Antécédemment : Nathanaël, Ada, Jean et Line gravissent la Tour éternelle, retardés dans leur poursuite du sommet par divers obstacles sur leur chemin, comme par exemple la gigantesque crise générée par cet événement surnommé “fin du monde” par les gens informés.
Jean le sylphe, cheminant dans la Tour éternelle avec Nathanaël, en débordait de nostalgie. Leur promenade actuelle ressemblait tant à leur évasion de jadis ! De quoi rendre n’importe qui heureux, si tant était que l’air puisse ressentir du bonheur.
Les yeux caves, les ongles attaqués par ses dents, son humain marmonnait des paroles aléatoires auxquelles il ignorait quoi répondre. Le flux de syllabes trouva une sorte de cohérence :
— La maison Coq ! Elle ne peut pas être loin. Plusieurs cuisines. Qui dit cuisine dit garde-manger. Il doit rester quelque chose dans les garde-mangers.
Frappé d’empathie, savant qu’il était de son temps consacré à servir de marionnettiste au corps abandonné par Nathanaël, Jean réagit :
— Tu as faim !
— Perspicace ! J’en déduis que tu m’as nourri en mon absence, mon ami.
— Bien sûr ! Six à huit fois par jour.
— Plaît-il ?
— On m’a dit de le faire chaque fois que l’intérieur faisait mal.
Reste de compréhension des atermoiements de la chair, il reconnut que l’expression sur le visage de Nat témoignait de son abattement. Ce dernier s’enquit plus avant :
— As-tu aussi fumé ?
— Non, Ada disait que ce n’était pas nécessaire.
— Ha ! Toujours la donneuse de leçons. Et je suppose que tu n’as pas de quoi sur toi.
— Dans quelles poches, Nat ?
— Pardon, pardon.
Il reprit son chemin, la destination désormais claire. Jean s’apprêtait à le suivre quand :
[piŋ].
Un appel. Venu de nulle part. Non, il savait d’où : de ce que Line lui avait décrit comme un lieu sans en être un, son accès comme l’acte de retourner le monde sur lui-même pour regarder ce qui se tramait derrière. Quelqu’un essayait de l’y attirer ? La belle affaire, pour qui était incapable de s’y rendre.
[piŋ].
Voilà qu’on insistait. Bon. En admettant qu’il souhaite y parvenir, si c’était aussi simple que le tour qu’il connaissait déjà, celui qui le faisait passer de l’air à autre chose…
Jean devint rien.
Il prit le temps de s’en remettre.
— Je ne crois pas que le temps passe, ici, l’informa Line. Tout va bien de votre côté ? Où est-ce que vous en êtes ?
— Vingt-deuxième, en train de monter. Et vous ?
— Treizième. Vous nous êtes passés devant ?
Jamais le sylphe Angeline n’avait appris le calcul à proprement parler, mais, connaissant la définition des mots [œ̃], [dø], [tʁwɑ], [katʁ] et ainsi de suite, ses surgeons déduisaient la numération décimale.
— Nous devons vous rattraper, conclut Line : je vais prévenir les autres.
Aussi facilement dit que fait : son comparse s’en fut.
Jean contempla le grand rien de l’envers du monde.
C’était beau.
Puis un doute l’assaillit :
Si le temps ne passait pas ici, qu’est-ce qui différenciait l’instant où ils s’étaient trouvés tous les deux de l’instant où il se trouvait seul ? La différence entre deux états impliquait l’existence d’une progression et d’un constat de cette progression : de temps.
C’était une réflexion qui réclamait beaucoup d’une créature consciente dont la majeure partie de l’énergie se consacrait à ne pas se diluer dans l’atmosphère. Jean préféra abandonner cette pensée et revenir au monde.
