Antécédemment : Nathanaël et Ada, se sentant coupables d’avoir brillamment déclenché la fin du monde, ont résolu de gagner le sommet de la Tour éternelle pour y mettre un terme. Ce qui ne devrait pas présenter de difficulté : après tout, il y a un élévateur, non ? Jean et Line, les sylphes, sont également là.
Line et Jean, aussi dépassés par les événements que sylphides, autant dire beaucoup, usèrent de leur aptitude à flotter pour prendre la hauteur nécessaire à résoudre leur incertitude.
Leurs deux humains s’en allaient vers la Tour éternelle, l’un poursuivant l’autre, à quelques minutes d’écart et pas assez vite pour la rattraper ; la marche à suivre leur apparut.
— Je me charge Ada.
— Je reste avec Nathanaël.
— Personne ne croyait qu’il puisse en être autrement, Jean.
Et ainsi ils en firent.
*
« La Ville ceinture la Tour », lisait-on parfois, traduit vers les autres langues sudropéennes, dans les brochures destinées aux touristes. En vérité, la Ville tenait davantage du cerceau que de la ceinture : trois bonnes centaines de mètres séparaient la demeure des nobles de la première maison citadine. La raison à cette disposition ? Selon l’interrogé, soit une hantise historique de la noblesse, soit la crainte de se prendre la première pierre sur le toit le jour où l’édifice s’effondrerait. Nul ne croyait vraiment à son éternité.
Ada Rousseau-Stiegsen, un esprit sous la peau et un sylphe sur les talons, avançait sur l’une des allées pavées qui reliaient les deux mondes, plus agréables sous son pas que le terrain semi-sauvage alentour. Sa fille Olivia cueillait des fleurs sur la prairie, traversant la route sans regarder autour d’elle. Sentant la tension nerveuse de son hôtesse, Salamandre l’informa :
— Aucune voiture ne va vous renverser, ma belle : les va-et-vient usuels n’ont plus cours.
— Qui les a interrompus, en l’absence du Grand Maître ? demanda Line.
— Dis-moi que tu ne penses pas qu’il accomplissait tout, tout seul. Il existe des procédures, les gens les suivent.
— Un registre « à ouvrir en cas de fin du monde » ? ironisa Ada.
— Moins tragiquement intitulé mais, en l’essence, oui.
Plus ils approchaient la Tour, plus devenait évidente la présence massive de membres de la Garde Touraine. Troupiers jeunes et vieux, sous-offs au bord de la crise de nerf, officiers aux sillons jugo-palpébraux creusés et à la sclère rougie : ça n’avait pas bien dormi, par ici. La présence d’Ada et d’Olivia fut notée, les regards devinrent lourds, un caporal se dévoua :
— Appartenez-vous aux volontaires ? On peut avoir vos petits noms ?
Un écritoire à pince maintenant en place une épaisse liasse de papiers lui fut transmise par un première classe. Salamandre objecta :
— Membre de la noblesse demi-sang, cette jeune fille est ma camériste, notre place est là-haut. Laissez-moi passer.
Un lieutenant remplaça le caporal.
— Nous n’avons pas connaissance d’une demoiselle dans votre cas de figure. Qui êtes-vous ?
— Adamantine de Virive, mentit Ada dans l’espoir que ça passe.
Les expressions muettes qui s’échangèrent entre les différents plantons l’informèrent qu’on ne la croyait pas. Le soupir aux dents, Salamandre leur retira un gant.
— Pas le temps de bavarder : boup !
Le plus petit morceau de son doigt sur le nez du lieutenant ; Ada perçut la sensation fugace de son pensée qui tentait de s’immiscer chez l’autre, puis une lumière aveuglante. Lorsqu’elle recouvra la vue, l’homme se trouvait par terre, le corps arqué. Alentour, les autres gardes avaient accompli en pas en arrière pour se tenir hors de sa portée.
