Antécédemment : Nathanaël, Ada, Jean et Line montent les étages de la Tour éternelle à la poursuite du sommet. Nathanaël prend la mesure du gigantisme de la crise qui a endormi les Illusionnistes en débridant leurs dons innés ; Ada s’est rendue à l’évidence que sa fille est en danger parmi la noblesse et a résolu de la mettre en pension à la nurserie, solution la plus rapide pour la protéger. Line et Jean, en communication via l’envers du monde auquel seuls les êtres de leur acabit ont accès, fleurettent comme s’ils n’étaient pas deux moitiés de la même entité…
Jean le sylphe tournait en rond, la logique du monde mise à mal par une incohérence.
Il s’était absenté trente secondes. Le temps de s’éloigner assez de Nat pour que celui-ci ne remarque pas la soudaine disparition de la turbulence de l’air, le non-temps de passer de l’autre côté, d’y causer avec Line et de revenir, le temps de rejoindre son compagnon de voyage.
Ou plutôt de ne pas le rejoindre : il avait disparu.
Le sylphe avait erré sans savoir vers où, haut, bas, ailleurs à la même altitude, sans le retrouver ; pour finir, il s’était mis à tourner en rond. Un destin cohérent, à dire vrai : des milliers de boucles, des myriades de pensées circulaires constituaient sa structure, expliquaient inlassablement à l’air que, contrairement à ce que les lois physiques dictaient, il était doté d’intelligence.
Ou, du moins, d’une capacité à recueillir des stimuli avec des sens et de réagir en conséquence. Il ne se sentait pas très intelligent, à l’heure actuelle. Incapable de se sortir seul de son impasse, il espéra une intervention extérieure.
— Bonjour ! Êtes-vous perdu, ou était-ce votre intention de tout casser dans cette pièce en particulier ? Auquel cas je vous laisse à vos loisirs.
Jean se focalisa sur l’humain qui venait de l’interpeller.
— Je suis perdu. Vous êtes Abigaël ?
— Qui voudriez-vous que je sois ?
Le ton était si acerbe que le sylphe se sentit obligé de préciser :
— Personne : je ne suis pas très doué pour reconnaître les humains, c’est tout. Vous pourriez m’aider à retrouver Nathanaël ?
— J’ai une idée d’où il est.
— Parfait.
Ils s’en furent à un étage plein d’objets pointus, où Abigaël de Luz prit ses renseignements puis les conduisit quelques niveaux plus bas.
— Ah mais je reconnais ça c’est les geôles.
Jean se démêla les boucles et se prépara à sortir Nathanaël de prison une fois de plus. Par bonheur, il arrivait assez tôt dans le processus d’arrestation pour ne pas avoir besoin d’enfoncer la porte, ou de mettre au tapis la demoiselle qui annonçait :
— Je ne t’en demanderai pas plus, j’imagine que tu voudras prendre des nouvelles de ta maison…
— Voilà qui pourrait être une idée, renchérit Abigaël.
Nathanaël se tourna vers eux, les sourcils relevés et les lèvres pincées.
— N’aie pas peur, je t’ai retrouvé, je vais te sortir de là, annonça Jean.
— Abi. Comment vas-tu ?
— Aucun commentaire ?
Le sylphe nota que personne, ni la demoiselle qu’il supposa être Amandine de Sarh, ni les deux hommes qui tâchaient de se faire oublier dans un coin, ni Abigaël, ni Nathanaël ne réagissaient à sa présence ; il s’en vexa.
— Eh ?
Nathanaël demanda :
— Quelle méthode utilises-tu pour rester éveillé ?
— Celle qui consiste à naître demi-sang, Monseigneur ; prétends-tu que tu l’ignorais ?
— Eh.
— Que je l’igno– bien entendu, que je l’ignorais ! Que dis-tu là ?
— Eh…
— Comme vous devez vous amuser ! À admirer le jeune sieur de Luz, si piètre dans les Illusions. Contemplant avec quel zèle il se range à l’avis du dernier qui s’exprime. À ne jamais vous poser de questions. Jamais. À, surtout, ne pas reconnaître ce que vous lui faites. Tout est normal. Il est comme cela, Abi. Faiblesse du caractère.
