Antécédemment : La Tour éternelle lutte pour garder un semblant de normalité entre ses murs. Line et Jean les sylphes, faute de meilleure chose à faire, suivent Nathanaël et Ada dans leur ascension du bâtiment.
Line le sylphe attendait, regard ouvert, prêt à tout.
Chaque fois qu’il s’était efforcé de contacter Salamandre, celui-ci se trouvait déjà arrière-monde, à croire qu’il y passait une seconde sur deux ; aussi, cette invocation qu’il faisait de Jean était sa plus belle occasion d’observer quelqu’un d’autre le rejoindre.
C’était… [fʁwase].
Le rien qu’était devenu Jean s’ébroua.
— Oui, Line ?
— Où est-ce que vous êtes rendus ?
— Trentième-deuxième, Nathanaël repose ses jambes ; vous ?
— Entre le quarante-sixième et le quarante-septième, en montée, nous vous sommes donc repassé devant.
— C’est à n’y rien comprendre.
— Autre mauvaise nouvelle : Salamandre a convaincu Ada de ne pas joindre nos deux groupes.
— Oh, ce n’est pas grave, j’ai parlé de la situation à Nathanaël, il a dit que ça n’avait pas d’importance.
— Si personne ne se soucie de notre éparpillement, alors.
— D’où tu t’en occupes, d’ailleurs ? Je te manque ?
Line ne s’abaissa pas à répondre.
*
Parmi tous les dangers rencontrés par un noble en ces temps troublés, Nathanaël de Luz citait volontiers le coma, la dilution du soi dans la béatitude, le réveil d’un sentiment révolutionnaire parmi une plèbe qui n’eût pas rencontré beaucoup de résistance dût-elle prendre la Tour éternelle d’assaut, ces sortes de soucis.
En revanche, attendu le déballage général des émois, pensées et perceptions, il ne comptait pas au nombre des périls le bon vieux taquet sur l’organe Illusoire, qui posait déjà problème à tous avant l’extinction de l’anticatoptrisme. On eût cru que développer des facultés extra-sensorielles protégerait leur détenteur contre toute forme d’embuscade.
Ah, ne l’eût-on pas cru.
Un quidam attaqua donc Nathanaël par derrière sur un palier. Cette attaque lui déroba toute capacité à contracter ses muscles ou interpréter sa vue. Mou, on le chargea sur un dos puis on le déposa sur une chaise, les poignets entravés par une bonne vieille paire de menottes. Revenu à la conscience, s’offrit à ses yeux un spectacle fascinant : sa vieille amie Amandine de Sarh.
Laquelle soupira et informa son subalterne :
— Félicitations, ce n’est pas lui. Donnez-moi la clé, imbécile.
Elle le libéra, geste plus aisé sans gants mais, comme beaucoup de monde ces temps derniers, elle en portait. Nathanaël profita de l’occasion pour noter l’autre faute de goût de son costume : ce casque, modèle standard parmi la garde, qui ne lui allait ni à la silhouette ni au teint.
— Je suppose qu’il s’agit de la méthode locale pour échapper au grand sommeil ?
— En effet, mon ami. Pardon pour la confuse : on essaie d’intercepter ton oncle.
— Quoi ?
Il attrapa l’affiche entre les mains de son ravisseur ; malgré la tentative de rectifier le regard au pastel bleu, le quiproquo restait immense :
— Ce n’est pas un portrait de Gabriel d’Ascley, c’est un portrait de moi !
— Techniquement c’est un portrait de Gabriel d’Ascley : c’est à lui que mon oncle avait passé commande du dessin. Oh, ne fais pas cette tête ! Je leur avais bien dit de chercher un homme d’un mètre soixante-dix-neuf. D’ailleurs, vous n’avez pas l’impression qu’il en manque ?
— Pardon, Capitaine…
— Là, là, vous avez fait de votre mieux.