Emploi réservé aux épileptiques : le concept l’avait toujours laissée pantoise. Jusque là, elle avait cru à une charité de la Tour mais si le mal rendait leur esprit inaccessible… C’était un bon mal à avoir pour qui se chargeait de contrôler la noblesse, en cas de fin du monde. Salamandre lui confirma son hypothèse en leur for intérieur et réenfila leur gant.
— Le passage, messieurs.
On hésita. Puis Line éleva la voix :
— S’il-vous-plaît ?
Un frisson d’horreur parcourut la Garde Touraine ; le sylphe s’aperçut :
— Ah mais on se connaît ! Je vous ai jeté contre un mur. Et vous dans un escalier. Vous qu’est-ce que c’était déjà, est-ce que je n’avais pas cassé une lampe avec votre tête ? Vous c’était une table.
— Je ne connais pas ce courant d’air, déclara Salamandre.
— Je plaisante, il est avec moi, le contredit Ada. Je vous en débarrasse si vous me laissez entrer.
Olivia contint son rire et tenta de camper son rôle de domestique. De manière générale, les enfants de la Ville n’embauchaient pas à la Tour avant leurs douze ans ; grande pour son âge, elle parut petite pour celui qu’on lui attribua. Les gardes ne firent pas plus d’histoire.
De ce fait, Ada, Salamandre, Olivia et Line entrèrent dans la Tour.
*
Jean le sylphe songeait que son comparse Line avait dû partager son sentiment de familiarité, à repasser sur le sillon d’Angeline.
— Et vous c’était contre… un parapet ? Oh vous je me rappelle, le corridor était si étroit que je vous ai emplafonné, qu’est-ce qu’on a ri.
— Jean, s’il-te-plaît, chuchota Nathanaël.
D’une déconfiture totale, le noble se tenait droit et digne, à ses pieds deux gardes pris de convulsions pour aucune raison en particulier – en tout cas aucune que le sylphe ait pu identifier. Quelqu’un cria :
— Mais allez-y !
— Êtes-vous sûr de ne pas vouloir procéder à une vérification d’identité ou quelque chose de ce goût-là ?
— Monseigneur, sauf votre respect, foutez le camp ! Et tout le monde garde son foutu casque sur sa tête tant qu’il n’a pas décarré, c’est un ordre !
L’administratif visé, Nat reprit sa marche vers la Tour éternelle ; Jean suivit. La double-porte en face d’eux leur fut ouverte dans un grand fracas d’acier. Le bruit de sa fermeture résonna moins longuement. Le sylphe décida de ne pas prendre le haut et vaste hall de la Tour éternelle en exemple de bocal fermé et tint sa claustrophobie en laisse.
L’humain leur dégotta un élévateur, dont il vérifia le bon fonctionnement avant de l’actionner. Pourtant, la cabine s’interrompit vite. Une voix s’éleva à travers la pièce minuscule :
— Pas si vite, farceur. Qui êtes-vous et que faites-vous dans mon élévateur ?
L’accentuation laissa Jean figé sur place. Son compagnon humain, moins sensible de l’oreille qu’il ne l’était de la boucle externe, s’informa :
— À qui avons-nous l’honneur ? Ici Nathanaël de la maison Luz.
— Z’avez oublié le « Seigneur », collègue. Aygline, Dame d’Arrida ! Je vous parle à travers un machin, vous le voyez au plafond ? Dans l’angle ?
Le sylphe en fit le tour et nota l’excroissance métallique qui dépassait du coin.
— Vous n’êtes pas le Grand Maître.
— Non ! C’est avec ce ton-là que tous ces systèmes baragouinent ! Donc, que disais-je ? Ah oui, raison de l’utilisation de la cabine ?
— Je monte chez le chef réparer ce qui doit l’être.
— Sur ordre de qui ?
— Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. Et vous auriez raison.
Jean se demanda s’il avait déjà entendu Nathanaël être moins convainquant.
— Savez-vous quoi, quelqu’un d’autre j’aurais dit non mais vous j’ai confiance, Nat. Si vous avez besoin de personnel, dites-moi, j’ai quelques têtes de pipe réveillées. Arrida, terminé.