*
Line le sylphe retrouva ses compagnes de route là où il les avait laissées : sur le palier du treizième, assises par terre, Ada par nécessité, Olivia par mimétisme. Salamandre – supposa-t-il – pestait toujours :
— Tu veux savoir ce qui ne va pas avec ta cheville ? Rien du tout. Le problème, c’est toi. Tu te blesses parce que tu es prône à te blesser. Tu te blesses parce que tu répètes les gestes qui te conduisent à la blessure en espérant parvenir à un résultat différent. Tu te blesses parce que tu es trop faible pour reconnaître ta faiblesse.
Voilà qui sonnait bien répétitif : Line l’interrompit :
— Excusez-moi ? J’ai des nouvelles de Nathanaël.
Deux froissements de visage contradictoires se succédèrent sur le visage de la femme :
— Quoi ? Ah, bien ! Comment se porte-t-il ?
— Il nous devance, il faudrait presser le mouvement si nous voulons le rejoindre.
— Pourquoi faire ?
Difficile de tenir une conversation avec deux personnes qui n’utilisaient qu’une seule bouche, aussi Line avait coutume d’attendre avant de répondre à l’une ou l’autre. Cette fois-ci, il y eut un blanc. Puis Ada reprit :
— Pourquoi pas ? Je comptais sur lui pour gérer tout l’aspect technique de là-haut– C’est dépassé depuis longtemps, ça : tu m’as, moi. Rien à gagner à sa compagnie, tout à perdre. Pardon ?
Salamandre – ça ne pouvait être que lui – commit un soupir dramatique :
— Ma belle, si tu gravis la Tour éternelle aux côtés du Seigneur de Luz, la coqueluche du Luzitan, le cauchemar des Empoisonneurs, l’injustement Banni, celui qui fit tomber le Grand Maître, après tout le travail que tu auras accompli pour m’obliger à sauver le monde, de qui tu penses qu’on se souviendra ? De l’honnête logeuse qui a vu le péril et a tout abandonné pour y mettre fin ? De la gentille petite citadine boiteuse ? Ou de cet aristocrate trimardier si habile à capter l’attention ?
Le sens de cette logorrhée échappa à Line. Sauver le monde, pour un être humain, offrait comme récompense de garder un sol sous ses pieds, de l’air dans les poumons, des sources où s’abreuver et divers objets dont s’alimenter : qu’est-ce que ces histoires de souvenance venaient faire là-dedans ?
— D’accord, répondit Ada.
Hors-vue de sa mère, Olivia ouvrit des yeux immenses, dirigés vers le vide ; Line devina qu’elle le cherchait et changea de position pour croiser son regard. Elle resta sans voix, et la déformation de ses traits trop étrangère au sylphe. Il crut toutefois à leur connivence : ça sonnait comme une très mauvaise décision.
— L’important est que nous montions, poursuivit-elle. Montons.
*
Nathanaël de Luz convint avec lui-même qu’il oubliait trop l’existence de la domesticité. Si les nobles de la Tour éternelle ne consommaient plus d’aliments solides, il trouva dans la maison des Cuisines bien des gens occupés à manger sur le pouce avant de retourner travailler ou affairés à préparer de quoi manger sur le pouce pour les travailleurs. L’esprit bien vissé derrière le crâne, incognito de prime abord, il attrapa pain, fromage, fruits et les fit disparaître. Puis, alors qu’il s’appropriait une carafe, son regard croisa celui d’une femme ; cette femme poussa un cri et laissa tomber à terre le saladier qu’elle portait ; on s’inquiéta, elle s’excusa, expliqua qui elle avait reconnu, et Nathanaël dut interrompre la vague de saluts protocolaires qui s’emparait des domestiques et contaminait les nobles demi-sangs.
— Je ne suis pas venu me faire servir ; de facto, je ne fais que passer. Je vous en prie, disposez.
L’activité reprit. La servante qu’il avait effrayée s’assit sur son banc et lui demanda sur le ton de la confidence :
— Monseigneur, qu’est-ce que vous faites ici ?
