Antécédemment : Le Grand Maître est introuvable et, son ultimatum de trois jours avant la fin du monde écoulé, un événement étrange s’est produit : Nathanaël est persuadé que son esprit s’est écoulé de son crâne et baladé dans la ferme des Morez. Un phénomène sans précédent dont nos protagonistes auraient bien besoin de comprendre l’origine…
Ada Rousseau-Stiegsen s’éveilla parce qu’on secouait son matelas à coups de pieds. L’ouverture de ses yeux s’avéra douloureuse : son corps lui parut piqué d’épingles ; plus étrange, celles-ci se prolongeaient à l’extérieur d’elle-même, venaient pointiller la forme de Juan qu’éclairait la lueur d’une bougie.
— Quoi ? maugréa-t-elle.
— Juste pour vérifier, avec ton demi-sang : comment tu te sens ?
— Vraiment, Juan ? Vous n’avez que ça à faire, réveiller les gens au milieu de la nuit ? Retournez vous coucher et levez-vous plus aimable, vieil homme !
Il roula des yeux.
— Bon, tu as l’air d’avoir gardé conscience, ça doit être moins grave chez toi.
— Mais quoi, Sélène, quoi ?
— Si je te parle de l’anticatoptrisme, le gros machin t’a laissé un mémo ?
— Je vous jure que…
L’anticatoptrisme était l’unique contremesure aux catoptrismes. L’anticatoptrisme n’était pas déployé à sa puissance maximale, les atteintes au nerf optique et aux facultés cognitives s’étant révélées moins socialement acceptables que les derniers tours de passe-passe auxquels s’adonnaient ses cibles. L’anticatoptrisme était la pièce centrale du dispositif de paix entre la noblesse et le peuple, garant de la marche du monde, dans ce pays comme dans les autres. L’anticatoptrisme était à préserver à tout prix.
— Oui, ma grande ? Tu me jures que…? Je t’écoute ?
Ada revint au présent et ravala sa salive.
— J’avais un mémo. Je ne suis pas sûre de ce qu’il signifie.
— Bon, mettons ça à plat avec toute la maison, alors.
— Vieil homme, c’est l’heure de dormir : foutez le camp de ma chambre.
— Lève-toi, te dis-je !
Ses doigts sur son poignet ; tétanie ; puis…
Juan Morez écrasait des deux mains les épaules de son interlocuteur ; une proximité physique calculée pour mieux laisser ses mots pénétrer la barrière de son crâne. Il répéta :
— Si elle reste avec vous, vous la condamnez.
Une voix aigüe perça depuis leurs vieux genoux :
— Papi, qui est le monsieur ?
Samuel d’Ascley se pencha et souleva sa petite-fille à leur hauteur, ses bras la pressant contre son torse.
— Personne d’important, trésor.
Adamantine tourna sa tête de manière à regarder le nouveau venu. Est-ce qu’elle avait même déjà rencontré une autre personne rousse avant lui ? Ce n’était pas une couleur courante dans la Tour, et jamais aussi intense que la leur – ou le Grand Maître n’aurait pas été obligé d’aller le chercher si loin. Même si l’hiver commençait à remplacer l’automne sur son crâne, la coïncidence gardait de quoi la stupéfier la fillette. Juan dévia de la remémoration :
— Donc, toi, il faut qu’on te touche : intéressant. C’est que ma deuxième fois donc pas de quoi tirer une vérité générale mais je me demande si l’esprit humain n’essaierait pas d’amender la brutalité du contact en se remémorant la rencontre entre deux personnes ?
— Je n’ai aucun souvenir de ça, répliqua Ada.
Elle dévisagea le souvenir gardé par Juan de cet homme qu’un papier imprimé désignait comme son grand-père.
— À part que j’ai déjà rêvé de lui ? Quand j’étais encore au foyer ? En grandissant, je me suis persuadée qu’il n’était qu’un ami imaginaire. Qu’est-ce qui se passe ?
Mais elle le savait déjà, puisqu’il le savait et que leurs esprits se touchaient. Juan sourit.
— Allez. Conseil de famille.
*
Nathanaël de Luz, revenu dans son propre crâne – si tant était, encore une fois, qu’on pût considérer l’expérience qu’il vivait comme réelle et non une hallucination – éprouvait une terrible peine à ne plus en sortir. En dedans, tout le chassait ; au-dehors, tout le happait.
