Antécédemment : La petite expédition s’est arrêtée chez Ada pour quelques affaires ; Nathanaël s’y est réveillé, les sylphes y ont eu l’occasion de souffler. Reste à reprendre la route, à ceci prêt que Salamandre, sur lequel ils comptent pour remédier à leur petit problème de fin du monde, n’a jamais vraiment donné son accord…
Ada Rousseau-Stiegsen se sentit happée à l’intérieur de son propre esprit ; le temps s’étira à l’extrême, la porte de sa chambre infiniment lente à s’ouvrir.
« Ça suffit. Je t’ai donné ce que je t’ai promis : la santé pour ton mari, la liberté pour votre enfant. Tu veux quoi d’autre ? Vis ta petite vie, oublie la Tour éternelle ! Le plan Sécheresse est déclenché au sud, le plan Crues se lancera au nord, le pays s’en remettra ! »
Inspiration prise, Ada répliqua :
— Non.
Sélène merci, elle était parvenue à – comment appeler ça ? L’astuce avec sa voix qui effrayait les sylphes et ne s’entendait qu’avec une oreille double d’humain et d’esprit. Bref ; Salamandre la prendrait au sérieux. Elle poursuivit d’un ton ordinaire :
— Oublier la Tour, quand elle jette son ombre sur la Ville ? Alors qu’on ne sait pas ce qu’y deviennent les nobles ? Ce n’est tout simplement pas possible.
L’invité dans sa chair la considéra, le dégoût aux pensées.
« Tu changeras d’avis. »
Le temps reprit ses droits. Deux bourrasques aux directions contraires lui fouettèrent le visage ; un phénomène plus naturel en extérieur qu’entre les murs de sa maison.
— Ah, vous revoilà ! dit Jean, ou Line.
— Votre fille voulait vous voir mais des gens sont arrivés qui vous attendent en bas, dit Line, ou Jean.
Ada n’avait jamais embauché cette paire d’êtres surnaturels comme secrétaires mais, s’ils se portaient volontaires, elle n’allait pas s’en plaindre.
Au salon, Olivia arrivait en tapinois dans le dos d’un jeune garçon. Elle lui flanqua une main sur l’épaule.
— C’est toi le chat !
Il se retourna, toutes dents dehors.
— Je joue pas !
— Si, tu joues, puisque c’est toi le chat !
Elle s’enfuit vers le jardin avant que sa mère puisse la saluer. L’invité se leva de la causeuse, furibond, et le cœur d’Ada changea de cadence. Feu Adèle Rousseau ne s’était pas fatiguée à façonner deux visages différents pour ses rejetons, ha. Roux à concurrencer le soleil couchant, constellé d’éphélides, la bouche boudeuse, le nez pas si grand – le cartilage s’épanouirait plus tard. Quel âge est-ce que ça lui faisait, déjà ? Douze ans.
Il la remarqua enfin. La détailla de même. Pinça les lèvres. Tendit la main.
— Bonjour, madame. J’ai bien reçu votre lettre. Je voudrais des preuves, maintenant.
— Ça s’annonce difficile.
— Alors je vais vous casser la gueule.
— Charles !
Dernière personne à qui elle aurait dû accorder son attention avant, un vieux papa brun et barbu… Une minute. Où est-ce qu’elle l’avait déjà croisé ? Il avisa ses gants, grimaça et se cala un casque de la Touraine sur la tête.
— Vous m’excuserez, je supporte pas ces nouvelles Illusions, ça déclenche mes crises.
L’attention orientée vers son vaste catalogue mental de noms et de visages rencontrés, Ada hocha la tête sans discuter. Salamandre lui retrouva le souvenir qu’elle cherchait.
— Lieutenant Braquart !
— Si vous êtes de la famille de mon fils, vous pouvez m’appeler Régis, citadine Rousseau. J’imagine que vous pensiez pas à mal mais vous nous l’avez perturbé, le petit.
Charles bouda :
— Je suis pas petit, j’ai un apprentissage.
— Plus maintenant, bout de chou, tu te souviens ?
— Pas ma faute.
— Ton poing sur le nez du fils du patron ?
— Il a dit que j’étais l’enfant de personne et élevé par des chiens.
Un silence.
— Dans quel contexte ?
— Il m’a dit de le vouvoyer alors que pardon on a le même grade, je lui ai répondu qu’être le fils du patron faisait pas de lui quelqu’un d’important, il m’a sorti que c’était pas parce que j’étais l’enfant de personne et élevé par des chiens que je pouvais lui parler comme ça, il a pris mon poing sur le nez.
Son père soupira :
— On en reparlera à la maison.