Amandine, tout en tapotant l’épaule de son subordonné, leva les yeux au plafond à l’attention de Nat. Il s’en abasourdit : il pensait jusqu’à ce jour que son amie n’avait pas un atome de méchanceté dans le corps. Elle conclut :
— Retournez-y : tâchons d’arrêter Monseigneur avant qu’il ne brise le confinement, voulez-vous ?
Dès qu’il sortit de la pièce, elle s’agaça :
— Je n’en peux plus de cette incompétence, je te le jure, je n’en peux plus, le protocole disait de compter les casques fonctionnels dans l’intendance et d’appeler des réservistes en fonction du nombre mais il semblerait que, contrairement à l’opinion du rédacteur, les cousins du personnel régulier trop épileptiques pour la troupe en temps normal ne font pas des seconde classe corrects en temps de crise ! Qui aurait pu prédire, je tombe des nues, vraiment, je tombe des nues. Comment vas-tu ?
Parce qu’elle avait de toute évidence besoin d’une accolade, il la prit dans ses bras. Sa tension première disparut en une poignée de secondes.
— Où est ton oncle ? s’informa-t-il.
— Aucune idée.
Soudain pris d’effroi, il fit un pas en arrière.
— Ne me dis pas que tu as été nommée !
— À sa place ? Il eût fallu que le conseil se réunît. Non, j’agis en tant que secrétaire – en son absence, je me passe du vocabulaire militaire ; je n’ai jamais compris ce qu’il gagnait à m’appeler son « aide de camp ». Je ne refuserais pas un peu d’aide mais le seconde classe me disait que tu avais l’air de savoir où tu allais, alors je suppose que nos chemins se séparent ici…
Comme le mot non devenait pesant, à force de le porter sur la langue. Il céda :
— Je me suis déjà arrêté ailleurs, Mandie. Dis-moi ce dont tu as besoin.
Amandine prit une grande inspiration.
L’entraînement de base des réservistes ou nouvelles recrues était assuré, faute de volontaire de sa maison, par une Cianni ; elle avait réclamé un partenaire…
— Je regrette, je pensais à quelque chose de plus ponctuel – bonjour Célestine ! Comment allez-vous ?
— RÉFLEXE !
Il évita le poing que la demoiselle lui décochait ; elle l’ouvrit et l’attrapa par les cheveux. Contraint d’accompagner son mouvement pour s’épargner le genre de douleurs au scalp qui avaient rythmé son enfance, il l’écouta tonner :
— Ceci, les enfants, est un ORGANE ILLUSOIRE ! Aussi désigné par un nom scientifique que personne n’utilise, je n’en parlerai donc pas. Un peu plus volumineux chez les hommes que chez les femmes pour les mêmes raisons mystérieuses que le reste des différences entre hommes et femmes, il se situe au-dessus de la nuque et, contrairement aux apparences, il est MOU ! Ce qui en fait le principal point faible à viser pour arrêter un Illusionniste, et quand je dis arrêter je ne parle pas du processus policier d’arrestation, c’est bien plus rigolo, nous sommes stoppés NET. Des questions ?
— Oui : pouvez-vous me lâcher, tantine ?
— Mais CERTAINEMENT.
Tout en se massant le crâne, Nathanël nota que les bizuts de la Touraine partageaient le même regard de terreur que toute personne rencontrant Célestine de Cianni pour la première fois. C’était à se demander pourquoi Ariel de Luz s’était piqué de la séduire ; c’était à se demander comment son cousin Abigaël, avec deux parents cinglés, était parvenu à développer une personnalité équilibrée.
Autre sujet d’interrogation, la demoiselle ne portait pas de casque.
— Nous expérimentons plusieurs méthodes, justifia très vite Amandine. Évidemment les couvre-chefs standard, mais nous avons aussi obtenu des résultats par l’isolement en chambre spéciale et sur des sujets ayant subi une blessure récente de l’organe, les Illusionnistes de plus faible niveau sont en cours d’émergence et il n’est pas interdit de penser que tout le monde se réveillera tôt ou tard–
— Vous POUVEZ dire « demi-sang », ma bru, lui cria Célestine. Ce n’est pas une INSULTE, c’est CE QUE JE SUIS.
