Antécédemment : Les sylphes se sont fait pincer : l’existence de Salamandre, son statut et ses plans hypothétiques pour détruire le monde ont été mis au jour. Pour ce qui est de la fin effective du fonctionnement habituel des choses telles qu’elles furent, les esprits d’Ada et Nathanaël ne sont désormais plus contenus à leur place légitime, c’est-à-dire l’intérieur de leur crâne. Nat est parti explorer ce partage des esprits par les Illusionnistes…
Nathanaël de Luz arrêta le cheminement de sa pensée au point qu’il jugeait être la Tour éternelle. De loin, il avait perçu ce qu’il avait interprété comme une somme d’empreintes Illusoires concentrées en un même lieu. Maintenant qu’il examinait la sensation de plus près, il ne distinguait plus qu’une seule présence. Massive et…
Familière.
Sa pensée interrogea l’autre.
Une image surnagea ; il fit le point dessus. Elle l’avala tout entier.
La toute petite chose, faite de chair gris-rose et de plis étranges, battait des membres dans le bassin. Angeline de Coq la dévisageait, encore confuse de la douleur et des antalgiques.
— Il nage ?
— Croyais-tu qu’on te faisait accoucher dans l’eau pour le noyer, Angie ?
Elle grogna à destination de son petit frère. C’était plus taquin que la situation le demandait : Gabriel, sorti de la nurserie depuis peu, était là pour apprendre les fondamentaux de la maïeutique auprès de sa cousine Clémentine, pas pour bavarder. Pire, cette complicité fraternelle excluait son compagnon, mutique et bouleversé. Comment le savait-elle ? Quand on fréquentait un homme à la tristesse aussi profonde, on apprenait à décrypter ses silences.
Celui-là n’en était pas un mauvais. Après tout, elle venait de lui donner son premier enfant. Elle espérait de lui un minimum de gratitude. Elle leva un bras en l’air à l’aveugle ; sa main rencontra celle de Daniel de Luz. Leurs jointures s’écrasèrent.
Jusqu’à peu, le couple prétendait encore au sang-froid : ils n’étaient ni les premiers ni les derniers à procréer, ne souhaitaient pas attirer sur eux une attention imméritée. Rien ne serait accompli de novateur, pourquoi s’en faire ? Tout leur entourage s’était moqué de leur bel exercice de pose.
Désormais, ils faisaient face à la créature de sang et d’os et de peau et de cheveux – au bébé, Sélène ! – qui avait jailli de son ventre. Angeline sentait dans chacune de ses fibres que sa vie ne prendrait plus jamais la même direction. Daniel en pensait-il autant ? Elle le lui demanderait quand elle aurait retrouvé sa voix.
— Il faudrait le mettre au sein, annonça Clémentine d’Ascley.
Elle remonta ses manches et poussa le nourrisson nageur vers sa destination.
[Nathanaël avait-il envie de voir cela ? Il n’avait jamais entravé les repas tous naturels de ses nièces et neveux en sa présence mais tout de même, là, c’était digne de ce que le docteur Sigismond Lajoie se retournât dans sa tombe.]
La porte s’ouvrit. Angeline croisa le regard de son père.
[Samuel d’Ascley devait avoir conçu son aînée avant ses trente ans, c’était l’usage. Puisqu’elle en avait dix-neuf l’année où se produisait ce souvenir, cela conférait au désormais vieil homme environ l’âge actuel de son fils. Amusants, ces traits qui se transmettaient tels quels entre membres d’une même famille.]
À peine un an auparavant, il lui inspirait encore une telle crainte, une telle dévotion. Puis Daniel était apparu dans sa vie – Daniel qui haïssait son père avec calme et raison – et elle avait tiré la leçon de son attitude.
Elle était mère, désormais. Leur statut était strictement le même : il lui devait le respect. Elle raffermit sa voix :
— Je t’avais dit de ne pas t’approcher de mon fils.
— Rien à voir. Angeline, ceci n’est pas en train d’arriver.
