Antécédemment : Ada, Line, Jean et Salamandre sont en chemin vers la Ville, destination la pension qu’Ada espère transformer en simple étape vers la Tour. L’interlocutrice de Nathanaël lui a promis des explications…
Voilà bien longtemps, l’humanité s’ennuyait. Elle avait terminé d’étudier l’Univers dans toutes ses dimensions et n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait : le moyen de s’étendre infiniment à travers le Ciel. Il était trop vaste et vide pour être traversé au cours d’une vie. Les lois physiques se dressaient entre elle et lui ; elles devinrent donc ses ennemies. L’humanité résolut de les changer. Elle fabriqua une machine…
— Une machine ? répéta Nathanaël de Luz. N’est-ce pas un résumé trop expéditif d’un dispositif si ambitieux ?
… une machine, donc, à modifier les lois physiques. Elle testa plusieurs paramètres, jusqu’à, par accident, peupler le Ciel de Divinités ; celles-ci l’invitèrent alors à ne plus toucher aux réglages.
Et c’est comme ça que la Lune est devenue Sélène.
Nat cligna des yeux, ou ce qui en tenait lieu dans le monde de la pensée.
— Me trompé-je en supputant que vous venez de m’offrir un joli conte plutôt qu’un témoignage historique ? La version pour enfants ?
— Que feriez-vous de détails supplémentaires ?
Sans doute rien.
— Cette humanité dont vous parlez… celle qui fabriquait des machines à changer le monde. Connaissait-elle le problème qui afflige les nobles aujourd’hui ?
— Oh, elle l’a créé.
— Plaît-il ?
Le Ciel était plein de Divinités mais pas plus traversable pour autant. Furieuse de devoir négocier avec des forces qui la dépassaient, l’humanité décida d’utiliser les nouvelles lois physiques à son avantage. D’abord, elle créa de plus petites versions des Divinités qu’elle soumit à son autorité, pour toutes les bases besognes. Ensuite, elle offrit à chacun de ses membres un nouvel organe, capable de nouer ensemble les nerfs de tous. Partagée, la pensée individuelle se délita ; bientôt, il n’y eut plus de membres de l’humanité. Il ne resta qu’Elle, vaste, éternelle et satisfaite.
Et c’est comme ça que l’humanité arrêta de vouloir traverser le Ciel.
Nathanaël décanta la morale.
— Donc c’est la plèbe, l’anomalie ? Sauf si l’entité dont vous me parlez considérait certains humains comme « non-membres de l’humanité », que je suis le descendant d’un groupe et le peuple de l’autre ?
— Bonne question !
Un jour, l’humanité se cogna la nuque contre un caillou. Elle sentit le coup, puis deux choses se produisirent : d’un côté, Elle oublia. De l’autre, elle se réveilla. Elle se rendit compte qu’elle était une personne individuelle et ne souhaitait plus rejoindre l’humanité. Elle supplia donc les serviteurs d’amputer l’organe derrière sa tête et de faire en sorte qu’il ne puisse plus jamais repousser ; ils lui accordèrent son souhait. La personne visita le monde et le trouva peuplé de corps semblables aux siens mais rattachés à l’humanité. Elle ramassa un caillou.
Et c’est comme ça que l’humanité perdit des membres, redevenus êtres humains.
— Bon. Ce que vous me dites, c’est que c’est l’heure pour la plèbe de s’armer de cailloux.
— Je n’ai certainement rien affirmé de la sorte. Votre problème contemporain exige une solution contemporaine.
— Alors que faire ?
Nat étudia l’émotion qui venait de peupler le Ciel. Du dépit ? Quelque chose dans ce goût-là.
— Nathanaël de Luz. Vous n’êtes pas vos ancêtres mais, de fait, vous n’êtes pas différent d’eux. Aucun être humain n’a jamais désiré mon ingérence dans ses affaires. Sauverais-je votre monde à mon idée que vous me haïriez. En revanche, proposez-moi une solution et j’y donnerai ma bénédiction. D’ici là, par respect pour les décisions de ceux qui vous ont précédé, votre tâche consiste à vous rendre à la Tour éternelle et réparer ce qui y est cassé. Alors résolvons ce problème qui vous coince avec moi, voulez-vous ?
*
Le voyage ne connut pas d’autre incident jusqu’à la rue des Alouettes.
Ada Rousseau-Stiegsen toqua chez elle. Son portier l’accueillit avec stupeur :
— Madame ?
— Elle-même. Quoi de neuf à la pension, Isidore ?
Il prit une longue inspiration.