La voix se tut ; le trajet reprit. Jean, ayant besoin de se distraire de son allergie aux espaces clos, remarqua :
— Bonne question, ça.
— Plaît-il ?
— Sur ordre de qui ?
L’humain agita la main, turbulence vite résorbée.
— Ne t’inquiète pas.
— Quelque chose est arrivé ?
— La fin du monde, des rêves bizarres, la routine, je t’assure, rien du tout. On verra quand on sera là-haut.
Jean trouva que l’explication manquait de corps – et il s’y connaissait en manque de corps. Comment était-il censé sortir Nathanaël de prison et le tenir hors de danger s’il ne coopérait pas ?
*
Line le sylphe ne se formalisait pas de son incapacité à lire les émois humains. Ou assimilés. S’il attendait assez longtemps, on finissait toujours par le renseigner, que ce soit par un signe clair, un haut cri ou l’énumération des sentiments de son interlocuteur.
Il ignorait la raison pour laquelle leur petit groupe demeurait au rez-de-chaussée de la Tour, inspectant ses écuries vides, ses bureaux de change désertés, les arcades muettes de son marché couvert. Son interrogation, c’était si la vibration de ces deux poings serrés provenait d’Ada ou de Salamandre. La voix qui claqua la première résolut le mystère :
— Ça a changé, par ici.
Un bref silence, puis :
— Et c’est un problème parce que… ? Comme quoi, il pouvait changer. Mais pas pour vous. Mais pas pour moi.
Le sylphe se concentra pour différencier les deux interlocuteurs à l’accentuation avant de devenir fou ; Ada et Salamandre ne marquaient pas assez de pauses dans leur discussion pour s’y prendre autrement.
— Comme quoi, il y a des problèmes dans tout mariage.
— Ne dis pas n’importe quoi. C’était une relation dépassant la compréhension humaine, qui ne répondait qu’à ses propres règles.
— Oui, un mariage donc.
— Non. Nous vivions ensemble, nous travaillions ensemble, aucune seconde de nos existences ne s’égrainait sans l’autre.
— Vous le faites exprès.
— Ma souffrance t’amuse, ma belle ?
— Non. Pas du tout, même : j’ai besoin que vous teniez le coup. Est-ce que ça va aller ?
Une crispation du visage à faire trembler la mâchoire. Tout à coup, Line s’aperçut que sa frontière externe frôlait les contours d’Olivia. Elle dut sentir le courant d’air tourner, parce qu’elle lui chuchota :
— Maman s’en occupe. Il faut pas avoir peur.
Alors pourquoi est-ce qu’elle se cachait derrière lui ?
Salamandre donna enfin sa réponse :
— Ça ira. Finissons-en.
Ils gagnèrent l’élévateur le plus proche de la fin de leur déambulation – pas le plus proche de l’entrée. Line se lova en hauteur, Olivia partit dans un coin, Salamandre adossa au mur le corps d’Ada, qui grimaça.
— À propos de cette cheville… Crois-moi, tu préfères que je me penche sur le sujet quand je serai de bonne humeur. C’est vous qui voyez.
La cabine s’arrêta d’un coup ; projeté contre le plafond, le sylphe résista à son impulsion de le traverser. Il détassa ses boucles puis frissonna quand une voix trop connue s’éleva dans l’élévateur.
— Bonjour, on va la faire formelle des fois qu’y aurait un autre quiproquo, ici la Dame d’Arrida, déclarez la raison de votre utilisation du transport vertical, merci.
Malgré l’explicitation que ces mots ne provenaient pas du Grand Maître, l’intonation suffisait à désarmer Line. Alors Salamandre…
— Excuse-moi ?
— Nouveau protocole, blablabla, la circulation rapide est contrôlée. Je peux avoir votre petit nom ?
— Ce que tu peux avoir, c’est la certitude que je te ferai regretter ça.
— Pardon ?
— Adamantine de Virive, tenta Ada.