Il ne pouvait continuer de hanter la ferme. Ce serait très impoli envers ses hôtes. Toutefois, il ne maîtrisait rien ; comment se discipliner ? Ses Illusions le nourrissaient de la mémoire des autres : peut-être que ses propres souvenirs le maintiendraient en place. Quel était son endroit préféré au monde ?
Nat se visualisa planche dans le Lac aux Nobles, bien vingt ans auparavant. Les nourrices et les autres enfants de la nurserie l’attendaient sur la plage mais il ne voulait pas les voir, préférant flotter seul. Il ferma les yeux.
Il sourit à l’idée qu’il venait de clore ses paupières imaginaires en plus de ses paupières réelles. Voilà qui représentait beaucoup de paupières. Il les rouvrit.
La berge n’existait plus. Il ne restait plus que le lac, partout ; il coula. La surface disparut. Craignant la noyade, Nathanaël retint sa respiration.
L’eau était claire. Y brillaient ces fameuses fourmis grouillantes, évoquant d’avantage le reflet du Soleil sur des bancs de petits poissons dans cette nouvelle interprétation du phénomène. Il dénombra les masses qu’elles découpaient. Un pour Ada, deux pour Magda, trois pour Juan, quatre pour Soledad, cinq pour Antonio, six pour Cassandra. Le compte y était. (Et Line ? L’air n’abritait pas d’organes, mais s’il pensait…?)
Une fois le temps pris pour l’observer, son mal lui parut moins terrible. D’accord, il ne souhaitait pas harceler les Morez ; il disposait d’autres options que de se terrer. Jusqu’où pouvait-il même nager ?
Avisant ses horizons, il distingua une clarté d’un bleu davantage expliqué par la teinte de l’onde que par celle de la lumière. Point de brasse nécessaire, la distance entre elle et lui s’abolit ; il se retrouva là d’où elle venait.
Les lueurs étaient trois, différaient par leur intensité et conversaient vivement :
— Maman, que nous arrive-t-il ? Oh, je dois être devenue folle !
— Aubépine, je t’en prie, garde ton calme. Il doit y avoir une explication.
— J’entends ta voix alors que nous ne nous parlons pas et nous n’avons rien consommé qui ait de tels effets ! La seule logique à tout ceci, c’est que la démence m’a emportée !
— N’importe quoi. Si je ne suis pas partie à mon âge tu ne vas pas l’être au tien, répondit la troisième.
Un silence. En chœur, les deux premières femmes s’exclamèrent :
— Grand-mère ?
— Mère ?
— Eh bien quoi, tombez-vous de la lune ?
— Mère, vous… nous n’avons pas conversé depuis des années, nous vous croyions perdue, aveugle et démente…
— Ni l’une ni l’autre ! Les jeunes inventeraient n’importe quoi pour se débarrasser de leurs aînées. Je ne te parle plus, c’est tout.
— Pourquoi, Mère ?
— Parce que tu ne fais rien que baisser les lumières pour me faire croire que je perds la vue.
[Nathanaël ne reconnaissait pas les trois femmes, aussi il tenta de les identifier. S’il fallait un indice, l’une d’elles avait évoqué les drogues d’Ascley et il ne fréquentait pas ses clientes régulières… Hélas, ou peut-être tant mieux, elles ne lui étaient pas des livres ouverts comme l’avait été Juan.]
— Grand-mère, je suis très heureuse de vous parler mais personne ne complote contre vous. Vous devenez aveugle si vous ne l’êtes pas déjà en entier, voilà tout.
— Tais-toi, insolente ! Tu parleras quand tu arrêteras de te cacher dans les jupes de ta mère.
— En quelle année croyez-vous être, vieille femme ? J’ai vingt-cinq ans.
— Ah bon ? … Et quand est-ce que tu vas me faire des descendantes ?
— Mère, Aubépine a laissé sa fille à la nurserie hier, c’est pour cette raison que nous sommes venues nous ressourcer au Lac, n’avez-vous rien suivi ? Alors vous êtes bien démente.
— N’avez-vous donc que ce mot à la bouche ? Dois-je vous démontrer mes facultés intellectuelles pour être considérée ? Laissez-moi vous regarder ; encore qu’il s’agisse moins de regarder que de ressentir. Tenez, vous qui êtes si saines d’esprit, avez-vous remarqué qu’il y avait une quatrième personne ici avec nous ?
[Qu’il était doux d’être perçu. Toutefois, dans l’incapacité de communiquer avec les femmes, il craignit d’attirer leur ire.]
— Qui est-il ?
— Je ne sais pas, néanmoins je le trouve… il a quelque chose de plus intense que vous, mes petites. Je me demande si… rappelez-moi vos scores au test de niveau des Illusions ?