— EH.
Jean libéra la tempête dans la pièce. Les deux cousins n’y plièrent pas ; presque de concert, ils le rabrouèrent :
— Nous conversons, veux-tu cesser ?
Le sylphe se tassa, maussade. Abigaël reprit :
— En ce qui me concerne, je suis bien employé. Pour les autres… je leur ai procuré des casques dès que possible, tout le monde est donc réveillé. Nous sommes sans nouvelles de Judicaël depuis son passage à la nurserie, Joël manque aussi à l’appel ; Églantine et ses filles tiennent une opération délicate à la maison, un mot d’encouragement leur ferait du bien ; mon père… bon courage avec lui ; tante Mazarine et Émeline se sont évanouies dans la nature mais, comme personne ne les a vues nulle part, je les soupçonne de se cacher chez nous. Fais ton travail, maître de maison ; bonne journée.
— Où vas-tu ?
Abigaël se tendit si vite que la contraction brutale de ses muscles laissa un frisson sur l’air. Le sylphe cogita et en déduisit que la question l’encolérait.
— Arrêter un fugitif. Mon cousin ; Amandine ; messieurs ; au revoir.
Il s’en fut, claquant la porte derrière lui.
— Bon, on y va ?
Nathanaël l’ignora une fois de plus, son attention tournée vers son amie.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Apprendre son demi-sang l’a rendu fou. Selon lui tout le monde le manipule, selon lui je…
Elle perdit de l’eau par les yeux.
— Comment suis-je censée lui prouver qu’il m’aime de lui-même, que je ne l’y ai pas forcé ? Qu’en sais-je ?
Nathanaël la prit dans ses bras.
— J’arrangerai cela. J’arrangerai tout. Je te le promets. Et maintenant, lança-t-il en l’air, nous pouvons partir.
— Pas trop tôt !
Ainsi Jean et Nathanaël se remirent en route, sans autres interruptions pour les retarder davantage.
N’est-ce pas ?
*
Olivia n’émit qu’une quantité raisonnable de suppliques avant de reconnaître son inaptitude à changer l’avis de sa mère. Ada Rousseau-Stiegsen tâchait, de toute la force qu’elle pouvait placer dans sa main gantée, de lui transmettre cette idée si paradoxale… qu’elle n’avait rien fait de mal ; que si elle la laissait, c’était pour son bien.
Leur arrivée à la nurserie confirma les dires d’Angeline de Coq. Ada sentit disparaître une pression dont elle n’avait jusqu’à là pas conscience ; dans le périmètre accessible à son sens Illusoire – qui, si réel, n’avait jamais autant démérité son nom – figuraient moins de pensées, moins d’esprits, moins de gens, tout simplement.
Et, peut-être du fait que les arrivées étaient mieux perçues dans cet espace mentalement clos, le comité d’accueil ne tarda pas à se manifester.
Le sylphe rappela sa présence par le genre de question lunaire qu’Ada fatiguait d’entendre :
— Ce sont tous des enfants ?
— Certains adultes sont de cette taille mais pas fichus pareil, maugréa-t-elle. Bonjour, messieurs, mesdemoiselles ; est-ce que je peux parler à une nourrice ?
Il y eut dans la maigre assemblée cette sorte de rictus que produisaient les jeunes gens lorsqu’ils s’efforçaient de se prétendre plus sérieux que nature, imitée des faciès plus âgés plutôt que coulant d’elle-même sur leur visage en bouton. L’aîné de la troupe déclara :
— Il n’y a plus de nourrices : il y a des grands et des petits. Je suis le plus grand ici. Que puis-je pour vous ?
D’un côté, ça sentait l’autogouvernance de crise vouée à s’effondrer dans les disputes inutiles ; de l’autre, elle avait connu des foyers pour orphelins qui ne tournaient pas si mal ainsi, entre le départ des éducatrices de jour et l’arrivée des veilleuses de nuit.