La jeune madame ne causait pas de souci ; monsieur tirait sa convalescence ; après avoir tenté de tenir ses affaires, le frère de madame avait jeté l’éponge ; la cousine de madame le remplaçait…
— Laquelle ?
— Madame Marguerite.
Malkia. Ada rentra la tête dans ses épaules. Isidore poursuivit son compte-rendu : la tante de madame et son grand-oncle étaient arrivés la veille…
— Qui ?
— Monsieur Cousin s’est porté garant de l’une, qui a elle-même présenté l’autre.
Soledad et Juan ? Qu’est-ce qu’ils fabriquaient en Ville ? Sélène lui vienne en aide, il restait des nouvelles : l’autre frère de madame devrait repasser à la maison sous peu, comme il l’avait fait toute cette semaine, accompagné d’un de ses parents…
— Comment ça, l’autre frère ?
— Il s’agirait de celui qui n’est pas adoptif mais adopté ; cependant, que madame me pardonne, je pige plus rien à vos histoires de famille !
— Oh, moi non plus, Isidore. Le reste peut attendre, j’ai besoin de m’asseoir.
« Une vie sociale à faire peur. » Ada tira Jean par la manche jusqu’au salon, où Charlotte débarrassait la table de deux des imprévus. Soledad la salua d’un signe de tête, Juan d’un grand sourire.
— Eh bah alors les enfants, vous traîniez où ? Des jours qu’on vous attend.
— Êtes-vous réveillé ? demanda Soledad à ce qu’elle croyait être Nathanaël.
Jean secoua la tête trop vite pour un trentenaire tenant à ses cervicales. La paysanne choisit de ne pas poser de questions. Ada se laissa tomber sur son divan.
Concentrées au même endroit, les petites histoires du lieu lui tombèrent dessus ; comme si la maison n’attendait que ça.
Au second, une fugueuse buvait avec une astronome. Le cœur de l’invitée débordait d’infatuation ; celui de l’hôtesse résistait. Au premier, un étudiant en droit dilettante passait un doigt sur son bureau, pestant que personne ne nettoyait jamais. Au rez-de-chaussée, une domestique se demandait quand le pensionnaire partirait se promener, qu’elle puisse enfin faire sa chambre.
Ada rouvrit les paupières, gênée de s’être oubliée. Elle demanda :
— Vous cherchez le Morez manquant ?
— Le vieux a fini par céder, commenta Soledad.
— Hélas, j’ai pas l’adresse du petit saligaud : notre seule piste est votre homme de main, qui travaille pas gratis.
Bien que ce fut un terme bien fort pour désigner Félix, elle demanda à Charlotte d’aller le leur chercher. Il dévala les marches plus qu’il ne les descendit.
— Toujours pas morte, cousine ?
— Toujours aimable, Cousin !
Il s’arrêta à son arrivée au salon ; elle remarqua d’abord ses gants, puis ses yeux inquiets observant ceux qui couvraient leurs mains, à Nathanaël et elle. Demi-sourire aux dents, il se renseigna :
— On a la confirmation que le club des grands sensibles et le club des Illusionnistes sont le même club ?
« Ce n’était pas déjà clair ? » Salamandre, pourtant pas le dernier à jouer les professeurs, se tint coi et laissa Ada faire l’annonce. À croire qu’il craignait de se révéler à ses proches. « Non. Chut. » Félix s’inquiéta de Nathanaël :
— Il n’est plus lui-même.
— Ça dépend de qui vous parlez, répliqua Jean.
Ada le coupa pour récupérer ce document où l’enquêteur indépendant avait noté les noms et adresses des orphelins du bon âge pour être l’homme recherché ; dès qu’ils mirent la main dessus, Juan et Soledad s’éclipsèrent. Félix revint à Nathanaël – ou plutôt à Jean :
— Vous voulez bien monter avec moi ? J’aimerais lui parler.
Le sylphe incarné jeta un regard inquiet vers Ada ; elle sentit la brise lui refroidir la nuque. Rassuré, il se laissa conduire dans les escaliers. Elle haussa les sourcils. C’était la première fois du voyage que, de façon si flagrante, la paire de courants d’air la surveillait.
— Pas d’inquiétude, ma belle. Ils ne peuvent rien faire.
Salamandre cessa soudain d’emprunter sa langue. Une paire de talons claqua sur le parquet ; un filet de présence devint impossible à ignorer pour le demi-don d’Ada. Le tablier trop court, une traînée de farine dans la nuée de ses cheveux et les mains dans un torchon, Malkia fit irruption dans le salon. Sa cousine se prépara à se faire remonter les bretelles.
— Bonjour, Malkia.
— Ada ! Qu’est-ce que c’est les histoires, encore ?