Pas qu’elle ait mieux à faire, mais elle avait mieux à faire : Ada les relança :
— Vous veniez pour quoi ?
Régis Braquart les rassit.
— Pour essayer de clore ce chapitre et passer à autre chose.
Le droit à connaître son histoire. Un que, par son courrier, Ada avait promis d’honorer. Elle attira l’attention d’Isidore pour leur servir de la tisane, puis demanda :
— Est-ce que vous êtes sûr de vous ?
— Je vous jure que je vais vous casser la gueule. J’ai lu la lettre, d’accord ? Celle où vous dites que j’ai été enlevé à ma mère, pas abandonné. Mais par qui ? Et pourquoi ?
Avant qu’Ada ne puisse réagir, Salamandre lui emprunta sa voix.
— Le peuple ne voulait plus de la noblesse. La noblesse ne voulait pas mourir. Alors Elle tourna son regard vers l’humanité et dit : bâtissez une Tour si haute qu’elle remplacera tous les castels, logez-y leurs anciens habitants, et je vous donnerai l’un de mes enfants. Iel s’occupera du pays à votre place, jusqu’à ce que vous preniez la responsabilité de vous en occuper vous-mêmes. Le peuple demanda : quelle différence avec la vie dont nous ne voulons plus ? Nous aurons un tyran pour tous au lieu d’un Seigneur par région, la belle affaire. Elle y réfléchit, puis répondit : je vous en donnerai deux.
Salamandre se surprit à constater qu’on l’écoutait. Il poursuivit :
— Un jour, les enfants se disputèrent. À ce moment-là, il y avait toute une maison de gens pour les aider, parce qu’iels étaient censés rendre le pays à l’humanité et la préparer pour en prendre soin elle-même, mais les décisions fonctionnait toujours sur le même principe qu’au début : iels devaient les prendre au moins deux entités distinctes. Alors, pour s’assurer que personne de la maison ne puisse le remplacer, le plus fâché donna l’ordre au pays de n’obéir qu’à quelqu’un… comment expliquer ? Dans la maison de Cime, il y avait des blonds, des châtains et des bruns, mais il n’y avait pas de roux, alors l’enfant dit « seul quelqu’un de roux pourra travailler ici », et il ajouta détail après détail tous plus insensés, jusqu’à créer un être humain imaginaire ne ressemblant à personne et qui serait le seul apte à contresigner les décisions. De cette façon, il obligeait l’autre à travailler avec lui, sinon le pays ne pourrait plus fonctionner du tout. Sauf que l’autre décida plutôt de trouver l’être humain imaginaire. Toi, tu es roux, parmi tous les détails insensés. Voilà pourquoi tu as été enlevé à ta mère. Parce que les enfants se sont disputés.
Il culpabilisait. Salamandre, après tout ce temps, reconnaissait sa responsabilité dans l’affaire. « Oh, la ferme. Occupe-toi donc de ton demi-frère. »
Droit sur la causeuse, la mâchoire serrée à lui faire pousser un œuf à chaque coin du visage, Charles regardait le vague. Son père lui entoura les épaules de son bras, une inquiétude toute parentale peinte sur le visage. Du peu qu’Ada observait d’eux, elle était soulagée. Cette enquête n’avait jamais eu pour but d’arracher le gosse à sa famille adoptive ; pour le confier à qui ? La mère était morte et le père, par omission, on devinait qu’il ne s’était pas intéressé plus que ça à son rejeton enlevé et à sa compagne défunte. Dans leurs circonstances effroyables, c’était rassurant de le voir entre de bonnes mains. Ada relança :
— Je sais que tout ça ne sonne pas très crédible–
— Tonton Rousseau m’a dit qu’on avait un destin exceptionnel.
Elle croisa le regard du lieutenant Braquart. Sa tête lui confirma qu’il s’agissait, pour lui comme pour elle, d’une nouvelle information.
— Qu’on était choisis pour une raison. Qu’on allait sauver le monde. Que quand j’aurais l’âge, il me montrerait tout. Je croyais qu’il faisait des blagues, qu’il inventait des histoires.
La détresse sur le visage du garçon augmenta. Son père glissa :
— Écoutez, mon coéquipier c’est comme un fils pour moi mais, quand le Commandant me l’a confié, il m’a dit qu’il était impliqué dans un complot bizarre sur lequel il voulait garder l’œil. Je l’ai laissé entrer chez moi, pis… ma femme voulait un troisième enfant, c’était un peu tard… c’est lui qui a suggéré de chercher un gosse roux au foyer, soi-disant que ce sont ceux qui se font le plus chamailler. Alors que le gus a pas passé plus de trois semaines à l’orphelinat et il marchait pas encore, qu’est-ce qu’il y connaît ?