— Que racontes-tu, vieil homme ?
— C’est un souvenir ou un songe ou je ne sais quoi d’autre encore ; mais ce n’est pas en train d’arriver. Reprends tes esprits.
— Admettons que tu dises vrai, d’où te crois-tu concerné ?
Il balaya l’air de grands gestes de ses bras.
— C’est tout le monde que cela concerne, ma fille !
[Nathanaël suivit ses mouvements du regard. La pièce dépassait les contours que lui donnaient le souvenir de sa mère, débordait sur l’eau nerveuse : par-delà, pas tout à fait des yeux : des esprits nus, occupés à ausculter l’activité du plus imposant des leurs.]
La jeune mère sentit dardée sur elle l’attention de la Tour éternelle entière.
« Je viens de me réveiller, qu’est-ce qui se passe ici ? »
« C’est la bannie de Coq qui nous rejoue la naissance de son fils, allez savoir pourquoi. »
« Le souci des mères qui n’ont qu’un enfant : elles en font toute une histoire. Je peux vous dire qu’au bout du troisième on ne s’émerveille plus. »
« Non mais sérieusement, qu’est-ce que… tout cela ? »
« Une espèce d’Illusion, mais où le son et les émotions viennent rejoindre l’image. »
« Comment est-ce possible ? »
« Personne ne le sait alors moi, en attendant, je profite du spectacle. »
Son père répéta comme si elle avait la moindre envie de l’entendre :
— Vois-tu ? Reprends-toi !
— Allez-vous-en.
Elle se redressa dans le bassin. Mais elle imaginait le bassin. Personne n’avait besoin de la voir dénudée ; si c’était un souvenir, pouvait-elle en trouver un moins embarrassant… ?
« Ah ! Le décor change. »
Sa cousine Caroline lui faisait face, un pli de mépris sur la lèvre supérieure. Angeline, forte de son statut de secrétaire, frappa du pied.
— Vous n’avez pas le droit ! J’ai tout donné pour cette maison ! J’ai mérité d’en être la Dame ! Abel me préférait à toi !
— Il ne t’a pas recommandée.
— Si !
— Arrête de mentir. Qui crois-tu tromper ? La signature était si grossière, as-tu même essayé de l’imiter ?
— Il ne pouvait pas tenir le porte-plume !
Dans son dos, sa mère tenta une main sur son épaule. Angeline la rejeta avec fureur.
— Pourquoi vous liguez-vous tous pour me trahir ? Je n’ai jamais rien fait de mal !
— Te trahir ?
Caroline l’attrapa par le col, le souffle rapide. Elle lui murmura à l’oreille :
— Mais, espèce d’idiote, ne sais-tu pas que je te sauve ? As-tu la moindre idée de ce que cela veut dire, devenir maîtresse de maison ? Dix-huit ans depuis deux jours, et tu serais prête à mourir seule, sans amants ni descendance ?
Qui avait décidé de tourner le scandale au conciliabule ? Pas Angeline : elle s’écria :
— Si c’est l’alternative à pondre des filles pour toi, oui !
Derrière elle, sa mère lui marmonnait de se calmer. Toujours été faible, Pauline. Par bonheur, son père lui avait mieux expliqué comment fonctionnait la vie.
Sa cousine la lâcha.
— Le conseil a pris sa décision. La dénoncerais-tu ? Refuses-tu mon autorité ?
— Oui !
Pauline sursauta. Caroline conclut :
— Alors quelle charité me laisses-tu ? Prends tes affaires et pars d’ici. Je te bannis, Angeline.
« Sur quel âge va-t-elle, la demoiselle ? »
« Cinquante ans, je crois. »
« Et toujours émue des drames de son adolescence ? »
« Il y a des gens qui ne mûrissent jamais, que voulez-vous. »
Angeline embrassa du regard les esprits qui la toisaient.
— Ne vous ai-je pas déjà demandé de partir ?
« C’est-à-dire que vous prenez toute la place. »
— Fichez le camp. Dispersez-vous.