— J’avais quitté la Tour avant toute cette pagaille et je m’en reviens.
— Mais, chez Coq ?
— Je me restaure. Que pensiez-vous que je vinsse y faire ?
Il n’avait jamais entretenu de relations poussées avec ses grands-mères, la maternelle encore moins que la paternelle ; aussi il n’aurait jamais trouvé le chemin de sa chambre sans aide.
Pauline de Coq gisait, forme couchée surmontée d’un masque creux. L’attention de Nat lui révéla quel feu courait encore en elle, occupé à tout sauf à son devoir premier d’animer sa chair. Les yeux de Nat lui révélèrent que, au contraire des endormis croisés plus tôt, personne ne l’avait perfusée. Trop cinglant, il se renseigna :
— J’ose espérer qu’il s’agit d’un oubli ?
— Les médecins ont procédé à un triage, Monseigneur.
Ce bon docteur Samuel d’Ascley. Que son petit-fils découvrait donc, parmi tous les genres d’homme qu’il était, genre d’homme à établir l’ordre des gens à sauver et y déclarer moins prioritaire la mère de ses enfants.
Nathanaël réclama à manger. Puis, ayant avisé la couche de poussière sur l’eau du verre à dentier de sa grand-mère, il précisa qu’il attendait une soupe – sans morceaux. La domestique s’en fut. Demeura la question : comment faire manger la vieille dame ?
— Je m’en charge.
— Attends un peu, car nous parlons de ma grand-maman et qu’elle n’est pas à proprement parler en danger immédiat ; je m’en vais la tenir au courant, c’est plus aimable.
Il retira un gant, geste symbolique plus que nécessaire ; pour ce qu’il en savait, il lui suffisait de relâcher cette discipline qui le retenait en lui-même…
Ainsi fût-il.
C’était le bal de sa présentation – ah : voilà une autre obligation perturbée par la fin du monde : la présentation de Joël et Gabine de Luz. Eh, raison supplémentaire de mettre un terme aux troubles actuels. Sa mère venait de s’éclipser avec si peu de tact que le père de Nathanaël s’était trouvé contraint de lui expliquer le froid entre Angeline et Pauline ; l’adolescent apparaissait donc devant sa grand-mère l’esprit teinté d’appréhension.
Elle lui ouvrit ses bras en grand et l’accueillit dans sa rotondité parfaite – qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Comment ne pas l’aimer comme elle aimait tous les siens ? Tout ce qu’elle désirait, c’était une famille sans histoires – histoires auxquelles rien ne la prédisposait et qu’elle détestait par-dessus tout.
— Il ne faut pas te scandaliser pour moi, mon chou, lui dit-elle. Ton grand-père sait ce qu’il fait. J’ai de la ressource !
Elle eut un geste, destiné à expliciter ce qu’elle qualifiait ainsi, qui ne signifiait rien.
— Bien des gens sont morts avant d’atteindre mon âge, poursuivit-elle. J’ai de la chance. Je n’en abuserai pas. Place aux jeunes ! Haha.
Elle lui pinça la joue. Mais Nathanaël, effaré par le propos morbide, refusant de céder à la bonhommie, résistait, les deux pieds plantés dans son opinion, la volonté acérée.
— Tu ne peux pas me dire ces horreurs sur un ton gai et en rire. Ce n’est pas drôle.
Sa grand-mère cessa sa comédie.
— Forte tête. Si seulement j’avais fait de moins fortes têtes ! Mais nous ne contrôlons pas ce qui se trame dans nos ventres : nous y mettons ce que nous pouvons et nous espérons qu’il en ressortira des enfants heureux. Es-tu heureux ?
Voilà qui ressemblait à la pensée décousue de qui avait passé trop de temps détaché de son propre corps ; inutile donc de s’y attarder.
— Tu as un bol de soupe qui arrive.
— Renvoie-la en cuisines, je ne saurais qu’en faire.
