Antécédemment : Ada a suivi la proposition de Salamandre de laisser son esprit baver dans celui de Nathanaël pour expérimenter ces capacités nouvelles que leur a conféré la fin du monde…
Ada Rousseau-Stiegsen se retrouva dans une obscurité familière, face à ce cousin qu’elle appelait son ami. Émouvant comme, malgré l’absence de visage, elle savait qu’il s’agissait de lui et de personne d’autre.
— Encore vous ?
La goujaterie participait aussi à l’identifier.
— Vous n’êtes pas débarrassé de moi, Luz.
— Navré pour l’interruption.
Dans la catégorie des certitudes extrasensorielles, celle-ci : il ne s’adressait pas à elle. Elle chercha une troisième personne et ne rencontra que le néant. Il perçut son absence de perception, lança au vide :
— Vous vous rendez bien compte que cela n’aide pas votre cas !
— Pardon de vous déranger, enchaîna Ada, mais on me dit que vous avez accès à un « réseau » ?
Une petite seconde d’incompréhension. Ce troisième interlocuteur fantôme dut intervenir, puisque que la phrase suivante de Nat ressemblait à la réaction à une reformulation :
— Ah, vous voulez dire la mer ! Que voulez-vous aller patauger là-dedans, Rousseau ?
— C’est pour une expérience.
Son amusement perça la barrière des émotions individuelles ; elle le sentit la contaminer.
— Après tout, pourquoi pas ? La maison Luz a toujours servi la science. Et qui serais-je pour refuser mon aide à notre Grande Maîtresse de la Tour éternelle ?
Ça sonnait beaucoup plus moqueur que ça n’en avait le droit. Avant qu’elle ne puisse protester, il l’envoya ailleurs.
Elle se laissa le temps de ressentir ce qu’elle ressentait. Rangea sa frayeur dans une boîte. Observa ses alentours avec ce qu’elle espéra être de la raison dépassionnée.
Il appelait ça une mer ? L’endroit lui évoquait un incendie : tout brûlait. Dans ce qu’elle jugea être la direction de la Ville, une vaste clarté ; ailleurs, de petits braseros. Qu’en faire ? Il lui aurait fallu être guidée.
Trois feux follets se tinrent devant elle, leurs esprits familiers. Une fille, une mère, une grand-mère. Cette dernière la corrigea :
— C’est une arrière-grand-mère, une grand-mère et une mère, à ce qu’il paraît ! Et vous, vous êtes une fille perdue.
— Je n’ai jamais été perdue de ma vie, excusez-vous.
— Ici tout le monde est perdu, ma petite demoiselle.
— Petite ? Ne me prenez pas de haut.
— Et pourquoi pas ? Vous avez l’âge d’être ma sœur.
— Ou mon enfant.
— Ou ma petite-fille.
— Je ne suis rien de tout ça ! Je n’ai pas besoin de vous, je me débrouillerai seule.
— Pourquoi voudriez-vous faire une chose pareille ? Le seul avantage à notre situation, c’est que nul ne sera plus jamais seul.
— Plus d’enfant abandonné.
— Plus de mère désemparée.
— Vous parlez beaucoup, pour trois comateuses qui se font servir la soupe par leur camériste !
— Oui, ce sommeil inextricable est fort malpratique.
— Il conviendrait de nous réveiller.
— Nous finirons bien par y parvenir.
Est-ce qu’il s’agissait d’une faiblesse de son caractère ou d’une simple conséquence de son état de demi-sang ? Ada se trouva incapable de s’arracher à la conversation sans queue ni tête des trois nobles, entraînée dans leur discours aussi accordé que dissonant. Sélène, quitte à se faire materner, elle aurait préféré que ce soit par sa propre mère !
— Et pourquoi pas ?
— J’ignore comment la trouver. Non, ce n’est pas ça. Elle ne voudra pas me voir.
— Que dites-vous là ! Votre maman ! Pensez à elle, vous la joindrez.
Qu’est-ce que c’était que ce conseil de conte de fées ? Faute d’une meilleure idée… Ada tenta. On répondit à son appel.
— La voilà ! Ne la faites pas attendre, allez-y !
Est-ce que c’était si simple ?
Apparemment, oui.
Elle rejoignit une flammèche minuscule. Son salut ne lui fut pas rendu ; elle se tendit davantage vers la lueur ; puis…
Acha Enguerrand remâchait son amertume dans la morsure de sa joue. Si on l’avait laissé parler ! Mais il ne s’agissait pas d’elle aujourd’hui – comme chaque jour, marmonnait sa fierté blessée de fille ordinaire marquée par un destin stupide –, il s’agissait d’Adèle. Et de l’enfant de Gabriel qu’elles venaient d’extraire de son ventre et qui pataugeait dans le bassin. « Une naissance dans l’eau, comme une demoiselle », qu’elle s’était ravie avec son insupportable optimisme.