« Comment ? »
— C’est votre problème, pas le mien !
[Nathanaël sentit une pression le repousser. Angeline l’attrapa à la volée :]
— Non, toi, tu peux rester.
Elle créa pour son fils une chair dans laquelle ranger sa pensée. La deuxième fois fut plus facile que la première. Après tout ce qu’elle avait perdu, toutes les trahisons qu’elle avait subies, elle ne supporterait jamais de le perdre. Ce qui se tramait autour d’elle ? Cette espèce de cauchemar… Quelle importance ? Nathanaël était dans ses bras.
— Je t’aime. Tout va bien ?
[Alors, comment expliquer.]
— Ne dis rien, ne dis rien.
[De facto, ha. Un nouveau lieu : autour d’eux s’étiraient désormais les étagères du palais de livres que sa mère aimait Illusionner. Ces visions ne s’arrêtaient pas aux souvenirs alors, leur éventail comprenait ce que chacun était en mesure d’imaginer. La vieille demoiselle de Thalas avait vu juste : il s’agissait bien des Illusions, étendues à tous les nerfs.]
Une porte s’ouvrit dans sa bibliothèque. Samuel passa sa sale tête par l’ouverture.
— As-tu fini ? Es-tu calmée ?
— Pas au point de tolérer ta présence, père. Mais je suis revenue au présent, qui me rappelle à quel point la vieillesse t’a rendu misérable. Je ne t’ai toujours pas autorisé à approcher mon fils, cela étant.
— Tu es vraiment devenue semblable à toutes les reproductrices de cette prison. Qu’a-t-il jamais accompli d’extraordinaire pour mériter ton attention, ce fruit de tes entrailles ?
— L’affection vous est donc toujours un domaine étranger, père ?
— Pour les gens médiocres, certainement.
Une autre porte s’ouvrit dans la bibliothèque.
— Que se passe-t-il ici ?
[Combien de fois la question serait-elle posée aujourd’hui ? Oh, non : c’était Gabriel.]
Leur père en pleine rémission de sa démence et le fils qui débarquait ? L’entrevue s’annonçait douloureuse.
— Quoi ?
Angeline n’avait-elle pas encore remarqué que ses pensées intimes ne lui appartenaient plus et traversaient la barrière de la compréhension d’autrui ? Pouvait-elle consentir à l’effort de les garder pour elle ?
— Qu’est-ce que… c’est… que ce rêve ?
Samuel soupira :
— Si tu es trop stupide pour le comprendre seul, laisse-moi t’éclairer, fils : l’esprit de chacun, censé demeurer confiné derrière ses os crâniens, est en train de se déverser dans le monde. Celui d’Angeline y occupant un volume d’une vastité stupide, elle a été contrainte d’en chasser divers importuns, auxquels nous faisons exception en tant que membres de sa famille.
— Ne vous méprenez pas, je ne voulais pas de vous non plus.
— Peut-être y a-t-il alors quelque chose d’héréditaire dans notre résistance à son bannissement, dans ce cas.
Gabriel bredouilla :
— Mais… père… vous êtes conscient ?
— Sélène, tu es bien le fils de Pauline.
[Sans transition, à la vitesse de la pensée, il serrait son père dans ses bras. Nathanaël contempla leur réunion.]
— Vous m’avez tant manqué !
L’étreinte était gênante mais, de la gêne, c’est tout ce qu’on espérait de lui – il s’agissait après tout d’une version douce de la déception.
— Qu’avez-vous dit ?
Oh, non, pensa son père.
Pas faute de l’avoir prévenu, songea sa sœur.
[Son neveu ne voulait rien avoir à faire avec cette prise de conscience, mais lui laissait-on le choix ?]
Mis face à un tel faisceau d’indices, Gabriel d’Ascley sentit fondre sur lui l’idée que son père ne l’aimait pas.
— Mais… depuis quand ?
Difficile de témoigner du respect à un fils qui préférait les domestiques aux nobles, surtout vu–
— Vu quoi ?