— Qu’est-ce que tu en penses, petit chat ?
Olivia dévorait du regard la procession d’enfants, ses yeux sautant des uns aux autres, fascinée par les plus tout à fait bébés, admirative du pas encore adolescent. Pressée par sa mère, elle se prononça :
— Peut-être que je peux rester jouer un peu.
— Pas si vite, répliqua le porte-parole : êtes-vous noble ?
Mère et fille penchèrent la tête de côté. Ada hésita à mener la discussion, sa fille la prit de court :
— Pourquoi ?
— Parce que la nurserie est réservée aux enfants nobles.
— Vous êtes sûr ?
— Oui, puisqu’on n’y trouve pas d’enfants qui ne soient pas nobles.
— Tiens donc. Mais qu’est-ce que c’est, un enfant noble ?
La stupéfaction de son interlocuteur se mua bientôt en agacement :
— Tout le monde sait cela.
— Pas moi ; si vous ne pouvez pas me l’expliquer, je serai contrainte et forcée d’en déduire que l’expression ne signifie rien et n’a donc aucune pertinence.
Ada se mordit les joues : quand Olivia déployait sa comédie comme l’albatros ses ailes, elle n’y résistait jamais. Une petite demoiselle tira la manche du porte-parole et lui cria-en-chuchotant :
— Les Illusions !
— Savez-vous Illusionner ? se renseigna le garçon, le pli entre ses sourcils grandissant seconde après seconde.
Contenue de toute la force de sa contenance, Ada n’éclata pas de rire quand sa fille répondit :
— Qu’est-ce que c’est, une Illusion ?
Les petits se tournèrent vers le grand. Celui-ci se retint donc de hurler.
— C’est une vision que vous créez dans votre tête, que vous mettez dans le monde et que vous montrez ensuite à autrui.
— Ah, très bien. Est-ce la condition pour entrer à la nurserie ?
— Oui !
— Alors que voudriez-vous que j’Illusionne ? Un oiseau ? Je fais de très beaux oiseaux.
— Comme il vous plaira.
Olivia ouvrit son sac et en tira un cahier et un fusain. Une poignée de minutes plus tard, elle retournait son support vers son interlocuteur :
— Voilà votre Illusion. Où puis-je poser mes affaires ?
Ulcéré, le garçon s’écria :
— C’est un dessin !
— C’est une image que j’ai créée dans ma tête, que j’ai mise dans le monde et que je vous ai montrée : si vous attendiez autre chose, il fallait vous montrer plus précis, eh !
Les autres enfants approchèrent du cahier, touchant du doigt le trait, riant de voir le charbon leur rester sur le doigt ; le cadet s’enquit :
— Sais-tu faire les tortues ?
— Je fais bien les poules, contre-proposa Olivia. Aussi, les portraits !
Le porte-parole frappa du pied à terre, menace renforcée par son jeune esprit étiré sur le monde. Ada allait intervenir quand la tempête se leva.
— Vous avez promis l’entrée à mon amie si elle relevait votre défi. Tenez votre promesse.
Introduire la notion de sylphe à des enfants davantage bercés aux mathématiques et aux belles lettres qu’au folklore s’avéra chaotique.
— Le vent est ton ami ?!
— Eh oui.
— Puis-je être son amie aussi ?
— Ça dépend : il m’a choisie parce qu’il a senti que mon cœur était pur.
— Pas vraim–
— Oh, quelle chance !
Dépité, le plus vieux des garçons supplia Ada du regard. Qu’elle reparte et embarque sa ménagerie avec elle. Elle secoua la tête en signe de dénégation. Il se bannit lui-même dans un coin de la pièce, se frappa le front sur les deux murs et bouda. Autant conclure :
— Je pars, Olivia.
Sa fille se figea un instant. Puis elle sourit et dit :
— D’accord, maman ! Vous reviendrez me chercher ?