Le grand-père repêcha le nourrisson, annonça :
— Je vais l’examiner, je la ramènerai pour son premier repas.
Mine de rien, il venait de déclarer le sexe. Une fille. Adèle écrasa davantage les doigts d’Acha entre les siens.
— Il est si pressé de te l’enlever ?
— Et alors, Chacha ? Elle ne m’appartient pas.
Adèle ne prenait même pas la peine de baisser la voix. Tout était entendu et elle avait toujours accepté les choses telles qu’elles étaient. Son enfance à l’orphelinat ? La Tour comme seule perspective d’emploi ? L’attention lubrique d’un noble adolescent ? La dissimulation de sa grossesse, l’accouchement secret, l’abandon de l’enfant à son grand-père conspirateur ? C’était la vie. Pourquoi lutter ?
Si les regards avaient pu tuer, Samuel d’Ascley ne serait jamais parvenu jusqu’à la pièce voisine. Hélas, voilà qu’il empruntait…
La porte.
Où était la porte ?
— De quoi est-ce que tu parles, maman ? demanda le nourrisson.
Quoi ? Non. Non, cela ne comptait pas comme leur première rencontre.
Un bureau du foyer pour orphelins de ce quartier. Acha, laissée seule, tentait de se laver l’âme des yeux des enfants. Ils espéraient la venue de leurs futurs parents : ils avaient leurs raisons de la scruter, différentes des regards habituels. Foutu pays Beige. L’éducatrice entra dans le bureau, poussant devant elle… Acha recomposa son sourire.
— Bonjour, Ada. Je suis la doctoresse Enguerrand. Et, si tu es d’accord après qu’on en aura parlé ensemble, je voudrais t’adopter.
Si sa voix avait pu moins trembler. Mais comment garder son calme face à ce portrait vivant de son amie perdue ? L’éducatrice, surmenée comme souvent les femmes de sa profession, lança :
— Qu’est-ce que tu en dis, Ada ? Tu es grande, je vous laisse faire connaissance ?
L’interrogée répondit par un hochement de tête, et son encadrante repartit par…
La porte.
Où était la porte ?
— Maman ? Qu’est-ce qu’il y a ? dit l’enfant.
Quoi ? Non. Non, cela ne comptait pas comme leur première rencontre.
Les murs de leur maison ruelle Basse ne les avaient jamais entendues se disputer si fort. Acha était attendue dans l’heure et, si elle manquait à l’appel, des patients risquaient leur vie. Pourquoi sa fille ne pouvait-elle pas se montrer raisonnable ?
— Ada, je n’ai pas le temps, retiens juste que si tu n’as pas assez d’argent pour faire les commissions, tu peux m’en réclamer davantage ! Personne ne t’a demandé de pointer à l’usine ! Veux-tu qu’on pense que je t’ai adoptée pour te mettre aux travaux forcés ?
— Alors pourquoi c’est moi qui tiens la maison ?
— Qui t’a mis ça en tête ? La voisine encore ? Estimes-tu que je ne fais pas ma part ?
— Quand est-ce que tu la ferais ? T’es jamais là.
— Je travaille, Ada. Moi, je dois travailler, toi, tu dois étudier, ou aucun médecin ne t’acceptera en apprentissage ! Qu’est-ce qui n’est pas clair ?
L’adolescente prit cet air offensé des gens ravagés par leurs sentiments :
— Mais rien ! Rien n’est clair ! Jamais ! Tu ne parles de rien ! On ne peut rien te demander ! Est-ce que t’en rends compte ?
Acha serra les dents. Les larmes poignaient déjà entre les paupières, s’accrochaient aux cils roux de la petite capricieuse. Elle pleurerait bientôt et cet éclat prendrait fin. Comme les autres. Ada baissa les yeux.
— Pars pas. Reste. S’il-te-plaît.
Inenvisageable. Il était grand temps de prendre…
La porte.
Où était la porte ?
Elle fit volte-face, attrapa sa fille sous le menton, vit poindre le premier sang issu de la veine éclatée au fond de la narine.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il y avait qu’Acha rencontrait enfin la véritable nature de l’enfant : ni sa fille, ni celle d’Adèle. Celle de Samuel. Une sorcière qu’elle avait laissé envahir sa maison.
— Sors d’ici tout de suite.
— C’est pour ça que tu t’es fâchée ? Ce jour-là, je t’ai maudite ?