[Cet état collectif d’ouverture d’esprit provoqué par la mise hors service de l’anticatoptrisme s’annonçait peu compatible avec la préservation de secrets de famille.]
Gabriel d’Ascley apprit donc qu’Adèle Rousseau avait eu une fille de lui et que Samuel l’avait cachée. Les yeux écarquillés, il demanda :
— Pourquoi ?
Son père soupira :
— N’est-ce pas évident ? L’affaire connue, tu serais devenu inéligible pour la tête de la maison.
— Mais Dame Apolline se portait bien.
— Tu ne vas pas me reprocher d’avoir fait preuve de prévoyance.
Angeline renifla :
— Tu vois, toi qui ne voulais pas m’écouter. Cet homme n’a pas de cœur : retire-lui ton amour et ménage ta peine.
— Mais où est ma fille ? Et sa mère ?
Samuel haussa les épaules.
— Par la grâce de Sélène, elles seront toutes deux en sécurité loin d’ici – du moins, si ton imbécile de neveu y a veillé.
Gabriel d’Ascley reporta son attention sur Nathanaël.
— Vous saviez ?
[Allez, voilà que son ennemi trouvait le moyen de lui transmettre la faute.]
— Et vous ne m’en avez rien dit ?
[Il eût voulu préciser que son silence provenait de son respect pour Ada plutôt que de sa connivence avec le vieux Samuel, dont il n’approuvait guère l’attitude ; hélas, pas de langue.]
— Et vous ne dites rien non plus maintenant ?
[Il lui fallait trouver un moyen de prévenir autrui de son mutisme, la répétition devenait ennuyeuse.]
Une pensée plus tard et Gabriel fut sur lui, la volonté écrasante.
— Je savais déjà que vous étiez un monstre, Nathanaël ! Inutile de me le prouver !
— Ne touche pas mon fils, menaça Angeline.
— Oh, mais je ne le touche pas. Tout ceci se déroule dans nos imaginations, n’est-ce pas ?
[Bonne remarque ! Nathanaël avait presque oublié, à force d’être entraîné dans des conversations auxquelles il ne participait pas, sa liberté de circulation. Il n’était pas prisonnier, rien de matériel ne se produisait : que du spirituel. Et son esprit, tout de suite, désirait se trouver ailleurs. Il feignit d’embrasser sa mère – une application de ses lèvres imaginaires sur son front imaginaire – et prit son congé.]
— Où croyez-vous fuir ? rugit Gabriel.
Aucune importance : Nathanaël se détacha de l’esprit d’Angeline, laissant sa famille maternelle derrière lui.
Retourner à cet espace d’entremêlement des nerfs lui fit l’effet d’un plongeon frais. Il l’avait traité de lac, mais le terme ne convenait plus : c’était la mer toute entière, partagée avec cinq mille autres baigneurs, dont il percevait des dizaines de conversations entremêlées. Tendant l’oreille interne, il en tira la conclusion que rares étaient les familles qui, comme la sienne, superposaient des couches de manigances inutiles à leur vie. La majorité accueillait la tombée des frontières individuelles comme un miracle. Ah ! Tant mieux pour eux.
La présence de Gabriel d’Ascley se fit sentir dans son dos.
Non. L’affronter sur le terrain des idées politiques, pourquoi pas ; le confondre devant ses pairs pour ses crimes, avec plaisir ; mais se faire crier dessus sans répons pour des peines étrangères à lui, hors de question. Existait-il un endroit où il ne pourrait pas le suivre ?
Nathanaël nagea aussi loin que ses bras imaginaires le portèrent.
Sa tête creva la surface de l’eau.
Suivie du reste de son corps.
Il sut qu’il ne s’agissait pas du vrai parce qu’il ne brûlait pas comme celui qu’il avait laissé chez les Morez. Au contraire, il se sentait caressé par un voile de soie. Sous ses talons la mer lui proposait le retour, mais… pourquoi faire ? Jamais il ne s’était senti si serein. On lui parla :
— Qui êtes-vous ?