D’abord confuse du vouvoiement, Ada reconnut qu’il s’adressait à Line et elle d’un même coup. La brise tourna.
« Toujours à manigancer. Ce serait moins transparent que ce serait insultant. »
La femme, l’esprit et le sylphe repartirent par l’escalier.
*
Nathanaël de Luz, la liste de ses obligations en tête, fit de la nurserie son premier arrêt.
Oui, il parlait bien d’obligations : les relations étaient telles, entre un maître de maison et ses gens, que lorsque l’un d’eux se permettait une suggestion aussi vive que celle d’Abigaël, on avait tout intérêt à la prendre au sérieux. Une loi permettait à une maison unanime de destituer par vote son Seigneur ou sa Dame (ou, pardon pour les Excellences, son Excellence) : on l’avait rédigée et promulguée parce que l’alternative consistait à jeter le chef de famille nommé à vie dans les escaliers ou par la fenêtre.
Luz arrivait à bout de patience. À son Seigneur de reprendre ses affaires en main.
La tradition voulait que les nobles ne se mêlassent pas à leur jeune progéniture. On la disait remonter aux temps précédant la Tour éternelle ; chaque castel eût disposé de sa propre nurserie. Entrant dans la demeure des enfants, Nat sentit pourquoi. Les tout-petits n’Illusionnaient pas ; pas plus que le peuple ils ne jouissaient de l’aptitude à résister à la force d’esprit des adultes.
Monstres pour le commun, ogres pour leur propre descendance. Que restait-il à sauver chez la noblesse ?
Là, là.
Comme partout ailleurs, il se contint. Une fille d’air fatigué suivie d’une ribambelle de bébés croisa sa route ; elle le dévisagea avec stupeur.
— La nurserie est réservée aux enfants nobles.
— Judicaël de Luz est passé ici, le connais-tu ?
— Il n’y a pas d’adultes dans la nurserie, le tança la demoiselle. Soyez un enfant ou allez-vous-en.
Nathanaël resta confus de son ordre une minute. Jean s’enquit :
— Est-ce que c’est en ton pouvoir de…
L’humain entendit presque son ami tourner les pages de son dictionnaire mémoriel à la recherche du bon terme. Il lui épargna davantage de réflexion :
— Qu’il s’agisse de rajeunir ou de rétrécir, non, pas vraiment, non.
— Et si tu fais quelque chose de très fatigant ?
Ils partagèrent un bref souvenir de leur évasion, où Angeline le sylphe avait été réduit au tiers de son volume par un excès d’exercice.
— N’as-tu toujours pas appris quoi que ce soit sur le corps humain, mon ami ? Ne serait-ce que par osmose ? Pose-moi tes questions, je tâcherai d’y répondre.
Un bref silence, un peu de poussière virevoltant au sol, un très embarrassé :
— Ils viennent d’où, les enfants ?
Les implications du mystère dansèrent devant le regard de Nathanaël.
— Je te l’expliquerai plus tard.
Aucun pensionnaire ne sembla enclin à l’aider ; Nat chercha donc son cousin et subordonné à la manière forte, le contenu de son crâne répandu dans les étages. Jude était censément casqué, donc peu repérable. Il avisa de minces filaments correspondant aux nerfs d’un corps de haute taille apparemment dépourvu de tête…
On le retint. Il tenta de comprendre le phénomène ; il lui évoquait cent mains minuscules, tirant sur tous les fils de son esprit. Suspectant l’intervention des enfants, il se replia en lui-même plutôt que de les chasser – qui savait quel mal il pourrait leur infliger, lui, fils de l’Illusionniste la plus brutale de la Tour éternelle ?
Revenu à lui, il ne remarqua pas d’abord le plafond plus lointain. Ce fut Jean qui nota le premier :
— Je croyais que tu ne pouvais pas rétrécir ?
— Comment cela ?
Le vent le balaya ; le sylphe le renseigna :
— Je te vois plus bas que je ne te perçois : ce doit être une Illusion, il n’y a qu’elles pour être aussi non-naturelles.
Nathanaël tenta de s’emparer dudit mirage.