— Comment vas-tu ? Et Mélaine ?
— Moi, j’essaie de maintenir tes affaires à flot ; le petit, lui, a pris la fuite, parce qu’à vingt-et-un ans on n’a pas les épaules pour s’occuper de son beau-frère blessé, de sa nièce, de trois domestiques et d’onze pensionnaires !
Ada soupira :
— J’aurais dû mieux m’organiser.
— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tout le monde s’est fait un sang d’encre !
Comme d’ordinaire, ce qui concernait les Enguerrand finissait par baver chez les Marguerite, les Josse, les Silvère, les Laurian – toutes les branches soudées de cette grande famille de naufragés. Dos au mur, Ada s’expliqua :
— J’ai eu un souci administratif à la Tour éternelle qui m’a fait rédiger le courrier pour Mél dans la précipitation, puis j’ai eu un souci avec des gens de ma… de mon sang, puis le pays entier a eu un souci dont tu as peut-être entendu parler et que j’essaie de régler.
Peu émue, Malkia répondit :
— Si tu aimes tant que ça les responsabilités, occupe-toi des tiennes, déjà.
Salamandre rayonna de joie mauvaise, serpent aux anneaux courant sous sa peau. Ada serra les dents et reconnut que Malkia avait Raison. Donc :
— Je sais. Et je te suis reconnaissante d’avoir donné de ton temps et sauvé mon commerce.
— Ne le sois pas, tu vas me le payer. Tu es invitée à dîner avec ton mari et ta fille au jour de ton choix et, cette fois-ci, tu as intérêt à venir. Philémon n’est plus dans la nature, tu n’as plus d’excuse.
Ada pinça les lèvres, une réaction aussitôt notée.
— Tu n’aimes pas ma cuisine ?
Ce n’était pas ça ; ça n’avait jamais été ça. C’était une honte, si vieille, si puérile. Un tracas réservé à son seul esprit. Au monde extérieur, rien ne perçait et rien ne devait percer.
Mais Malkia remarqua ses gants.
— C’est vrai, tu es une sorcière, toi !
Ada esquiva de peu la main que sa cousine brandit vers sa joue ; Malkia, un pli soucieux entre les paupières, se plaignit :
— Quoi, encore ? Viens, c’est rigolo, toi aussi ça te rejoue les premières rencontres ?
À quoi bon ? Elle ne s’en rappelait que trop bien. La honte lui fit clore les yeux. Et sa cousine, traîtresse, en profita pour joindre leurs nerfs.
Jusque là, Ada s’était invitée chez les autres ; la chute de Malkia à l’intérieur de son esprit fut une sensation différente. Elle rouvrit les yeux sur cet anniversaire, il y avait des lustres de cela.
Du fait de leur petit écart d’âge, elle n’avait qu’onze ans quand sa cousine fêtait déjà ses quinze ans. L’événement constituait un prétexte pour donner une soirée plus large que nécessaire, histoire de réunir toute la famille. Autant dire que le clou de la fête était bien entouré – on l’avait complimentée trente fois sur cette robe safre qui prenait sur elle un éclat fantastique. Moins intéressés par sa splendeur adolescente, certains profitaient de l’occasion pour régler leurs petites affaires. La tante Acha voulait présenter sa fille adoptive.
Malkia remonta la foule, ignorant les saluts et les vœux. Ces gens n’existaient pas : ils n’étaient qu’un mélange des souvenirs gardés d’eux par les deux cousines. Le seul qui capta son regard fut l’homme devant Ada. L’arrière-grand-oncle Yoxo, médecin attitré de la famille, un mythe – il était à l’époque l’un des derniers en vie à venir du bateau. Elle n’avait jamais pu s’entretenir avec lui à ce sujet et l’historienne qu’elle était devenue le regrettait.
En tout cas, c’était pour marcher dans ses pas qu’Acha était partie étudier la médecine à la Tour : l’aspect solennel des présentations s’expliquait là. Sa tante raconta l’adoption, le temps d’adaptation pour cette nouvelle fille, son espoir qu’on l’accueillerait bien. L’arrière-grand-oncle balaya la salle des yeux.
— Tu n’as pas à t’en faire. Avec toutes ces pièces rapportées qu’on invite, maintenant ! Regarde Malkia, une vraie petite reine, mais dans ce pays Beige ? On lui préférera ton chat de gouttière.
Acha plaqua ses mains contre les oreilles d’Ada ; le son du souvenir en fut aussitôt étouffé. Malkia devina la nature de la dispute qui s’ensuivit et attrapa sa cousine par la manche.
— C’est la première chose qu’il a dite devant toi ? À ma fête ?