— Personne de ce nom-ci dans cette maison-là.
— Deuxième fois aujourd’hui, décidément, ça ne prend pas.
— Gnagnagna je sais tout je vois tout je comprends tout.
— Plaît-il ?
— Grande Maîtresse de la Tour éternelle ? risqua Ada.
— Moui, alors, si vous ne faites ni l’effort d’être polie ni celui d’être crédible, moi je vais vous demander de laisser la cabine à une équipe qui en a vraiment besoin, pas contre vous mais bon. Voilà quoi.
L’élévateur ne monta que le temps de rejoindre un palier et d’y ouvrir ses portes : voilà qu’ils se retrouvaient au huitième. Les murs se mirent même à trembler, un artifice perdu pour le sylphe mais qui expulsa Ada, Salamandre et Olivia derechef. La femme et le cénète firent volte-face et bloquèrent la fermeture.
— Vous ne comprenez pas ce que vous êtes en train de faire.
— Ça fait deux minutes que je vous demande de me l’expliquer, après si vous savez pas suivre une consigne c’est votre problème.
Les deux mains en travers du cadre, Salamandre répliqua :
— Non. [kɔ̃tuʁnəmɑ̃ manɥɛl elevatœʁ nɔʁ ɛst].
— Quoi ?
— [uvɛʁtyʁ də pɔʁt], [definiʁ dɛstinasjɔ̃], [dɛʁnje etaʒ].
— D’accord ! Je ne sais pas quelle est cette sorcellerie mais ça s’arrête maintenant.
La cabine s’éteignit. Salamandre tenta d’autres incantations qui restèrent lettre morte.
— La garce, elle a coupé le courant ! Plus d’élévateur pour personne ! Splendide !
Ada, reprenant contenance, claqua :
— Qu’est-ce que c’était que ça ? Pardon ? Est-ce que vous appelez ce qui vient de se passer « tenir le coup » ? On n’est pas là depuis dix minutes que vous nous faites bannir du moyen le plus simple d’arriver à destination. Parlons-en ?
Salamandre étrécit leurs yeux.
— Non. On s’occupe de ta cheville et on prend l’escalier. On a pour nous la plus vieille énergie humaine : l’huile de coude, ou, dans le cas présent, le beurre de genou. Rien besoin d’autre.
Un cercle de lumière perturbée par le remodelage du monde apparut autour de son pied ; Olivia tendit la main vers lui, fascinée. Line la repoussa du maximum de pression atmosphérique qu’il parvint à réunir.
— C’est reparti.
*
La coupure du courant prit Nathanaël de Luz par surprise. Figura également au registre de l’inattendu la réaction immédiate de Jean :
— Nat. Nathanaël. Nathanaël de Luz. On est enfermés ?
La claustrophobie de son ex-codétenu lui était sortie de la tête.
— Garde ton calme, je vais nous arranger ça.
Faute d’outils et d’éclairage, il se hissa sur la boiserie puis dévissa la trappe de service avec une pièce de deux sous et illuminé par la seule flamme de son briquet. Flamme qu’il éteignit en catastrophe en sentant la masse sylphide se jeter dans le puits au-dessus d’eux.
— Dis-moi si tu repères le prochain étage ! Ce n’est pas étanche.
— Je l’ai. Tu dois pouvoir l’atteindre.
Nathanaël ralluma son briquet, grimpa et avisa le bas de la porte à hauteur de son bras levé. Difficile d’y appliquer un levier dans ces conditions, aussi il tenta la manière brutale :
— Mon ami, entre toi et ton autre moitié, qui a hérité de votre goût pour la destruction des biens matériels ?
À peine sa phrase finie que la tempête en boule qui lui servait d’escorte lui décompressait les tympans en exauçant son souhait. Un souci résolu, au tour du suivant. De toute évidence, diminué qu’il était, primo, par ses six mois d’incarcération à l’isolement et, secundo, par cette maladie qui exigeait de lui un gavage constant, il ne pouvait en aucun cas se hisser de cette hauteur à la force de ses bras – d’ailleurs la preuve, s’il agrippait le sol de l’étage, contractait ses triceps et décollait ses pieds du sol – Nathanaël se hissa.