— Ce jour-là ?
— Maman, ce n’est pas en train d’arriver. C’était il y a plus de dix ans. Tu te rappelles ?
Un moment flottant. Le souvenir se délita. Ada étreignit sa mère. Elle avait l’avantage de la surprise : elle parla la première :
— Je suis désolée. C’est toi qui as raison, je ne comprenais rien, ni au passé, ni au présent.
La sensation fugace d’un doigt sur ses lèvres pour la couper. Acha répliqua :
— Ada, que fais-tu là ?
— C’est… long à expliquer. Est-ce que tu sais ce qui se passe ?
— Certaines d’entre nous ont un vrai travail, chérie : j’ai aperçu le train de pensée d’un patient et j’en ai déduit qu’il fallait que je ferme le cabinet le temps de me ganter. Ne détourne pas le sujet.
Sa mère chercha ses mots, tressa des notions en désordre, tabla sur :
— Je veux que tu comprennes quelque chose : ces colères-là, je n’ai jamais voulu te les partager. D’accord ? Mes pensées n’ont pas été parfaites en permanence, de jour comme de nuit, dans les pires moments de ma vie.
L’évidence traversa Ada que la vie en question était empoisonnée par son existence continuelle. Acha l’attrapa au vol, lui rétorqua :
— Non ! Tu n’es pas responsable des actes de… qui tu sais.
— Des miens, alors : je t’ai quand même maudite.
— Tu m’as caché une porte, va ! C’était une mauvaise blague, j’ai fait pire à ma mère de mon temps. Et qui l’a payée le plus cher ? Dire que je t’ai envoyée chez Philémon…
L’épine de la culpabilité s’insinua sous un autre ongle. Ada se sentit lasse.
— Quand tu m’as dit « sors d’ici »…
— Tout ce que je voulais, c’était l’emplacement de la porte.
— Et moi j’ai fugué.
— J’aurais dû le voir venir. Sélène, j’ai fait de mon mieux avec toi, mais cela n’était pas assez !
— Ne dis pas ça ! Comme mère, je ne t’arrive pas à la cheville, alors que j’ai Sven.
— Tu plaisantes, j’espère ? Ton Olivia ne manque de rien et cette gamine mourrait pour toi.
— Oui, maman, elle a déjà essayé, maman, ça fait partie du problème, maman.
L’absence d’un instinct de conservation chez sa fille lui causait des sueurs froides.
— Je n’avais pas vu ça sous cet angle.
Ada frissonna. D’un côté, cette occasion de parler à sa mère la soulageait d’un poids très ancien. D’un autre… elle repensa aux trois demoiselles dormant au Lac aux Nobles, lissées jusqu’à un état choral à force de mêler leur esprit. Acha sourit de partager cette vision.
— Ça a l’air assez abominable, c’est vrai.
— Maman, je t’adore. Je t’admire. Je te respecte.
— Mais tu ne veux pas devenir moi. Compréhensible ! Je n’aurais pas voulu être la vieille.
Ada l’avait peu connue, mais elle se remémorait l’ambiance orageuse lorsque sa mère et sa grand-mère occupaient la même pièce. C’était sa seule crainte vis-à-vis de son rêve de fonder une famille : que des gens incompatibles se trouvent forcés à se côtoyer pour faire bonne figure devant elle.
Elle inspira. Bloqua son souffle.
— Qu’est-ce qui t’es arrivé ?
— … Au point où nous en sommes, à quoi bon le cacher.
L’obscurité s’effaça. Une plage de sable fin s’égrena autour de leurs pieds ; le ressac les noya. Acha, la tête protégée du soleil sous un chapeau à large bord, laissait son regard se perdre sur la grande saloperie mouillée qui avait condamné ses ancêtres à l’exil.
La Grève des Dames, située au large de la petite bourgade de Λυσιστράτα dans l’enclave thalasside, était un de ces lieux de villégiatures réservés à la noblesse. Acha n’y appartenait pas : sa présence ici, elle qui n’avait qu’un statut de personnel spécialiste – ces citadins venus se former à la Tour éternelle sur un métier parfois inexistant au-dehors –, s’expliquait par le désir d’un noble de n’être pas dérangé en pratiquant l’art ancien du complot. Le sieur Samuel s’informa :
— C’est fait ?
— Oui, comme convenu.
— Où l’as-tu laissée ?
La jeune femme hésita :
— Mais vous m’avez fait jurer, monsieur, de n’en parler à personne, pas même vous ?
— Dis-le-moi ou tu peux prendre tes affaires et rentrer chez tes parents.