— Mère, quelle importance peuvent-ils avoir maintenant ?
— Elle huit points trois-quarts et moi dix points et demi, Grand-mère.
— Je me suis toujours interrogée sur ce que nous mesurions quand je faisais partie des jurés. Si j’ose extrapoler la puissance de notre invité par rapport aux vôtres, et si nous tenons compte du fait qu’il n’y a pas grand-monde hors de la Tour éternelle en ce moment, nous nous trouvons devant le Seigneur de Luz en exil.
— … Vous vous souvenez de lui mais pas de votre arrière-petite-fille ?
— Primo, je ne peux pas suivre tous les potins, secundo, saluez-le comme dû à son rang !
[À quoi ressemblait une révérence, dans le domaine de l’esprit désincarné ? La dénommée Aubépine et sa mère se débrouillèrent comme elles purent. Faute de pouvoir parler, que ce fût avec sa gorge ou non, Nathanaël ne put corriger l’information erronée selon laquelle il se trouverait en exil.]
— Monseigneur n’était pas au Lac quand nous sommes arrivées, si ?
— Non, Mère. La cuisinière a mentionné qu’il n’était passé qu’en coup de vent il y a quelques jours.
— Bien. Voici mes conclusions : nous nous trouvons face à un phénomène où notre pensée se trouve partagée, qu’elle soit formulée ou non : celle de Monseigneur se manifeste par sa simple présence. Qu’est-ce que la pensée ? La cervelle en est le siège, nous informent les recherches de la maison Ascley et de la nôtre…
[Ces trois demoiselles étaient donc de Thalas : bien noté. Nathanaël se prépara aux spéculations logorrhéiques qui suivraient.]
— … mais comment l’est-elle ? Les travaux de Frem sur l’optique et ceux de Luz sur le galvanisme nous offrent une hypothèse : elle est constituée d’un ensemble de petites unités, baptisées « neurones » du vieux thalasside νεῦρον, qui se transmettent des différences de potentiel électrique les unes aux autres. Ces neurones se retrouvent également dans les nerfs et assurent la transmission des informations extérieures vers l’esprit – ce que nous appelons communément la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. Nos sensations comme nos réflexions, l’ensemble de notre « pensée », somme toute, ne serait faite que de ces petits morceaux de foudre enfermée. Si nous nous parlons sans parole, ce doit être parce que nos neurones respectifs communiquent entre eux comme s’ils appartenaient à un même organisme vivant ; nul besoin pour cela de nous coudre les nerfs ensemble, le phénomène fait fi des distances, Monseigneur en est la preuve.
La grand-mère de Thalas émit un reniflement psychique.
— Alors, pas mal pour une aveugle démente, non ?
La désapprobation de sa fille suinta si fort qu’elle en devint palpable.
— Spéculations abstraites, Mère. « Comment » est bien la question qui importe.
— En effet ! Aubépine : donne-moi un exemple de nerf qui puisse être influencé à distance, sans besoin de contact direct, afin de lui faire envoyer des informations manipulées vers la cervelle.
[Une demoiselle élevée en scientifique par la maison Thalas ne pouvait pas ignorer une allusion aussi lourde ; elle conclut en même temps que Nathanaël le pensait :]
— Vous parlez des Illusions.
— La réponse attendue était « le nerf optique », reste attentive. Et cette manipulation, nous savons ce qui l’exerce : c’est l’organe Illusoire, dont le nom savant est catoptrisme. Mystère résolu, fin de la leçon.
— Mais pourquoi maintenant ? À cet instant, plutôt qu’à n’importe quel autre ?
[Parce qu’un appareil appelé anticatoptrisme ne fonctionnait plus depuis trois jours.]
— Qu’importe ! Toujours est-il que ce nouvel afflux de sensations et de réflexions étrangères paraît trop dur à supporter pour nos corps ; mes petites, exercez-vous, soit à naviguer cette mélasse, soit à reprendre le contrôle de vous-mêmes : je ne peux pas le faire à votre place.
— Je sens quelque chose, Grand-mère ! Au loin, le percevez-vous ? Cette… ce n’est pas de la lumière, c’est…
[La Tour éternelle ; là où ne dormaient ni un, ni trois Illusionnistes, mais des milliers. Mortesélène, dans quel état se réveillerait la noblesse ? Il devait… Nathanaël ignorait ce qu’il pouvait accomplir dans son état, mais son devoir exigeait sa présence.