Amandine attrapa le rouge aux joues. Nathanaël changea de sujet :
— Vous expérimentez ?
— Pas moi en personne, le protocole demandait la création d’un groupe de réflexion qui… sais-tu quoi, le plus simple sera de te les montrer.
Les trois hommes présentaient cet aspect typique des maisons plus intellectuelles que manuelles : à l’allure, il reconnut un vieux Thalas, un tout jeune Ascley, et un… il prit le pari d’un Genèpe et le gagna. La conversation fusait, propulsée sur la fumée d’une quantité effroyable de cigarettes. Quelle puanteur ! Quelle épreuve pour les bronches ! Il leur en faucha une.
— Nous n’irons nulle part tant que nous n’aurons pas identifié, nommé et catégorisé l’objet, déclara le scientifique.
— Nos ancêtres n’y apposaient aucun terme particulier, le contredit le folkloriste. De fait, le phénomène est confondu avec l’état de noblesse : j’ai trace d’un manuscrit qui parle de « dérogeance involontaire » pour décrire une « impuissance suite à une blessure honteuse de l’organe » ; jusqu’ici, l’interprétation principale n’envisageait pas le catoptrisme–
— Enfin, si je vous parle de la noblesse de quelqu’un, vous penserez que je vous parle de son lignage, pas de sa capacité à contrôler un système nerveux ! D’accord, il n’y a pas de mot : créons-en un.
— Je me disais, intervint le médecin, qu’un symptôme remarquable est le ressenti d’émois, ou πάθος, y compris de loin, ou τῆλε, aussi je voulais proposer télépa–
— Un peu de sérieux, Joraël, vous nous l’avez déjà soumis et nous avons déjà dit non. Ou alors je joue aussi : l’esprit – φρήν – essayant de fuir – φυγή – hors du crâne – κεφαλή –, on pourrait parler de phrénocéphalofugation !
— Vous voyez comme cela sonne ridicule, renchérit le Genèpe.
— Quoi que. Phrénocéphalofugation. C’est bon, ça. Marquez-le, Joraël.
— … étais-je censé prendre des notes ?
— Tout le monde sait que le cadet d’une réunion sert de secrétaire de séance !
— Depuis combien de temps débattent-ils ainsi ? s’informa Nathanaël.
— Une semaine.
— Mortesélène.
Un éclat de rire impossible à contenir.
— Nous n’arriverons à rien cette fois encore, tempéra le folkloriste : laissons ce sujet de côté. J’aimerais revenir sur une affaire plus pressante : la domesticité se plaint d’être hantée, quelles solutions pouvons-nous lui apporter avant qu’elle ne cesse de se présenter à son poste, c’est-à-dire que nous perdions notre main-d’œuvre vitale ?
— J’y ai réfléchi et il m’est venu une idée. J’ai ouï dire qu’il existe en Ville des asiles accueillant toute personne reconnue folle ou idiote ; les servantes n’y pensent qu’avec crainte, ce qui porte à croire que ce que la plèbe apprécierait d’être débarrassée de cette engeance.
Le temps que les mots parvinssent aux oreilles du Seigneur de Luz, qu’ils accomplissent leur voyage à travers son entendement pour soupeser sens, ton, gestuelle, que Nathanaël comprît la nature de ce qui venait d’être proféré, le sieur de Thalas poursuivit :
— Charge aux maîtres de maison de convaincre leurs gens de jouer avec les corps et les esprits prévus à cet effet et de laisser les domestiques faire leur travail.
Nathanaël leva une main. Un geste sans ambigüité : les trois sieurs y obéirent aussitôt. Puis, confus, s’interrogèrent sur l’autorité de leur vis-à-vis.
— Saluez le Seigneur de Luz, leur intima Amandine.
Ils s’y plièrent, le Thalas de mauvaise grâce, le Genèpe de bon cœur, et l’Ascley avec un air de défiance sur le visage que Nat lui pardonna, vu l’impossibilité de tisser des relations sereines avec les gens de son ennemi juré.