— Il a dit que quand j’étais bébé il m’a libéré des sorcières qui m’emprisonnaient.
Braquart se décomposa.
— Non, c’est pas possible, ça lui aurait fait quoi… dix ans à tout casser ?
Pas comme si le Grand Maître avait l’habitude de confier ses basses besognes à des enfants. Charles reprit, la panique montant dans la voix :
— Mais c’est pas mauvais, de sauver le monde, si ? Tonton Rousseau est pas méchant.
Son père prit en charge l’explication à la place d’Ada, avec un point de vue digne de son rang dans la Garde :
— C’est pas de lui qu’on parle, c’est du Grand Maître – on peut le dire ? Oui ? Plus un secret pour personne ? Merci. Et le problème c’est pas la mission, c’est la façon de l’accomplir. Quand tu veux réquisitionner quelqu’un, tu remplis la paperasse, tu respectes la procédure, et tu tiens compte des circonstances. « J’en ai besoin sinon c’est la fin du monde », c’est pas une justification pour enlever des enfants à leurs parents sans un mot. Pis à cause de Tonton Rousseau on est complices, ta mère et moi.
— Il est où en ce moment ? Votre coéquipier.
Ada se mordit la langue. Braquart ne remarqua pas plus son changement de ton qu’auparavant.
— Pas chez lui, et pas en service non plus.
— Dans la nature ?
— Ou à la Tour, à faire ses affaires, pour changer. Tu as d’autres questions, Charles ?
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
L’air torturé sur son visage. Ada retint un geste : au même âge que lui, sa mère était la seule adulte autorisée à la toucher, elle ne voulait pas imposer à cet enfant le contact d’une étrangère. Tout ce qu’elle avait toujours voulu, avant même de le connaître, c’avait été lui ôter des épaules ce qu’il n’avait pas l’âge de porter.
— Toi, tu cherches un nouveau patron. Moi, je vais arranger les choses.
« … pitié. » Braquart lui serra la main, gant contre gant. Elle nota son angoisse, qu’il expliqua :
— Navré, c’est pas passé loin.
Épileptique, comme toute la Touraine – le genre de détails qu’on apprenait en demandant à son mari s’il avait pensé à demander son affectation au gardiennage des nobles pour un poste plus tranquille. Ada laissa Isidore raccompagner les Braquart à la sortie. Du jardin revint Olivia, ses petits pas pressés l’annonçant.
— Maman !
Elle lui sauta dessus. Elle n’avait plus six ans et Ada n’était plus cette étudiante en médecine solide qui transférait les patients du lit au fauteuil sans sourciller. Un cri prenant racine dans une cheville pour mieux éclore dans une bouche fut retenu. « Ça va ! Je m’en occupe ! Deux secondes ! » Ada étreignit sa fille, soulagée que la peau ne touche pas la peau et les préserve de mêler leur esprit. Est-ce qu’elle pouvait embrasser ses cheveux ? C’était de la fibre morte, pas innervée, ça ne devait pas compter, si ? Elle vérifia l’hypothèse. Olivia la serra davantage. Sa fierté de mère l’empêcha de s’en plaindre.
— Tu m’as trop, trop manqué.
— Toi aussi, petit chat.
Elle se laissa aller à l’amour maternel en sachant que Salamandre la surveillait. « Parfait. Vas-y, explique à ta fille où tu t’en vas ; regarde-la dans les yeux et dis-lui que tu l’abandonnes. »
Ada bloqua sa respiration.
— J’aimerais pouvoir rester, ma chérie.
Olivia ne lui laissa pas le temps de s’expliquer : un regard de défi et elle lui colla une main sur la joue.
Ada Rousseau-Stiegsen aurait dû diriger les travaux de son acquisition immobilière. Au lieu de ça, elle passait le balai dans le foyer pour orphelins de son quartier, réquisitionnée par le conseil sur la liste des réservistes. Accroupie à côté de l’escalier, forçant dans une pelle le tas de débris et de poussière généré par la présence continuelle d’une vingtaine d’enfants dans une même maison, elle manqua de se prendre un pied dans l’œil. L’occasion de remarquer les deux petites jambes qui se balançaient à travers la rambarde. Ses yeux suivirent la paire d’appendices jusqu’à la fillette à laquelle elle appartenait.
Une gosse blonde, les cheveux coupés courts car trop jeune pour se coiffer elle-même, quelque chose comme une demi-douzaine d’années, pas davantage. Elle lui demanda sur un ton plaintif :
— Dis, on est quel mois ?
