bourgeon de la branche féminine.
— N’insiste pas tant, j’avais compris, bougonna Nat. Elle compensera ton Célestin.
— Ne parlons pas de Célestin je vais m’énerver.
— Maman, il y en a trois qui pleurent en même temps alors que ce n’est pas leur tour–
— Le Seigneur de Luz est là, clama Martine. Salue-le.
La jeune Sinoëlle, désorientée, exécuta une révérence. Ce faisant, elle ne servit plus de soutien à son aînée : celle-ci chut, à peine rattrapée par l’encadrure de la porte.
— Mets un casque, petite sotte, pesta sa mère.
— Je suis présente. D’autres que moi en ont davantage besoin.
— Je n’ai pas besoin que tu te blesses par fierté !
Églantine évacua ses nerfs dans un souffle.
— Sinoëlle, j’arrive. Martine, surveille la soupe. Gabine, tu y vas. Ton oncle t’accompagne.
— Pardon ?
— Pitié. Cinq minutes de ton temps. Tu ne nous en as pas beaucoup consacré, ces sept derniers mois.
Ce niveau de désobligeance dépassait l’entendement. Nathanaël prétendit donc ne pas l’avoir entendu. Ils devaient transporter un enfant et un bol de soupe ; Gabine lui refila le bébé et s’empara du plateau. Le garçon dévisagea l’homme vingt secondes, puis recommença à pleurer. Pas de miracle.
Non, pas de miracle.
Dans la chambre d’Émeline se trouvaient six dormeuses : quatre sur le lit – trois dans le bon sens, une en travers à leur pied – et deux sur les causeuses. Gabine posa le casque sur la tête de l’une d’elle. Celle-ci ouvrit les yeux et s’écria :
— Non ! C’est trop tôt. Je ne veux pas !
— Il a faim–
— Qu’il crève !
— Mademoiselle, intervint Nat. Tenez-vous.
Reconnaissant le ton autoritaire d’un Seigneur, la jeune mère oublia sa combativité. Nathanaël allongea son fils à son côté et la laissa dégrafer son corsage.
— C’est injuste. Si injuste. Tout le monde se visite en esprit, tout le monde profite du phénomène tombé sur nous, mais pas moi, non, moi je suis mère. Il n’est même pas pour ma maison, il a passé neuf mois à me dévorer de l’intérieur, et je dois encore me mettre à sa disposition. Pourquoi ne réveillez-vous pas son père ? Raphaël de Frem. Qu’il m’aide, ce goujat !
— Il ne peut pas le nourrir à votre place, mademoiselle Hyaline, la cajola Gabine. Et il ne peut pas manger à votre place non plus.
Elle lui tendit la soupe. Hyaline l’avala à goulées rageuses. Son enfant se détacha d’elle, la bouche satisfaite ; elle l’écarta avec humeur.
— Pas fichu de finir. S’il me réclame de nouveau, je n’en veux rien savoir.
Elle ôta elle-même le casque de ses cheveux, le geste interrompu par sa plongée dans le coma. Gabine le lui retira d’entre les doigts. Nathanaël posa le garçon contre son épaule et lui tapota le dos, un geste oublié depuis… la dernière fille de Judicaël. Sembla-t-il qu’il eut perdu le doigté : une tache de lait mi-digérée lui apparut sur le gilet. Sa nièce lui tendit son mouchoir.
— Est-ce ta mère qui a mis toute cette opération au point ?
— Elle et d’autres à différents étages, répondit Gabine. Les enfants peuvent se débrouiller à la nurserie mais, les bébés…
Nathanaël jura ne jamais plus se plaindre de l’insistance de sa demoiselle à considérer la question des enfants. D’autres problèmes lui revenaient, en tant que maître de maison : il se renseigna :
— Ton grand-oncle Ariel est-il bien chez nous ?
— Oh ! Oui, au columbarium. Maman dit qu’il est devenu fou.
Pas un endroit qu’un noble fréquentait l’esprit sain, en effet.
— [kɔlɔ̃baʁjɔm], lieu d’entreposage d’urnes funéraires, récita Jean.
— Voilà qui faisait longtemps. Tu n’avais pas le sens du mot à l’esprit ?
— Tu ne l’utilises pas tous les jours et ta langue ne m’est pas qu’étrangère, elle m’est non-naturelle, Nat. Je tords ma propre substance pour la prononcer.
— Miséricorde. Voudrais-tu que nous trouvions une… alternative à la parole ?
— Comme quoi ? Me souffler dessus ?
Nathanaël poussa la porte du columbarium. L’air siffla à leur entrée ; un bruit sec retentit dans la pièce. Il ressemblait à s’y méprendre à celui d’un couvercle reposé en catastrophe sur son support. Ariel se leva du sol, les doigts gris, l’expression amène, les doigts gris, le sourire vissé au visage – ce sourire radieux dont Nathanaël s’était inspiré faute d’exemple paternel –, les doigts gris, la voix chaleureuse (« Bonhomme ! Comme c’est bon de te voir à la maison ! »), une urne dans le creux du coude, les doigts gris.