Il resta assis une minute au bord de l’élévateur, réévaluant la tâche sans se convaincre de sa trivialité.
— Nat ? On avance ?
Inutile de discuter anomalies anatomiques avec un être composé d’air ambiant. Il se retourna. Son regard percuta la forme d’un sieur, couchée sur un matelas fin et sous une lampe opaline. Salutation d’usage :
— Monsieur ?
Elle resta lettre morte. Il rejoignit le corps, avisa l’aiguille dans la veine de son bras, le cathéter qui en spiralait jusqu’à une bouteille suspendue et à demi-pleine d’un liquide clair. L’écriture serrée de médecin, une fois déchiffrée, renseignait son nom : « Saline ».
— Une des substances d’Ascley ?
— Non. Oui. Pas une drogue.
Un hôpital de fortune ici, si éloigné de la maison des Médecins ? Où étaient-ils arrivés, même ? Cet aspect sans personnalité de leurs alentours… Un de ces étages irréclamés par une maison et devenus hangar, comme celui de son évasion. D’habitude on y rangeait des biens, pas des gens.
Nathanaël traversa un corridor bordé de paillasses. Chacune se peuplait d’un sieur ou d’une demoiselle, habillés de leurs vêtements de jour, les relents aigres suggérant qu’il s’agissait des mêmes depuis longtemps. Plusieurs voyaient la Saline leur manquer. Fut un temps, Nat avait su s’occuper d’un porte-perfusion, toutefois il chercha un responsable avant de se mettre à improviser.
Au détour d’une encadrure, une soubrette manqua de lui faucher les genoux. Elle était poursuivie par un valet rieur, qui la tacla en un dernier bond et la fit rouler à terre. Hilares, les deux domestiques s’embrassèrent. Le bruit lourd de qui arrivait au pas de course les décrocha l’un de l’autre. Nathanaël eut un mouvement de recul instinctif.
La silhouette du première classe Abrinque se déplia sur toute sa verticalité ; les jeunes gens pestèrent :
— Oh, docteur, laissez-nous !
— Non. Assez joué. Si vous ne travaillez pas, allez-vous-en.
Le garçon tira la langue ; le garde se saisit du casque à sa ceinture et le plaça tour à tour sur les têtes des deux serviteurs. Leur regard changea : ils se mirent à trembler.
— Rentrez chez vous, leur ordonna Abrinque. Retrouvez courage, je vous attends demain.
Sur le trajet de la sortie, les jeunes domestiques le contournèrent. Nathanaël sentit son esprit suinter vers les leurs, cherchant à glisser dans leur pensée, à s’approprier leurs nerfs…
Le poids léger d’une main sur sa nuque.
… mais il résista à l’impulsion hideuse de cet Illusionnisme débridé avec lequel tous comptaient depuis la fin du monde. Question de politesse.
Un regard de côté et l’ébauche d’un sourire.
Grâce au faisceau d’indices fourni par l’altercation, Nathanaël avisa que l’homme en face de lui n’était pas le première classe Abrinque ; plutôt un sieur de la maison Ascley usurpant son anatomie – d’où le titre de docteur. Il se renseigna donc :
— Est-ce à vous que nous devons cette organisation ?
Le médecin parut enfin remarquer sa présence : les paupières plissées, il le dévisagea.
— Nathanaël ?
Celui-ci se raidit. La tradition voulait qu’une telle familiarité fût réservée aux autres Seigneurs et Dames, ou aux proches.
— Gabriel ? répliqua-t-il.
— Certainement pas, quelle horreur. Que faites-vous éveillé ? Laissez-moi vous regarder.
Pour un géant, Abrinque bougeait vite ; Nat, tétanisé, n’osa se soustraire à son examen. L’homme pesta :
— Je déteste vos yeux de Luz : je ne sais jamais si vous êtes en mydriase ou en myosis. À combien scoriez-vous au test de niveau, plus d’onze sur douze, non ? Comment tenez-vous debout ?