Il ne répondit rien, évidemment.
— Comment êtes-vous parvenu à...? Ça ne ressemble à aucun protocole avec lequel je sois familière. M’auriez-vous contactée… manuellement, si j’ose dire ? À la seule force de votre esprit ?
Il secoua la tête, incapable d’accepter un tel compliment.
— Seriez-vous par hasard incapable d’expression langagière ?
Cette fois-ci, hochement de tête positif.
— Je vous serai reconnaissante de bien vouloir patienter : je vais tâcher de vous arranger ça. Ensuite j’aimerais que vous m’expliquiez la situation, d’accord ? Votre présence ici est tout à fait inhabituelle.
Il s’assit dans l’eau, puis s’y allongea tout entier. Bien sûr qu’il attendrait : en Sa présence, même un blasphémateur comme lui ne pouvait rien accomplir d’autre que Sa volonté.
*
Jean le sylphe émergea du sol au milieu d’un village ; coup de chance, le pont d’ardoise qui donnait son nom à la commune se trouvait à portée de vue, et il se souvenait du chemin pour retourner chez les Morez. Traversant un mur de la fermette, il découvrit Line, ses boucles agitées de turbulences dépitées, et Ada, qui accomplissait les cent pas dans la pièce.
— Coucou vous deux ! J’ai raté quoi ?
La femme pointa du doigt en l’air et l’apostropha :
— Vous ! Le Grand Maître. Où est-il ?
— Disparu.
Elle hurla un gémissement et accéléra la cadence de ses allers-retours.
— D’accord. Parce qu’il a disparu, nous sommes en état de « fin du monde ». C’est bien ça ?
Jean confirma, ignorant sa moitié qui lui murmurait de se taire.
— J’apprends à l’instant qu’avant d’utiliser divers enfants Morez, le Grand Maître travaillait avec un associé de la même nature que lui. Nous sommes toujours d’accord ?
Le sylphe toisa son congénère avec un de ces regards transparents dont ils avaient le secret. Line tenta de l’ignorer, d’où la nécessité d’enfoncer le clou :
— Ha ! Tu as craché le morceau. Qu’est devenue l’idée de ne pas déranger les humains avec lui ?
— Vous saviez donc. Bien. Très bien. Les cachotteries. On adore. Ça nous réussit tous tellement jusqu’ici. Bref. Il n’est pas interdit de penser que ce fameux associé peut remplir les fonctions du Grand Maître en son absence. Je me trompe ?
Line intervint :
— Je ne pense pas qu’il voudra aider.
Ada prit une inspiration.
— Je ne veux pas le savoir : je veux lui parler. Envoyez-lui un message. Vous pouvez le faire, n’est-ce pas ?
Jean regarda Line se glisser de l’autre côté du monde, fasciné. Rien ne s’était produit, pourtant tout s’était passé en un point comprimé de l’espace et du temps. Aussitôt revenu, Line informa Ada :
— Il a ri.
La femme souffla fort par le nez.
— Informez-le que j’ai pris connaissance de sa quête désespérée pour obtenir de l’attention et qu’il a désormais la mienne. S’il a résolu de se montrer aussi inutile que le reste du monde, il y aura des conséquences.
L’échange advint.
— Il accepte de vous rencontrer et m’a transmis l’itinéraire le plus rapide.
— Est-ce qu’il va falloir reprendre le train ?
— Oui.
Elle poussa un soupir. Tout cet air qu’elle brassait, aujourd’hui ! Jean s’informa :
— Vous voulez partir ?
Le plan prenait forme. Le sylphe protesta :
— Sans Nathanaël ?
L’homme gisait sur un lit, la respiration lente et la peau froide. Les trois compagnons de voyage considérèrent le quatrième membre de leur expédition.
— Voyons s’il veut se joindre à nous.
*
Nathanaël de Luz reposait en paix quand il se sentit tiré vers l’existence. Il ouvrit une porte à la figure d’Ada. Derrière elle, des escaliers de service de la Tour.