Réduite à sa taille de petite fille, des larmes au coin des yeux, Ada répliqua :
— C’est toi qui as insisté pour voir ça ! Moi je ne voulais pas !
— Pourquoi ?
— Parce que c’est lui qui avait raison ; je suis au courant que ta vie est plus dure que la mienne.
— Tu as été abandonnée par tes parents et harcelée par un vieux salopard de ton adolescence à aujourd’hui, qu’est-ce que tu racontes ?
— Je m’en fiche de ça, et il n’est plus en état de nuire ! Toi, c’est la Sudropée entière qui… Je n’ai pas le droit de me plaindre.
— Ada. Un homme respecté de notre famille t’a dit qu’il te considérait comme une intruse. C’était désagréable. Toutefois, il est mort, maintenant. Sois normale, cousine.
Malkia chancela.
— Et ne m’oblige pas à te faire la morale là-dessus, juste Ciel. C’est fatigant.
— Je suis désolée.
— On avait remarqué. Passe à autre chose.
Soit. Autre chose, alors :
— D’où est-ce que tu es aussi à l’aise avec cette folie ?
— Tu n’es pas la seule sorcière de la famille, je te rappelle.
— Mais ça ne t’effraie pas ? Toi qui travailles au Musée de la Guerre…
Malkia leva les bras au ciel.
— Les seigneurs de l’ancien temps, ils sont morts ; vous, je vous connais. Si l’envie te prend de me torturer pour le plaisir, tu me préviendras. Non ?
La plaisanterie lui arracha un pli à la commissure des lèvres. Malkia attrapa sa pensée au vol :
— Ça t’inquiétait vraiment.
— Oui. Je ne sais pas ce qui peut se passer. Tout ce que je sais, c’est que ceux qui gouvernent ce pays considèrent que cette ouverture des crânes constitue un scénario de fin du monde.
— Manque d’imagination. Là où ils voient la fin, on pourrait tout aussi bien voir un début.
— Avec le mal que ça déchaîne ? Des secrets se révèlent en une seconde et détruisent des vies.
— Fallait pas faire des cachotteries.
Le refus de la tragédie ; si simple. Malkia haussa les épaules.
— Cherche des problèmes et tu en trouveras, Ada, c’est la vie. À un moment il faut s’accorder la tranquillité d’esprit de composer avec le monde tel qu’il est – et le monde, maintenant, est ainsi.
Ada secoua la tête.
— Non. Nos ancêtres ne se sont révoltés pour le plaisir de dépoussiérer les torches et les fourches. Je n’ai pas le choix : je dois résoudre ce problème. C’est ma responsabilité.
Un soupir ; la visualisation mentale de cette fichue ménagerie des Alouettes à faire tourner.
— Si tu le dis. Fais vite, alors.
Et Malkia décolla la main de son front.
*
Jean le sylphe trouva troublant le contact du gant de Félix sur le sien alors que celui-ci l’entraînait dans les escaliers ; le toucher atténué deux fois, pourtant si intime – il percevait sa chaleur à travers les épaisseurs de cuir. En l’absence de Nathanaël, qu’est-ce qui se passait ? Est-ce que la chair se souvenait, autonome, de ce qu’elle pouvait exiger de cet homme dense, des formes douces de sa charpente ? Tout ce que Jean garantissait, c’était que cette attraction n’était pas plus de son fait que celle qui lui gardait les deux pieds sur terre. Il la laissa donc le traverser sans la combattre.
En revanche, il s’inquiéta quand Félix l’invita à s’allonger sur le lit.
— Ou pas d’ailleurs, comment ça marche ? Vous le maintenez d’équerre ? Moi si je plonge debout je me casse les genoux.
— Je vais m’asseoir.
Deux gants ôtés, une main dans l’autre, et Félix partit. Jean observa le phénomène. Les yeux pas tout à fait fermés, la mince bande de blanc qui débordait sous la paupière. La bouche s’entrouvrit sur l’interstice entre ses dents de devant. Le sommeil, la respiration plus rapide. Qu’est-ce qu’ils vivaient, à l’intérieur de leurs propres têtes ? La prédiction de Salamandre se confirmait, peu importait à quel point il s’y efforçait, tout ça restait inaccessible à Jean.
Alors, faute de mieux, il continua de regarder Félix.
*
D’accord, se réveiller, d’accord ; Nathanaël de Luz avait accompli l’exploit chaque matin de chaque jour jusqu’à très récemment, il allait bien y parvenir. Les couleurs du néant fondirent autour de lui ; il s’enfonça dans la mer. Sélène l’informa :
— On n’y est toujours pas, quelqu’un vous demande. À plus tard !