— Mon oncle. Qu’as-tu fait ?
Ariel se considéra lui-même, émit un rire sans joie, pencha le casque qui lui permettait d’échapper au coma dans une diagonale des plus coquines, puis se déroba :
— Qui se soucie de la vieille garde ? Les jeunes, voilà ce qui compte ! Comment vas-tu ?
— Comme quelqu’un dont la rumeur dit que l’oncle a perdu la raison.
Ariel opina du chef :
— C’est bien vrai ! Il paraît qu’il a attaqué la Garde Touraine et qu’il a atteint la Ville – quelle genre d’énergumène fait cela ?
— Je ne parlais pas d’Ascley – mais tu savais qu’il est le frère de ma mère ?
— Bien sûr.
— Toutes ces années durant, où j’en ai fait notre ennemi ?
— C’est ta prérogative.
— Et tu n’as rien dit ?
— Je croyais que tu le savais. Et pourquoi me serais-je plaint ? Votre querelle me conservait le titre d’oncle préféré.
Il allait lui ébouriffer les cheveux mais, les doigts gris, s’en abstint. Nathanaël confia :
— Je me sens si bête ! À écouter tout le monde, je lui ressemble.
— Oui, je connais cette théorie. Et je n’y crois guère : de tous les fils Luz, tu es bien celui dont on peut le moins nier que tu sois à nous.
Ariel jeta un regard à l’urne dans son bras et, rare occurrence, la contrariété fronça sa face.
— Il détestait cela. Daniel. Ton père. Que je dise nous, pour parler de lui. Si cela ne le réveille pas–
— Mon oncle. Il est mort.
— Je le sais ! Je ne suis pas fou. Mais enfin, ces jours-ci où les pensées fuient du crâne, où les esprits mêlés créent un monde imaginaire, où ce qui passait pour folie le mois dernier devient banalité… Qui peut distinguer ce qui existe de ce qui n’existe pas ? Qui peut prouver l’inexistence des fantômes ?
Il leva l’urne devant lui.
— Ne veux-tu vraiment pas me voir, mon frère ?
Nathanaël, le geste lent, posa ses mains sur la céramique froide qui contenait les cendres de son père, la tira vers lui, délogea les doigts de son oncle, partit reposer l’urne dans sa loge, sortit son mouchoir, le tendit à Ariel, le regarda tomber à terre, le ramassa, essuya les mains de son aîné.
— Parle-moi.
Le vieil homme hésita, la bouche ouverte, puis fermée, le souffle prisonnier, relâché en un râle. Puis :
— Comment est-ce possible que je sois encore là et pas lui ?
Le bras autour de ses épaules, Nathanaël serra aussi fort qu’il le pouvait.
— Ce n’est pas de ta faute. Il prenait les drogues d’Ascley ; toi non.
Ariel serra la mâchoire.
— Ne t’a-t-il jamais dit pourquoi ?
Le cœur battant, Nat attendit qu’il poursuivît. Son oncle gémit :
— On raconte beaucoup d’absurdités sur les jumeaux. Mais tout de même. Sans rien imputer au Ciel, le hasard nous a offerts en cadeau l’un à l’autre : pourquoi ne pas l’accepter ? Je ne demandais qu’à être son frère. S’il avait pris la main que je lui tendais… j’ai tout surmonté parce que j’avais des amis à qui me confier. Des amantes. C’est pareil. Ta tante s’est mise dans un état…
Parfois, les fous enchaînaient des pensées sans logique, certes ; toutefois, la suite des idées éveilla l’alarme chez le Seigneur de Luz, qui s’enquit :
— Quoi, ma tante ?
— Elle a déjà été punie, Nat. Quoi qu’il arrive, souviens-t’en.
— Que veux-tu qu’il arrive ?
Ariel repoussa son bras.
— Bientôt, tu sauras tout. C’est la nouvelle règle : au revoir la pudeur, adieux les secrets. Et tant pis pour qui n’a pas eu une vie exemplaire ! Moi, je m’en remettrai. Peut-être est-ce mieux que ton père soit mort sans voir ce jour.
Il se tut un instant puis jeta :
— Mais si tu changes d’avis, je t’attends, Daniel !
Soupir aux lèvres, il résolut :
— Les filles ont besoin d’aide avec les tout-petits.
Nathanaël s’en fut trouver le reste de sa maison : sa cousine Émeline ; sa tante Mazarine.
Mirage - 77 - ɛ̃kapabl
Antécédemment : Nathanaël, accompagné par Jean, a été prévenu d’un malaise prégnant dans sa famille, qui pourrait être lié à la mort de son père ; Ada, en compagnie de Line, parvient, petit à petit, à renouer le dialogue avec Salamandre…