[Non.]
Il s’en détourna ; elle cria :
— Attendez !
Puisqu’elle voulait lui parler et que ce serait à sens unique, autant prendre ses aises. Il retourna s’allonger dans l’eau et la lumière. Accrochée à son dos comme une tique à un lapin, elle lui glissa :
— Luz, est-ce que ça va mieux ?
[Il supposa qu’elle évoquait son petit problème de mutisme. Il se trouvait que l’abolition des os crâniens n’avait pas suffi à le libérer de l’incommunicabilité entre les êtres. Donc : à quoi bon développer sa réponse ?]
— Je crois que j’ai… compris ça ? Le sens général en tout cas ?
[Voilà autre chose.]
— J’ai littéralement mes mains sur les vôtres, peut-être que ça aide ?
[En d’autres circonstances, il se fut agi d’une hypothèse à tester. Pas cette fois-ci. Elle lui avait demandé d’attendre. Il ne comptait rien accomplir d’autre.]
— Luz, il y a… je ne sais même pas comment décrire ça. Vous êtes aux premières loges, vous me direz. Vous avez les démangeaisons, vous aussi, ou il n’y a que moi ?
[Les ? Ah ! Celles-là. Il plongeait depuis si longtemps qu’il en avait oublié la raison de son retrait du monde physique. L’inextinguible incendie de tous ses nerfs. Le souvenir qu’il en gardait ne lui donnait aucune envie d’y retourner.]
— Bref, j’ai peut-être une solution, j’aurai besoin de vous…
[Lui ?
Vraiment ?
Pourquoi ?
Qu’avait-il jamais rien accompli d’utile ?]
— Luz. J’ai mal compris. Vous n’êtes pas sérieux ? Qu’est-ce qu’il vous faut, une liste ?
[Même en admettant que ces choses-là comptassent – qu’on établît l’inventaire de ses multiples petites influences de-ci de-là, qu’on forgeât une méthode pour identifier les situations où son intervention avait été déterminante plutôt qu’une épine au pied de tous – Ada n’avait-elle pas fait le rapprochement ?
Son agitation, ses manigances, son désir de laisser sa marque sur le monde…
Sous cette clarté opalescente, l’évidence apparaissait, incapable de se fondre dans le mirage.
Tout était de sa faute.]
— Qu’est-ce que vous racontez ?
[Elle avait annoncé qu’Elle désirait entendre sa version des faits. Il devrait obéir, et Elle rendrait Son Jugement. Il ne faisait que se préparer à l’inévitable.]
— … Quoi ?
[Ne sentait-elle pas Sa Présence ? Sa Miséricorde ?]
— Il n’y a d’autre rien ici que vous et moi.
[Ha ! Si elle le disait.]
— Luz, concentrez-vous ? J’ai trouvé un type qui pourrait remplacer le Grand Maître, il m’a donné rendez-vous chez lui. Je ne pense pas que vous soyez le bienvenu très longtemps parmi les Morez, venez avec moi ? S’il-vous-plaît ? Sauf si vous avez un avis à émettre sur le plan ?
[Des plans, toujours des plans. Où tous ces plans les avaient-ils menés ?]
— Mais encore ?
[Nathanaël ne bougerait pas de cet endroit. En esprit. Si elle voulait parler de son corps, il s’en souciait comme de sa première clé à pipe : qu’elle l’abandonnât, le portât sur son dos ou le jetât d’une falaise, peu lui importait. Il n’y retournerait pas dans le futur proche.]
— Bon. Ben. Amusez-vous avec votre… amie imaginaire ?
[Hérétique.]
— Vous-même.
Ada s’en alla. Puis Elle reparut dans Son Resplendissement.
— Je crois avoir identifié la totalité du problème, je vais tâcher de le résoudre à distance, au moins en partie, qu’on puisse échanger des phrases. Vous permettez ?
Nathanaël de Luz accepta Son Miracle.