— Tu boiras, j’y veillerai.
— Non merci.
Renfrognée, elle exhiba les signes extérieurs d’une bouderie. Son attitude offensa Nathanaël ; et, comme rien ne restait secret entre esprits, elle se sentit obligée de préciser :
— Pour ton grand-père je suis une arrière-pensée, pour ta mère une ennemie, pour ton oncle une enfant ; cesse de me traiter comme une idiote, je préférais encore quand je ne t’étais rien.
— Une idiote ?
— Tout du moins quelqu’une dont la parole n’a pas de valeur : je t’ai dit de me laisser, laisse-moi.
La laisser… quoi ?
Dépérir ? Gagner l’incinérateur ? Rejoindre, petit pot de cendres, le columbarium de sa maison ? N’entendre jamais plus le son de sa voix ? La savoir morte en pleine santé, seule et inconsolée ? Sans considération de son ancien compagnon, ni réconciliation avec sa fille, ni respect de son fils ? Et puis quoi, encore ?
Pauline de Coq se rendit à l’évidence :
— Aucun de nous ne convaincra l’autre : nous devons tous les deux avoir l’esprit à peu près aussi boursouflé. Le test de niveau ne te donnait pas tout à fait douze, si je me souviens bien – moi si mais ils ont changé l’échelle après avoir vu de quoi ta mère était capable. C’est ce qui intéressait Samuel chez moi, savais-tu ? Nous étions tous deux excellents dans les Illusions, il voulait savoir ce que donneraient nos enfants, c’était une raison comme une autre pour en faire. Mes pauvres enfants ! Si malheureux ! Ma fille abandonnée de tous, mon fils harcelé par son propre neveu !
— Plaît-il ?
Toujours à faire l’innocent.
— Comment cela, l’innocent ? N’avez-vous pas entendu parler du crime qu’il a commis ?
— Et du tien, parlons-nous-en ?
— Deux gestes maladroits l’esprit sous influence…
— Pas celui-là.
Pauline leur trouva une table ; sur cette table, elle déposa deux plats sous cloche.
— Que faites-vous ?
— À gauche, suprême de volaille accompagné de son écrasé de pommes de terre. À droite, poulet-purée. Que prendras-tu ?
Elle souleva les cloches ; la vapeur Illusoire dispersée, son petit-fils contempla deux assiettes strictement identiques.
— Avez-vous perdu la raison, grand-maman ?
— Écoute : les actes sont indéniables ; les mots que nous mettons dessus, ils en changent le goût. Les choses passent ; leur saveur est tout ce qui nous reste.
— Et ?
— Et as-tu dû être ravi, après toutes ces années à le traiter d’empoisonneur, qu’il t’empoisonne ! Après toutes ces années à l’appeler abject, qu’il commette une abjection ! Quel triomphe intégral, quelle bienheureuse conclusion, que d’agonir un homme au point de s’en faire un ennemi ! Tu – Nathanaël. Ce n’est pas de la vraie nourriture. Que fais-tu ?
La bouche pleine, il répondit :
— J’ai faim. Pas toi ?
La lèvre tremblante – un pur artifice, entre cervelles nues – elle resta muette.
Nathanaël la quitta pour sa propre peau.
Pauline de Coq gisait toujours, forme couchée surmontée d’un masque un peu plus grognon. Prête à mourir pour ses idées, acte terrible – surtout quand il s’agissait d’idées fausses. À se demander sur quoi d’autre elle se trompait.
Si vraiment cette association informelle qui se chargeait de mesurer les Illusions chez les jeunes gens avait revu son barème après Angeline de Coq, d’où sortait-elle qu’ils devaient être environ aussi puissants ?
Peut-être l’était-il davantage.
Assez pour lui déclore les paupières, et l’obliger à regarder la réalité en face.