— J’ai cru vous entendre, groupe de réflexion que vous êtes, formuler un projet irréfléchi. Comment envisagez-vous cette participation des « fous » et des « idiots » ?
L’expression perdue du scientifique le renseigna.
— Une réquisition, tout simplement, je vois. Cependant, il y aurait plus simple pour mettre un terme au harcèlement de la domesticité par la noblesse.
— Que donc, Monseigneur ?
— Interdire ces pratiques.
— Nous avons lieu de croire, Monseigneur, intervint le folkloriste, que nous n’y parviendrons pas. Les sources dont nous disposons montrent que l’aptitude de la noblesse et l’inaptitude de la plèbe créent une situation où l’une fera ce qui lui chantera et l’autre le subira. Le mieux que nous puissions accomplir, c’est rediriger la curiosité toute naturelle de nos comparses vers des cibles plus… acceptables.
Nathanaël vit flou un instant.
— Acceptables ? Naturelle ? La nature n’a rien à voir là-dedans.
L’aîné de l’assemblée s’énerva :
— Pardon Monseigneur mais, en parlant de choses non-naturelles : d’où vous arrogez-vous le droit de faire irruption dans cette réunion à laquelle vous n’avez pas été convié pour critiquer notre travail ? Qui se soucie de vous dans ces circonstances ? À quelle autorité prétendez-vous ?
Un temps de silence – le temps de remettre la conversation sur ses rails.
— Je vais poursuivre votre réflexion, si vous le voulez bien. Les fous et les idiots de la Ville. D’accord. En quoi ferait-ils de meilleures victimes ?
— Joraël l’expliquerait mieux que moi, répliqua le Thalas. Mais quelque chose dans leur esprit est… cassé ou manquant, si je ne me trompe ? Qui sait même nous fréquenter ne leur réparerait pas la cervelle !
Le jeune médecin énonça avec prudence :
— Je tiens à rappeler que ces deux notions sont légales avant tout, et correspondent en vérité à une myriade de troubles épars… je n’ai pas moi-même d’expérience avec les affections relevant de « l’idiotie », qui restent rares à la Tour éternelle, aussi je ne m’avancerais pas sur l’état mental de ces patients… je suppose que le nœud de la question n’est pas cela, mais plutôt : si nous décidons de nous emparer de ces gens, qui prendra leur défense ?
Nathanaël se pointa lui-même du doigt :
— Moi. Je viens de le faire. Écoutiez-vous ?
Le scientifique lâcha un puissant soupir par le nez. Nathanaël reconnaissait en lui le levier à actionner pour atteindre tout le groupe de réflexion, aussi il se renseigna :
— Votre prénom ?
— Immanuel, Monseigneur.
— Immanuel, vous me paraissez agité. Revenons au calme. Prenez une inspiration.
L’homme n’osa pas se dérober à un ordre si direct.
— Une expiration. Voilà, très bien. Encore une fois ? Une inspiration…
Puis une expiration.
— Une inspiration !
Le sieur s’exécuta. Nathanaël dit :
— Retenez-la.
Le médecin le dévisagea. Immanuel de Thalas ne désobéit pas.
— Tenez bon.
Son visage se colora. Son regard, encore défiant, se fit gêné. Puis suppliant. Il allait lâcher prise quand Luz lui attrapa ce petit potentiel électrique qui convoyait l’ordre de reddition, comme entre deux doigts. S’ensuivit une rixe de phrénocéphalofugeurs, pensée contre pensée. Nat s’y attendait : le sieur ne disposait pas de la puissance nécessaire à le contrer.
Voilà qui suffisait.
— Expirez.
Le jeune d’Ascley offrit ses services immédiats. Genèpe, le plus silencieux de cet échange, interrogea le Seigneur de Luz du regard. Nathanaël dit :
— Vous qui voulez vous en remettre à la nature, vous qui pensez acceptable que le fort s’impose au faible : vous ai-je fait mal ? Répondez.
L’homme hocha la tête.