Cent mains minuscules balayèrent sa tentative.
— Que signifie ceci ? s’agaça-t-il.
Cent voix minuscules l’informèrent :
« Il n’y a pas d’adultes dans la nurserie : soyez un enfant ou allez-vous-en. »
Le message ne pouvait être plus clair. Il outrepassait le territoire d’autrui et, étranger, devait respecter les lois locales.
S’il avait pu moins haïr l’expérience. Chaque personne qu’il croisait rectifiait sa vue pour lui confisquer son avantage vertical et ramener son regard à sa propre hauteur, un artifice à conférer la nausée. Et à quoi bon ?
« Pour le plaisir de vous entendre penser personne plutôt qu’enfant. »
Pitié.
Il arriva devant Judicaël l’humeur massacrante. Celui-ci épluchait des pommes de terre dans la cuisine ; par la volonté des pensionnaires de la nurserie, il affectait un âge qui n’était plus le sien depuis belle lurette, âge auquel il servait encore de tortionnaire à ce jeune sieur qu’il ignorait être son cousin. Rien pour arranger l’ambiance.
— Monseigneur, le salua-t-il. Que désirais-tu ?
— Prendre de tes nouvelles ; comprendre au nom de quoi tu réquisitionnes un casque de la Garde, outil des plus critiques dans la crise que nous traversons, pour faire l’enfant.
Judicaël abandonna sa tâche, se lava les mains et réduisit la distance entre eux. Une décision logique, pour converser à voix basse de problèmes d’adultes devant les petits ; une torture pour Nathanaël, qui souhaitant ardemment déguerpir.
— Je prépare de la soupe, activité interdite par le coma. Pour ce qui est de la mascarade, je ne fais que me plier à la règle. Coopérer valait mieux que de perdre tout contact avec les enfants.
Le Seigneur de Luz aurait voulu desserrer sa mâchoire, répondre poliment à un subordonné parfaitement poli, se sentir l’âge qu’il se savait. Hélas, même réduit à ses seuls sens communs et dépourvu d’extra-lucidité, Judicaël nota :
— Tu ne m’as rien pardonné.
— Pourquoi l’aurais-je fait ? répliqua Nat – trop vite, trop puéril, trop indécent. Combien de temps m’as-tu persécuté ?
— J’étais un enfant et tu étais un menteur, c’est le rôle des grands de donner aux petits les leçons dont les nourrices ignorent qu’ils ont besoin. Me le reprocheras-tu toute ma vie ? Je suis père, Nathanaël : tu ne le comprends sans doute pas, mais élever des fils passe le goût de ressasser ces petites querelles gamines.
Abasourdi, Nat rebondit :
— Menteur, moi ? À quel sujet ai-je jamais menti ?
— Chaque fois que je t’ai demandé si tu avais encore mis mon lit en portefeuille… Mais, la prime offense, je m’en souviens comme si elle datait d’hier : pour te rendre original, tu as clamé avoir vu ta mère, qu’elle portait ta future sœur au ventre. Propos dangereux : si l’on t’avait cru, chacun aurait crié à l’injustice. J’ai repris mes esprits le premier et fait de toi un exemple. Rien de personnel.
Nathanaël sentait la fatigue le gagner à mesure qu’il constatait l’ampleur du quiproquo.
— Jude… Je ne mentais pas.
— Que chantes-tu là ? Tu n’as même pas de sœur.
— Ma mère ne l’a pas portée à terme, mais elle m’a rappelé notre entretien à la nurserie, que j’avais oublié.
Judicaël s’offusqua :
— C’était contraire à toutes les règles !
— Eût-elle été plus douée pour leur obéir qu’elle n’aurait pas subi son bannissement.
Hébété, le cousin reprit sa pluche. Nathanaël s’apprêtait à prendre congé quand il proféra :
— Bon, je m’excuse : tu n’avais pas mérité ta leçon. Ni les suivantes. Et je regrette de t’avoir poussé par-dessus ce parapet, vu les traces laissées par l’aventure.