— Avec de la discipline, monsieur !
Le pli douloureux de Ses Lèvres scellées de Ses Incisives pour ne pas éclater de rire. Ciel, qu’il était drôle.
Mais puisque le Ciel n’était que l’étendue bleue causée par une réfraction différenciée des rayons du Soleil dans l’air, Nathanaël écarta cette pensée saugrenue de son esprit et revint à l’identité de l’Illusionniste qui utilisait le première classe comme véhicule. Un nom s’imposa à lui. Vu la lassitude que l’hypothèse lui causait, il fut certain de tenir la bonne réponse.
— Samuel d’Ascley, je présume.
— Vous avez la perspicacité de votre grand-mère, répliqua son grand-père. Enfin, puisque vous ne dormez pas, vous rejoindrez l’effort de guerre.
— Qu’est-ce à dire ?
— Êtes-vous aveugle ?
La masse suante des nobles endormis se fit impossible à ignorer. Il s’agissait de prendre une décision expresse ; Nathanaël raffermit sa volonté.
— J’ai d’autres subordonnés à fouetter, Samuel. Bon courage pour la gestion de ce bazar, vous féliciterez votre maître de ce projet dont je dois admettre, à mon corps défendant, l’importance vitale–
— Merci de ne pas attribuer l’excellence de mes initiatives à mon imbécile de fils.
Nathanaël étudia une seconde la vexation de son grand-père peinte sur le visage d’un autre homme. Le vieux avait donc pris une initiative. Sachant qu’il était à l’origine de celle qui avait fait bannir Angeline de Coq de la maison de sa mère, de celle qui avait caché sa fille à Gabriel d’Ascley, et de celle qui avait privé Ada de ses droits. Quelle secrète malfaçon comportait cette initiative-ci, toute bienfaisante qu’elle parût ?
Par ailleurs, quel phénomène rendait le corps du première classe Abrinque alerte, plutôt qu’arqué au sol, en train de rendre son déjeuner, ou subissant tout autre symptôme de l’allergie de la Touraine à la noblesse ?
— Dites-moi, grand-père. Ce garde que vous empruntez. Vous a-t-il donné son accord ?
La réponse s’avéra peu instructive :
— Je ne vous permets pas, jeune impertinent.
— C’est-à-dire, monsieur, que ce n’est pas votre petit-fils qui pose la question : c’est le Seigneur de Luz.
— Si vous voulez de la hiérarchie, je peux vous en donner : je suis médecin, vous êtes manifestement un grand malade ; je me répète donc, je ne vous permets pas.
Nathanaël contempla le chemin tracé devant lui. Un homme possédé ; à sa ceinture, le casque dont se servait la Garde pour se protéger des nobles ; sur son chemin, deux mètres dix de long, un mètre de large, son cauchemar récurrent, la carcasse du première classe Abrinque. Trois fois rien, en somme.
Récupérer le casque ? Aisé, de même qu’esquiver son adversaire. L’instant de surprise passée, le vieil homme ne manipulait pas si bien le géant ; et, de son passé de boxeur, Nat avait conservé un certain art de la dérobade. Restait à caler le couvre-chef sur le chef.
— Pourrais-tu me le rapprocher, l’ami ?
— Moi ?
— Qui d’autre ?
— C’est-à-dire que les murs sont loin.
— … tu n’aimes pas les chambres étroites, tu n’aimes pas les chambres larges, en définitive tu n’aimes rien, le vent !
— Certes. Néanmoins…
La brise disparut. Les lèvres du garde articulèrent :
— … je ne suis pas le vent. Alors qu’êtes-vous ? Peut-être pas aussi fort que je le croyais.
Du paradoxe face à lui, Nat déduisit que le sylphe mettait le première classe à genoux tandis que le médecin résistait, donc : tête ; chapeau ; Abrinque.