Suffisamment pour rediriger le courant dans une poignée de neurones à cet effet. Qui doutait que le maître de la maison du Générateur auxiliaire pût en faire ainsi ? Ce n’était pas très difficile à croire.
Sûr.
Elle ouvrit les yeux.
— Comment ?
— Bois ta soupe.
*
Cette cassure de la lumière ne finirait jamais de la surprendre. Mais, après un temps, elle blessait le regard : la cheville réparée par Salamandre au moindre signe de relâchement, Ada Rousseau-Stiegsen observait plutôt défiler les étages. Après le trente-neuvième, elle nota :
— Pas de porte ?
— Geôles de la Tour éternelle.
— Pas de porte, donc.
— Pas de service, non.
Olivia rythmait leurs pauses : la petite troupe se reposait lorsqu’elle le réclamait. Elle avait beau pratiquer les escaliers chez elle, à les monter et les descendre au gré de ses jeux, sa mère la trouvait très courageuse dans leur ascension.
Aussi, l’arrêt au quarante-cinquième ne rimait à rien. Sa main sur la poignée de l’entrée de service non plus. Son désir de pénétrer dans la maison Sarh encore moins. Elle prit conseil auprès de cette entité si antique et si sage qu’elle s’était escrimée à ramener dans la Tour :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est un mouvement volontaire ; ni de ta volonté, ni de la mienne. Ce doit être une sorte d’invitation. Comme tu adores perdre ton temps, j’imagine que tu vas y répondre ?
Elle l’ignora et prit la main de sa fille dans son gant.
Ce qui l’animait les guida le long des couloirs jusqu’à une porte d’allure scellée. Soudain, elle sut comment l’ouvrir : elle l’ouvrit donc.
À l’intérieur l’attendait un palais de livres. Une femme se dressait en plein milieu, la tête dans un ouvrage ; elle le referma et l’accueillit d’un retentissant :
— Ma fameuse nièce ! Merci d’avoir pris le temps d’une visite. Oh, je vous demande pardon !
Ada s’interrogeait sur la formule quand elle sentit Salamandre lui cautériser les veines du nez. Et des gencives. Et du reste du visage.
— Il n’y a pas de mal, articula-t-elle. Vous êtes ?
— Nous n’avons pas été présentées : Angeline de Coq, vous avez croisé mon fils Nathanaël. Et vous c’est Adamantine, comme ma grand-mère, si je ne m’abuse ?
— On me l’a raccourci en Ville, je n’en ai gardé que le diminutif.
— Ada, donc. Et cette petite ?
Olivia scrutait la demoiselle avec un regard réservé aux créatures qu’on disait hanter le dessous des lits. Comme l’offense ne suffisait pas à la gronder, sa mère se contenta de l’introduire :
— Olivia, ma fille.
— Oh, quel bonheur ! J’ai toujours regretté de ne pas en avoir une. D’ailleurs c’est à ce propos que, égoïste, je vous ai fait venir ici : dites-moi, quel âge avez-vous ?
(Salamandre, alerté, lui mit une main métaphorique sur l’épaule, la question aux lèvres : cette réunion forcée entre inconnues se déroulait de façon un peu trop détendue, non ?)
— Comment ? répondit Angeline.
(Quoi ?)
La demoiselle plissa les yeux et pencha la tête de côté.
— Qu’avez-vous là ? Une espèce de lézard ?
(PARDON ?)
Ada, sentant la situation leur échapper, décida de répondre :
— Vingt-sept ans en octobre.
— Ha ! C’était donc vous, son petit plan de remplacement. Oh, ma pauvre chérie, j’espère que la vie vous a été bonne, car personne n’a décidé de vous la rendre facile. Voulez-vous que je vous raconte ?
Elle s’assirent. Ada ne pensa pas à se demander si le fauteuil qu’on lui offrait existait ou non.