Elle achevait à peine ses études de médecine – le sieur Samuel venait de valider sa thèse. Quitter le confort de la maison Ascley pour construire sa patientèle en ville ne l’enchantait pas plus que cela, mais tout de même :
— Monsieur, j’ai des ordres – les vôtres.
— En voici de nouveaux : donne-moi l’adresse de l’endroit où tu l’as cachée.
Ce ne fut pas pour le grand-père mais pour la petite-fille qu’elle céda. Imaginer la solitude d’une petite chose de quatre ans et quelques, abandonnée sur un perron et dans le flou total vis-à-vis de son histoire… Acha avait renseigné le formulaire d’admission à coup d’Illusions destinées à disparaître : elle pourrait toujours, en cas de besoin, ré-Illusionner sa signature dans le dossier et revendiquer ses droits de « découvreuse » de l’enfant « trouvée ». Alors, elle débuta :
— Je l’ai laissée au foy–
— Perdu.
Les vagues chantèrent seules.
— Excusez-moi ?
— C’était un test et tu as échoué, prouvant ainsi que je ne peux pas te faire confiance. De quoi as-tu peur, doctoresse ?
Tout chez le sieur exsudait le danger pire que d’ordinaire : Acha répondit :
— Moi ? Mais, je n’ai peur de rien, monsieur.
— Va pour rien, alors.
Disparurent plage, mer et ciel. Ada serra davantage sa mère contre elle.
— Rien ?
— Rien. Si je parle, sa malédiction m’aveugle.
Acha sourit dans le néant.
— Alors certes, on ne vit pas si mal sans la vue, mais… avant de devenir ta mère, je n’étais pas prête à me condamner à la cécité pour quelqu’un que je ne pensais jamais revoir et, après… ça m’aurait fait trop mal de ne jamais te revoir.
L’esprit projeté à des kilomètres, Ada sentait pourtant le sang lui battre sur le crâne. Elle aurait voulu son ton moins sec pour tancer :
— Tu n’as pas à te justifier. Si j’avais su, je ne t’aurais jamais rien demandé.
— C’est un peu tard pour les regrets, ma chérie.
— Quoi ?
— Comment crois-tu que cela marche ? Le secret est divulgué, maintenant.
L’horreur cloua Ada sur place.
— J’ai mon panonceau pour les fermetures exceptionnelles du cabinet, avec ce qui s’est passé j’ai dû le laisser sur la table, je le trouverai. Si tu as un peu de temps dans les prochaines semaines, est-ce que tu pourrais venir m’aider à m’organiser ? Je n’ai pas confiance en ma lingère et je n’ai jamais vraiment pris mes dispositions–
Ada atteignit une profondeur de désespoir trop familière. De ces détresses où disparaissaient les nuances et ne demeuraient que deux alternatives : blâmer les autres ou blâmer soi ; la colère ou la chute ; vaincre ou mourir. Par bonheur, aujourd’hui, le sens de la raison était facile à trouver.
Une main imaginaire tendue en l’air, elle déchira la nuit jetée sur le monde. Reparurent la plage, l’océan, monsieur Samuel d’Ascley. L’arc de son bras partit à sa rencontre. Acha roula des yeux :
— Tout ça est bien mignon mais pas très constructif…
La paume entra en contact avec le crâne. L’homme roula sur le sable, puis lâcha un cri :
— Comment osez-vous ?
De toute évidence, chacun était fort nouveau à ce jeu de visitations mentales. On pataugeait dans le marais des idées, des émois et des souvenirs tandis que les règles apparaissaient au fur et à mesure. Ainsi, sans le comprendre, Ada avait appelé Samuel d’Ascley près d’elles. Habitant l’image de lui qu’Acha Enguerrand avait gardée en mémoire, il secoua la tête de réprobation.
— Un petit tour pratique, il faudra que j’élucide comment tu as fait. En attendant, tu m’excuseras, j’ai du travail, Adamantine.
— Non mais vous êtes sérieux, là ?
Elle lui attrapa la veste :
— Défaites ce que vous avez fait à ma mère.
— Descends d’un ton, jeune fille : je n’ai jamais qu’assuré ta protection.
— Splendide, vous admettez donc l’avoir maudite en mon nom. Cette protection est caduque. Libérez-la !
Ascley souffla fort par le nez.
— Sois reconnaissante que je me sois préoccupé de toi. La seule raison pour laquelle tu existes, c’est que ton imbécile de père se méprenait sur la méthode du retrait.
Ce fut moins la provocation qui la piqua que… la certitude, chez son interlocuteur, qu’elle en aurait quelque chose à faire. Comme si elle vivait dans le déni des causes habituelles de l’abandon des enfants. Comme si cet écart au mythe mensonger de la famille – le père et la mère de sang élevant l’enfant dans l’amour – la rendait moins humaine. Sa colère flamboya autour d’elle.