— Septembre ?
La fillette compta sur ses doigts. Son arithmétique lui déplut, car son visage se fronça, et un cri jaillit d’elle :
— Ça fait vingt-six !
Elle s’extirpa de la rambarde et courut dans les escaliers. Terrifiée qu’elle se blesse, Ada la poursuivit. La main rageuse sur la jupe d’une autre éducatrice, l’enfant criait :
— Vingt-six ! Pourquoi personne m’a dit que ça fait vingt-six ?
— Va jouer, Olivia !
Penaude, la gosse s’en fut. Ada attrapa un pli aux coins du nez. Sa collègue roula des yeux.
— C’est toi qui as craché le morceau ? Dieux du Ciel.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
La gamine n’était pas orpheline. Elle résidait au foyer à titre temporaire, bénéficiant d’une loi mise en place pour limiter les conséquences de forcer des familles à garder des enfants qu’elles ne pouvaient plus nourrir. Olivia était restée inadoptable deux ans : vingt-quatre mois. C’était le délai dans lequel la plupart des parents redressaient leur situation financière et ramenaient leurs rejetons à la maison.
Les éducatrices voulaient lui épargner la mauvaise nouvelle.
— Pauvre chose. Enfin, trop tard maintenant. Ceux abandonnés quand ils ont à peu l’âge de s’en rappeler, c’est les pires : ça te fait des adultes bagarreurs, quérulents, incapables de se ranger, perclus de certitudes, convaincus de leur bon droit, avec qui c’est impossible de parler. Moi, à l’adoption, je les déconseille : pas la peine de briser une famille de plus.
À mesure du descriptif, Ada sentait la moutarde lui monter au nez. Elle conserva son sang-froid à grand-peine. Le soir, elle informa Sven :
— J’ai rencontré une fille. Il faut la sortir de là.
Olivia rit :
— Ha ! Je savais bien que j’étais pas si adorable. Elle a vraiment dit tout ça, la vieille ?
Ada, morte de honte, serra en esprit son enfant contre son cœur.
— Jamais de la vie je ne voulais que tu l’apprennes !
— En même temps est-ce qu’elle avait tort ? On m’a déjà traitée d’enfant terrible, de manipulatrice, de graine de délinquante, de sorcière, de fille à problème…
— Qui ça, « on » ? Je vais les tuer.
— Non, maman. Pense à l’économie.
La lèvre mordue : c’était bien sa fichue gamine, à s’efforcer de résoudre sa colère par des plaisanteries d’adulte qu’elle répétait sans les comprendre. Et avec un humour si sec, si dépourvu de contexte, qu’il aggravait les choses quand elle l’exerçait sur qui que ce soit d’autre.
— Je suis désolée de ne pas être une meilleure mère.
— Pourquoi ?
— Parce qu’un jour tu te souviendras de toutes les fois où je n’ai pas pu te protéger et tu me détesteras.
L’agacement d’Olivia teinta leur esprit partagé de sel.
— Tu voudrais que ça arrive ?
— Peut-être.
— Parce que tu t’en veux de t’être fâchée avec mamie et que tu crois que tu mérites la même chose mais que tu en as pas envie donc ce serait mieux si on pouvait se disputer un bon coup comme ça ce sera fait et on pourra se réconcilier vite ?
Vexée de voir le contenu de sa cervelle divulgué, Ada déclara :
— Petit chat, tu n’as rien à faire dans ma tête : tu ferais mieux de…
Cependant…
Cependant.
Une ébauche de plan se forma. Olivia le regarda s’étendre, un sourire ravi à la trogne.
— Est-ce que tu viendrais avec moi à la Tour ?
— Mon sac est prêt.
— … pourquoi est-ce qu’il est prêt, petit chat ?
Elle rompit leur lien pour éviter de répondre. La réalité se réimposa, et revint Salamandre. Qui regarda Olivia courir chercher ses affaires. S’informa de la situation. S’écria :
— Tu es complètement folle ?
— Je croyais cette histoire de « fin du monde » exagérée. Qu’est-ce qui m’empêche de visiter la Tour avec ma fille ?
Le silence – lent, lourd, acerbe. Mais, dans une maison comme la sienne, il ne perdurait jamais. La clé tourna dans la serrure : retour d’une pensionnaire. De la première des pensionnaires, de fait. Paule la salua d’une main cuirassée de brun, à propos de laquelle elle commenta :
— Gants de l’uniforme d’hiver sur l’uniforme d’été, pas très élégant mais ça fait le job. Tout va bien ? J’ai su que tu avais pu quitter la Tour, je t’attendais…
Mariées. Elles étaient mariées. À deux hommes. « Pas pour ta cousine, pas pour ton mari, pas pour ton frère, pas pour ta fille, mais pour elle, tu me ficherais la paix ? » Ada ferma les yeux, bloqua son souffle, tua sa pensée.