Félix Cousin revenait d’une journée infructueuse à expliquer la nature de ses occupations à sa banquière. Fringaleux, il poussa la porte de la cuisine ; si madame Herlier était déjà rentrée chez elle, personne ne remarquerait la disparition d’une victuaille ou deux dans le placard.
Il trouva la patronne affalée sur la table avec un inconnu animé d’un ricanement continu. La bouteille de Ténébreuse presque vide qui trônait entre eux deux acheva de composer le tableau : les ravages de la boisson.
L’homme tenta un salut, échoué, se claqua les deux mains sur le visage et reprit ainsi environ forme humaine. Ils échangèrent les banalités d’usage, jusqu’à parvenir à celles moins anodines qui poussèrent Félix à rejoindre la tablée.
Il fabriquait quoi en Ville, le noble de la Tour ?
— J’ai la situation sous contrôle, dit-il avec cet accent zézayant des mâchoires anesthésiées. Sous contrôle.
Plus il le répétait, moins ça sonnait juste ; il finit par se saisir de la bouteille. Félix, qui savait à combien titrait la Ténébreuse, la lui ôta des mains. S’ensuivit une négociation pathétique : monsieur de Luz était Banni, il méritait bien ça. L’exil n’était pas étranger à son interlocuteur. C’était ce qui avait fait de lui un rat de caniveau au lieu du bourgeois qu’il aurait dû demeurer. Il soupira :
— Vous êtes ni le premier ni le dernier à passer par là, vieux. Je sais que c’est pas ce que vous avez envie d’entendre maintenant, mais… C’est pas la fin de votre vie, même si ça en a l’air. Y a rien que vous pourriez tirer de tout ça ? Quelque chose que vous n’aviez pas à la Tour ?
La liberté de Félix avait été faite de livres – de très mauvais romans que sa mère comme son beau-père trouvaient délétères pour son éducation. Il en avait même écrit un ou deux dans sa vingtaine, pour un succès et une satisfaction mitigés.
Il ne s’attendait pas à ces deux mains crispées sur son col, comme prêtes à le lui arracher. L’aristo voulait se battre ? Non, pas cette sorte d’attrapage de veste. Félix soupesa l’affaire sur la balance de l’éthique. De toute évidence, un homme si ivre n’était rien en état d’accomplir : il s’endormirait dans ses bras, voilà tout.
Leurs lèvres se rencontrèrent, comme bien d’autres à travers la Ville, et ça n’avait pas besoin de signifier quoi que ce soit de profond, rien que deux chagrins qui s’éloigneraient vite.
Nathanaël but ce souvenir en assoiffé. Félix lui glissa à l’oreille :
— Alors, la Tour, on est coincé dans sa tête ?
— Semblerait. Mais que t’en soucies-tu ? Tu m’as quitté, infâme. Qu’as-tu fait de ton argent ?
— Rien du tout. Ta cousine m’a payé en sesterces. Tu sais même ce que c’est ?
— Non ?
— Moi non plus, jusqu’à ce que mon historienne de cousine m’informe que quatre sesterces font un denier. Étonnant, non ?
Nat soupira. Ce jour-là… S’il avait dormi. S’il ne s’était pas fait plaquer le matin même. S’il n’avait pas subi la mauvaise foi de son ennemi au conseil. Peut-être eût-il mieux été en état de négocier avec le Grand Maître, et se fût-il passé de déclencher la fin du monde. Félix sourit.
— Fin du monde, ça dépend pour qui. Pour mon beau-père, c’est clair.
— Qu’as-tu fait ?
— Rien d’autre que confirmer avec lui qu’il a bien mis en œuvre ce plan d’héritage diagonal qui fait régulièrement ses preuves dans la bourgeoisie citadine : épouser une femme, produire un enfant, précipiter la femme vers la tombe, l’enfant hérite de la femme, se débarrasser de l’enfant, hériter de lui. Dans notre cas il y a le détail supplémentaire du grand frère bâtard qui devait mourir entre la femme et l’enfant pour que ça marche, ha. Enfin ! Théophile est aux geôles municipales, les domestiques se chargent de Claude, je suis censé reprendre les affaires alors que je n’ai pas touché une ligne de compte depuis vingt ans, je m’en mords les doigts.
— La fin du monde pour toi, donc.
— Eh, je survivrai. Toujours pas d’humeur à te réveiller ?
— J’ai déjà essayé, je ne peux pas !
Sélène se pencha sur son oreille :
— J’ai une autre idée.
Nathanaël reconnut qu’Elle n’avait pas tort sur un point : la simple suggestion de son ingérence le terrifia.