Voilà bien des années, Angeline de Coq, bannie, s’était trouvée une âme charitable en la personne de Daniel de Luz. Quelqu’un qui acceptait de l’héberger malgré les sanctions de la maison des Cuisines, assez de miséricorde pour lui faire l’enfant contre lequel Coq la reprendrait. Le premier avait été un fils ; le second, espérait-on, serait une fille. Voire deux : il semblait à l’œil nu que ce futur enfant, en plus d’être porté haut, occupait plus d’espace qu’il ne lui en était dû et le père était un jumeau, ces choses-là se répétaient. Angeline se préparait ; elle avait même prévenu son fils de la naissance à venir, contre toutes les traditions de la nurserie. Puis…
— Je dis que j’ai perdu ma fille car, dans mon cœur, c’était déjà ma fille.
— Que s’est-il passé ?
— Ce n’était pas une fille. Ni même un bébé. On appelle cela une môle : une sorte de tumeur.
— Un médecin aurait dû le voir.
— Un médecin l’avait vu.
Un médecin lui avait tenu la main sur le lit où elle se remettait du curetage et, de cette voix si rationnelle, si implacable, l’avait informée qu’il disposait d’une jeune enfant sans père ni mère. Après tout, elle l’avait tant désirée. Elle s’était tant préparée. Qu’elle vît l’occasion comme un cadeau de naissance, de la part du grand-père. Mais…
— Mais ?
— J’ai posé des questions. C’est votre âge qui m’a ramenée à la raison : vous êtes née trop tôt. Comment aurais-je fait passer une enfant de six mois pour un nourrisson ? Il aurait fallu nous enfermer toutes deux jusqu’à ce que l’écart au réel ne se distingue plus. Puis, avec votre demi-sang, votre rousseur ! Personne n’y aurait cru, on m’aurait réclamé le vrai nom du père, le subterfuge n’avait pas de sens. Toutefois… je dois avouer… que j’espère que la vie vous a été bonne, parce que, dans le cas contraire, j’en serais plus qu’un peu coupable.
Ada, prise d’un élan de commisération, tendit ses bras vers sa tante : elle passa à travers comme s’ils étaient faits de fumée.
— Oh, tout ceci n’est qu’une Illusion. M’enfermer ici m’a sauvée du coma mais, dès que quelqu’un vient, j’y retombe.
— Ne vous en veuillez pas, ma tante.
L’image d’Angeline eut un sourire navré.
— Vous comprendrez que, dans ces circonstances, je ne vous écoute pas. J’aurais été une horrible mère pour un enfant demi-sang : regardez-vous. Sans force, sans opinion. Noyée en moi. Si cela peut vous rassurer, je fais à peu près le même effet aux gens de plein sang.
(Il apparut à Salamandre ce qu’il avait en face de lui. Une anomalie, sans doute obtenue par croisement volontaire. L’Illusionnisme parfait et, subséquemment, la puissance d’esprit parfaite. Oh, s’il était resté à la Tour. Il aurait pu se servir d’un tel monstre.
Mais inutile de réécrire l’histoire. Elle leur avait donné son congé ; qu’ils en profitent.)
Angeline les salua d’un signe de main, la même expression apitoyée au visage. Avant qu’Ada ne referme la porte, elle reçut un dernier conseil :
— Vous voudrez peut-être mettre votre petite à la nurserie. Celle-ci est protégée du monde comme l’est cette chambre : ce serait sans doute plus prudent. Qui sait même si vous ne l’avez pas forcée à vous accompagner ?
— C’est pas vrai.
La respiration hâtive, Olivia secouait la tête en continu. Sa mère se pencha à sa hauteur, s’enquit :
— Qu’est-ce que tu en penses, petit chat ?
— Que c’est faux. Elle ment. Elle est méchante. Elles sont toutes méchantes, ici. Maman, je t’en prie, ne me laisse pas.
Ada la serra dans ses bras, le goût de la trahison à la gorge.
Ce détour par la nurserie s’imposait.