— Tout va bien.
Qu’est-ce qu’elle avait de si spécial, pour la désarmer ainsi ? Ce clin d’existence ; une fraction d’un instant, puis il se relogea en elle. « Agénésie utérine ! Rigolo. Et insoluble au Passeur. Mais : ouvert aux miracles. » Ada pâlit. Salamandre parla par sa bouche :
— Ça te dirait de faire tes propres enfants, mon amie ?
Paule la fixa. Elle jouissait d’un visage apte à dissimuler son expression ; même Ada, après dix ans à la connaître, se trompait sur ses sentiments. Aussi, elle ne vit pas venir cette poigne sur son avant-bras.
— Qui êtes-vous ?
— Perceptive. Tant pis pour toi, je dois partir.
— Reviens-moi.
— Pardon ?
Le reste sonna comme une récitation : quelque chose d’un poème en prose.
— Tu es entendu, reviens-moi. Réordonne nos affaires, reviens-moi. La présente annule et remplace le précédent, reviens-moi. Je serai ton serviteur, reviens-moi.
Le silence s’installa. Paule perdit de sa superbe :
— Est-ce que ça a marché ?
— C’est-à-dire ?
— Je croyais que c’était. Une espèce d’exorcisme. Pour votre genre de démon.
— C’est une citation de quoi ? Du Livre du matin et du soir ?
Paule hocha la tête, puis demanda d’un ton contrit :
— Quand comptez-vous me tuer ? Tout de suite ? Demain soir ? J’ai un créneau.
Il lui tapota la joue, cuir contre peau.
— Ma belle, tu n’es pas assez importante pour que j’en prenne la peine.
Il passa la porte ; Ada reprit ses esprits. La Tour éternelle découpait le ciel.
— Sûre de toi ?
— Oui.
— Alors tout ce qui se déroulera à partir de maintenant sera de ton fait, ma belle.
Des paroles bien dramatiques ; elle les ignora. Un cercle d’altération de l’Univers autour de la cheville, Olivia revenue, elle prit la direction du cœur-Ville.
*
Félix à son bras lui répéta pour la quantième fois :
— Ça va ?
Nathanaël de Luz fatiguait de répondre :
— Mais oui. Tu peux me lâcher.
La peste fût de sa faim, de ses courbatures, des escaliers de l’étage, des agressions incessantes dues à la densité humaine en Ville et des révélations mystiques. Revenu à cette bonne vieille réalité matérielle, il recouvrait enfin son athéisme. L’existence des divinités était, après tout, parfaitement irrationnelle.
En fond de crâne, l’impression persistante de Son sourire amusé.
Il l’ignora.
— Non mais, vraiment, tu es sûr ?
— Je suis le Seigneur de Luz. Nous éclairons chez les autres et réparons les machines cassées. C’est mon devoir, et quant au reste…
Sachant que remettre l’anticatoptrisme en état de marche ne plairait pas à tout le monde…
— … quant au reste, on verra sur place.
Au rez-de-chaussée, ils tombèrent sur leur amante Paule. Elle les informa, catastrophée :
— Ada vient de partir. Elle avait… je ne sais même pas ce qu’elle avait.
Il attrapa la plus petite certitude qu’elle ne leur disait pas tout à fait la vérité. Pressée, elle avoua :
— Vous allez vous moquer, bande d’athées. Croyez-vous aux démons ?
La tension d’un Pli Soucieux entre Ses Sourcils. Qu’appelait-elle ainsi ?
— Ce que je peux croire, c’est que tu t’inquiètes, répondit Félix.
Nathanaël soupira :
— Je sais où elle va. Je vais la chercher, d’accord ? Nouvelle raison de me laisser partir.
Paule l’attrapa. Même à deux gants d’écart, difficile de ne pas glisser…
Sa Main agrippée dans ses cheveux qui le retint en arrière.
… mais il garda son esprit à sa place légitime derrière les os de son crâne.
Sans assistance d’aucune sorte. Silence, hallucination.
— Sois prudent.
Juste assez de pensées fuitaient pour qu’il sût qu’elle se retenait de l’embrasser.
Après tout ce qu’il avait fait, Nathanaël ne méritait pas cet amour. Ni la grâce de vivre dans un monde sauvé. Mais Félix et Paule, eux, oui. Il les salua une dernière fois puis, les abandonnant l’un à l’autre, il prit le chemin de la Tour éternelle.