— Bien. Rappelez-vous que je peux faire pire. Je vous laisse à vos réflexions, messieurs !
Amandine, un signe de tête au groupe plus tard, lui emboîta le pas. Hors de portée d’oreille, elle conclut :
— Brutal mais ça les fera cogiter.
— Besoin d’autre chose ?
Elle y songea, sa tête orientée vers le sol.
— Si tu te sens toujours d’humeur ? Il y en a d’autres que personne ne s’inquiète de défendre.
Retourner aux geôles ne figurait pas parmi ses ambitions d’évadé. Les deux techniciens présents en salle de contrôle le saluèrent à son arrivée, à la manière dégingandée du personnel qui se savait trop spécialisé pour qu’on le congédiât sans dommages. Au-dessus d’eux, des dizaines de panneau leur présentaient une reproduction des Illusions en cours de projection dans les cellules. Nat s’enquit :
— Je suppose qu’aucun de vous ne sait qui était responsable de mon mirage ?
— En effet, Monseigneur, répondit le plus vieux.
— Voilà qui restera lettre morte.
— Nous ne saurons jamais qui blâmer pour son piètre entretien, Monseigneur. Glisser sur la molette de saturation du ciel sans la remettre en place ! Criminel, ça, Monseigneur. Et ne parlons pas de la texture du sol, ça va m’échauffer le sang.
Ils échangèrent un regard. Nathanaël s’inclina légèrement. Mieux valait ne plus revenir sur le sujet, pour le bien du technicien. La demoiselle de Sarh expliqua son problème :
— Les esprits sont baladeurs parmi nos détenus et je n’y peux rien.
— N’y a-t-il pas un standard de décence–
— Notre accord avec la plèbe nous autorise à exercer n’importe quelle manœuvre Illusoire sur eux. L’argument fut fait qu’il s’étend à… tout ce bazar. En revanche, je suis censée accueillir nos pensionnaires « dignement », la notion étant détaillée dans plusieurs articles de l’accord, or : je n’ai plus de quoi. Conclusion, il est possible d’activer la clause de retour et confier ces gens aux geôles municipales, charge à la Ville de décider leur destin.
— Alors qu’attends-tu ?
— Je ne suis pas maîtresse de Sarh. Mon oncle est dans la nature. Je n’ai aucun contact à la Garde de Ville. La Dame de Fortune, qui connaît au moins les juges, n’a pas voulu s’engager.
Nathanaël eut une injure pour sa consœur qui fit se tourner le cadet des techniciens vers son aîné. Celui-ci lui souffla qu’il le lui expliquerait plus tard.
— Si tu as une solution, je suis toute ouïe.
— Je ne peux rien promettre. Prêtez-moi une chaise.
Se laissant glisser hors de lui-même, il écouta la mer. Celle-ci semblait… plus rangée qu’à sa dernière visite. Il sentit les deux petits orages qu’étaient les techniciens, limités à eux-mêmes ; il ne perçut d’Amandine rien d’autre que les minces nerfs de son corps situés au-dessous de la zone protégée par le casque.
Assez de contemplation. Il déplia ses onze virgule soixante-quinze sur douze – quoi que ça pût bien vouloir dire – dans l’espace mental de la Tour éternelle.
À sa nouvelle portée, quelqu’un de familier dévalait les escaliers.
« Vous êtes recherché, Gabriel. »
Le Seigneur d’Ascley se figea sur place.
« C’est maintenant que vous décidez de parler ! »
« C’est maintenant que je le puis. Comment êtes-vous debout ? »
Ascley reprit son chemin, la marche et la conversation simultanée lui semblant donc possible.