— S’il est même ton père. Jamais compris le résultat de la machine.
Il la scruta de haut en bas.
— Ah, je me disais bien que c’est un peu fort : tu empruntes son pouvoir à ton cousin. Écoute, je ne vois plus trace de la cécité Illusoire alors je crois que tu as exaucé ton vœu toi-même, petite : félicitations. Pour ce que cela change.
Ada le lâcha, parce qu’elle devinait qu’elle se salissait la main plus qu’elle ne l’avilissait lui.
— Tout. Ça change tout.
— Ha ! Je ne sais pas si tu as mis le nez dehors récemment mais c’est la fin du monde. J’ai, pour ma part, autre chose à faire que d’écouter tes caprices : bonne journée.
— C’est tout ? Vous partez ?
— D’autres que moi ont décidé jadis que nous n’avions pas d’avenir ensemble. Ah, j’oubliais : pour ton ingratitude, tu seras gentille de me renvoyer le médaillon que je t’ai fait parvenir. Il appartenait à ma mère et j’y tiens. Tu connais mon adresse.
Acha se saisit d’Ada pour l’empêcher de répondre. Elle murmura :
— N’essaie pas d’avoir le dernier mot. Il le retournera contre toi.
Mais, de ce jeu nouveau, elles découvrirent une nouvelle règle : il n’existait pas de vrai murmure ; tout était audible. Samuel d’Ascley soupira.
— Si tu tiens tant à crier sur quelqu’un, pourquoi pas sur le vrai responsable de cette débâcle ? Voyons voir, comment as-tu fait…
L’océan lécha la Grève des Dames d’une vague plus haute ; un homme en émergea. Le frisson d’Ada répondit au remugle de l’eau. Quant à son grand-père, il se laissa tomber sur la surface de l’océan, qui l’avala.
Que penser de Gabriel d’Ascley ? De son statut ? De cette histoire scabreuse qui les liait par le sang ? De la durée trop courte entre sa naissance et la sienne ? Des ombres partagées entre leurs deux visages ? Quelques heures après l’avoir découvert et reconnu, Ada s’était vue précipitée dans les affres de la fin du monde ; pour elle, il restait à peine un concept, un argument logique. Il avait dû exister pour qu’elle vienne au monde. C’était toute l’étendue de sa réalité.
Le Seigneur croisa son regard ; le temps d’une pensée, et son esprit l’entoura.
— J’aurais dû… savoir. Tu lui ressembles tellement. Et tu as mes yeux ! C’était toi, bien sûr que c’était toi. Ma fille.
— Ta fille ?
Gabriel dévia son attention vers Acha.
— Docteur Enguerrand. Que nous vaut le plaisir ?
— Comme ce doit être facile, être un homme ! On se réveille un beau jour et on se déclare père sans avoir jamais levé le petit doigt.
Le crâne ouvert par l’émotion, la mère d’Ada laissa fuiter ses secrets. Ascley récapitula, acerbe :
— Tu peux bien jouer les offensées ; c’est toi qui l’as aidé à me la voler, toi qui t’en es débarrassée pour lui quand il s’en est lassé. Ta conscience ne te torturait pas trop fort quand tu t’es invitée sous mes draps ?
Acha se rengorgea.
— Quand je me suis invitée ? Monseigneur, je n’ai guère fait que céder aux avances de mon patron pour ne pas le contrarier.
La colère de Gabriel s’effondra.
— Dis-tu que je t’ai forcée ?
— Tu dis que je t’ai volé ton enfant ; je pensais que nous jouions à présenter nos actes sous le pire jour possible.
Soumise à la découverte des rapports entre sa mère et son père – si bizarre que doive paraître cette phrase à quiconque jouissait d’une histoire familiale plus simple – Ada relia deux éléments. Le récit fracturé de son passé se reforgea d’un coup.
« Toi, tu es sa grande sœur. »
L’art de la périphrase.
Mél.
La pensée fuita ; Gabriel l’attrapa au vol.
— Tu as eu un enfant de moi.
Acha se mordit la lèvre inférieure, le dépit flottant autour d’elle. Gabriel tira davantage sur le train de pensée d’Ada, qui ne put le retenir.
— Et un fils, en plus ?
Acha haussa les sourcils :
— Comment ça, un fils ?
Dans la panique, Ada se réveilla. Elle trouva Salamandre revenu sous sa peau ; il la salua. « Alors ? » Sa confusion répondit à sa question. « Ha ! En voilà des problèmes à résoudre, ma belle. »