Aucune réflexion nécessaire entre la réplique et ces mains sur ce col, mal alignées, confuses par l’Illusion enfantine :
— C’était toi ?!
— J’ignorais que tu l’ignorais, répondit Jude sans rien perdre en flegme. Je te demande pardon.
Nathanaël le lâcha.
— Crois-tu que cela suffise ? Je ne supporte plus la moindre hauteur !
— Le fait est notoire. Et ?
— Et la faute est tienne !
— Oui. Et ?
La chute, la chute dans son propre esprit – vertige si vaste qu’il approchait la syncope. Nathanaël s’efforça d’articuler :
— Et, et, et, n’as-tu que ce mot à la bouche ?
— C’est une question : que veux-tu que je fasse de plus ? Je t’ai présenté mes excuses, j’ai demandé ton pardon, libre à toi de refuser les unes et de ne pas m’accorder l’autre. Et après ? Tu continues de vivre et moi aussi, dans la même maison pour ne rien arranger. Je suis passé à autre chose. Torture-toi si tel est ton plaisir, hurle-moi dessus si tu n’as rien de mieux à faire, tu ne changeras pas le passé.
Nathanaël ne répondit rien. Une demoiselle nattée, un écritoire à pince en main, arriva entre eux et s’éclaircit la gorge :
— Nathanaël, le chef veut vous parler.
Depuis quand la nurserie avait-elle un chef ?
— Depuis que les enfants ont pris leur destin en main, répondit celui-ci.
Son Seigneur lui répliqua :
— Tu n’es plus un enfant, Joël : tu as quitté la nurserie voilà plus d’un mois.
— N’écoutez pas le dissident, tonna l’adolescent. Il apporte parmi nous la haine et la terreur du monde des adultes. Soyons des enfants ; suivons les règles de la nurserie. La nurserie nous protégera.
Il y avait, certes, un matériau spécifique encastré dans les murs, le premier sol et le dernier plafond, à travers lequel les Illusions ne perçaient pas ; toutefois…
— Le premier adulte qui viendra ici avec des intentions belliqueuses sera peut-être arrêté par les quelques parents sous couverture mais les suivants vous écraseront. Vous ne serez en sécurité que quand la crise sera résolue.
— Silence, dissident ! cria Joël. Sois un enfant ou va-t’en !
— Oh, je ne comptais pas rester ; toutefois je ne suis pas certain de vouloir te laisser en place, jeune tyran.
La demoiselle qui servait de secrétaire les alerta :
— Chef ! Les enfants peints–
La porte éclata sous le poids de ses agresseurs. Trente petits de tous âges, le visage et les bras ornés de dessins, maîtrisèrent les courtisans de Joël et enfermèrent dans leur cercle le maître autoproclamé. Une petite fille avança, le déhanché triomphal.
— Bonjour, Olivia ! la salua Jean.
— Bonjour, vous deux, sourit-elle. Est-ce que je peux dire « bonjour, tonton » ? J’ai cru comprendre que vous m’étiez une sorte de tonton.
— Hors d’ici, dissidente !
— Chut, Jojo, je discute, attends ton tour.
— Es-tu à la nurserie depuis longtemps ? s’enquit Nat.
La fille d’Ada y réfléchit.
— Trois ou quatre heures ? Si vous cherchez ma mère et Line, ils ont continué de monter !
— Que faisons-nous maintenant, Grande Peintresse ? s’enquit l’un des enfants.
— J’arrive, j’arrive. Bon, Jojo, tu connais le jeu. C’est toi le chat !
Tout compte fait, la politique de la nurserie semblait se réguler d’elle-même. Nathanaël et Jean poursuivirent donc leur chemin.
Mirage - 76 - kɔlɔ̃baʁjɔm
Antécédemment : Nathanaël et Ada, passés par la nurserie, y ont constaté la complexité de la situation touchant la Tour éternelle : les enfants livrés à eux-mêmes ont accueilli la fille d’Ada. Line et Jean continuent de suivre…