« Il fallait bien que toutes ces substances fournies par le Grand Maître méritent leur réputation : un assistant me les a fait avaler une à une jusqu’à me rendre la conscience. »
Le Grand Maître était donc impliqué dans l’affaire ? Son oncle siffla entre ses dents, la parole et la pensée simultanées :
« Toutes ces années à espérer que je vous prisse au sérieux, plaisantin qui ne le saviez même pas. »
« Insultes à part, que vous veut la Touraine ? »
« Apparemment il serait illégal de me laisser sortir pour rendre visite à mon propre fils. »
« Vous avez un fils !? »
« Pourquoi m’adressez-vous la parole, monstre ? »
Nathanaël le perdit d’un coup et s’avéra incapable de le retrouver. Après tout, Ascley était issu du même croisement d’Illusionnistes qui avait créé sa mère ; peut-être ne pouvait-il pas le vaincre sur ce terrain.
Retour à la vraie raison de son plongeon. Il s’éloigna de la masse, identifia parmi les demi-sangs de la Ville le plus familier, s’informa :
« Je te dérange, beauté ? »
« Toujours » répondit Félix. « Tu me veux quoi, l’aristo ? »
« Paule est avec toi ? »
« Je vous mets en lien. … Pardon pour l’attente, elle fait des manières. Ne l’embête pas trop longtemps, d’accord ? C’est dur pour les petites têtes comme la sienne. »
Paulina Céleste Lunaison Tailleur, du fait d’avoir promis de se tenir sage, avait obtenu l’autorisation d’accompagner sa mère à la Tour. Pour un rendez-vous barbant avec une Dame qui, d’après le Juge Tailleur, « se mêlait de ce qui ne la regardait pas », mais la Tour !
Elle avait donc soudoyé une connaissance de connaissance et obtenu une idée générale des couleurs et des coupes à la mode parmi la noblesse, efforts payants puisque sa robe parme ne détonnait pas de celles des filles qu’elle avait aperçues dans le couloir. Elles l’avaient presque regardée. Par bonheur, aucune n’alla au bout de son geste : elle en serait morte.
Rançon de la gloire, elle se trouvait désormais dans le bureau, feignant l’intérêt tandis que, bras croisés, sa mère échangeait des piques avec la Dame de Fortune.
On toqua. Par curiosité, Paulina se retourna. Un homme entrait et, avec l’homme, il y avait un garçon.
Elle en mourrait.
L’homme les présenta, annonça qu’ils venaient réparer une lampe murale défectueuse ; ils se mirent au travail. Paulina reprit sa place, tremblant de tout son corps. Le garçon s’offusqua :
— Tu n’es pas sérieuse. Tu me confonds avec quelqu’un d’autre ! Je t’ai rencontrée à la pension !
Mourir, comme il serait doux de mourir. Elle éclata :
— J’aimerais que ce soit le cas ! Parce qu’alors tu ne me verrais pas dans cet état catastrophique !
— Oh, ne te morigène pas, je te trouve très mignonne.
— Aaaaah ! Dis-moi ce que tu me veux et va-t’en !
— J’ai besoin de sortir les prisonniers de la Tour éternelle. Connais-tu les canaux officiels pour arranger l’affaire ?
— Oui ! Ce n’est pas trop tôt ! Va-t’en !
— Paule, il n’y a pas de quoi–
— OUSTE !
À son retour, la première image devant ses yeux fut l’expression épouvantée d’Amandine.
— Tu gardes les yeux ouverts ?
— Ah ?
— Laisse tomber. Alors ?
— J’ai un contact pour toi dans la Garde de Ville, je me porte garant de tout, dis-moi quoi signer.
— Merci. Je ne t’en demanderai pas plus, j’imagine que tu voudras prendre des nouvelles de ta maison…
Oui, en effet, la maison de Luz, celle dont il était le maître et responsable. Oui.
— Voilà qui pourrait être une idée, dit Abigaël.
Nathanaël fit face à son cousin.
Dépourvu de casque.
Mirage - 75 - e
Antécédemment : Nathanaël, Ada, Jean et Line montent les étages de la Tour éternelle à la poursuite du sommet. Nathanaël prend la mesure du gigantisme de la crise qui a endormi les Illusionnistes en débridant leurs dons innés ; Ada s’est rendue à l’évidence que sa fille est en danger parmi la noblesse et a résolu de la mettre en pension à la nurserie, s…