Puisque, dans une certaine mesure, d’un point de vue défendable, avec un niveau acceptable d’objectivité…
Tout ceci était de sa faute, n’est-ce pas.]
*
Line le sylphe eut la bonne surprise de voir sa nuit solitaire troublée par une réunion impromptue des Morez autour de la table de leur cuisine. Ce fut surtout Juan qui parla :
— Bon, vous voyez la révolution qui a débouché sur la construction de la Tour éternelle ?
Ce n’était pas le cas du sylphe, éduqué à l’aide de dictionnaires et non de livres d’histoire. Hélas, les humains de la pièce hochèrent la tête d’un air entendu, lui interdisant davantage d’explications.
— Quand on évoque ses raisons, c’est toujours la même rengaine : le peuple s’est soulevé par fatigue envers la cruauté des Seigneurs. Ce dont on parle moins, c’est de la manière exacte dont ils exerçaient cette cruauté. Vous voyez les Illusions ?
Seul Antonio Morez parut intéressé. Il s’en justifia par le fait que, s’il était bien né en Ville d’un père travaillant à la Tour, il était revenu vivre à Puentazul dans son enfance et n’avait jamais plus voyagé, autant dire qu’il ne souffrait pas du snobisme cosmopolite des femmes de la famille.
— Je vous la fais vite, les nobles peuvent nous faire voir des images de leur choix. Bon. Leurs ancêtres pouvaient aussi nous faire entendre des sons de leur choix, percevoir des sensations de leur choix, exulter des sentiments de leur choix, penser des idées de leur choix, et exercer des mouvements de leur choix. Sympathique, non ?
— Toute la cervelle, marmonna Ada. Et tous les nerfs. Alors que les yeux sont juste… là. À la surface. L’Illusionnisme était la version superficielle de ce qui nous attend.
Interloqué par son manque d’éloquence, Line lui jeta un regard. Ses mains frottaient la peau de ses bras. Le temps de fouiller son vocabulaire, il se rendit compte qu’elle se grattait.
— Comme elle a dit, confirma Juan. En haut de la Tour éternelle, on a un appareil qui limite les capacités des nobles à une fraction de leur pouvoir réel ; ou plutôt, je devrais dire, on avait. Si on en croit l’état du jeune Luz et de la petite Ada, l’est cassé. Mon ancien patron avait pas de solution pour s’il cassait.
Line n’émit pas plus de commentaire sur la situation que le reste des personnes présentes. Le sylphe n’avait guère conscience de l’existence du Grand Maître en tant que concept que depuis trois mois. Un trimestre suffisait pour comprendre que les humains, malgré tout ce qu’ils lui reprochaient, comptaient sur le cénète. Sa rigidité promettait une stabilité du monde dans le temps et, si le prix à payer était un bannissement à la légère, un enfant enlevé par-ci par-là et la destruction d’un peu de vent conscient, on le paierait. C’était peu cher payé quand on n’était ni le banni, ni l’enfant, ni le vent.
— Alors on fait quoi ? demanda Antonio. On repart en guerre ?
— On reste ici, répondit Juan, on prend des forces, et on avise.
Ada releva la tête d’un coup. Le vieil homme poursuivit :
— Les nobles sont concentrés au milieu de la Ville, les citadins vont leur donner de quoi s’amuser dans un premier temps, les régions ne seront touchées que plus tard. À voir ce que Nathanaël de Luz décide de faire ; s’il s’en prend à nous, il faudra s’en débarrasser. Ada, il semble que tes demi-facultés fonctionnent au contact physique, donc si tu t’engages à ne toucher personne–
— Qu’est-ce que vous racontez ? cingla-t-elle.
Line affûta son audition. Il n’était toujours pas certain de ce qui se tramait avec la voix de la femme. De fait, il n’entendait la différence que lorsqu’il l’écoutait avec l’oreille d’un être humain. Cette autorité bizarre, qui s’insinuait jusqu’au fond de ses boucles. Elle reprit, toujours aussi cassante :
— Qu’est-ce que c’est que ce plan de lâche ? Si l’appareil ne fonctionne plus, qu’on le remette en marche !
— Ma puce, j’ai dit qu’il était cassé, pas éteint.
— Alors réparons-le.
— C’est trop complexe pour moi, alors toi ? Ha ! Il te faudrait convaincre un noble d’une maison portée sur le sujet.
— Comme qui ?
— Arrida, peut-être. Ou alors…
Juan eut un regard pour la chambre. Ada rebondit :
— Luz. J’en ai un sous la main. Je l’escorte à la Tour et c’est réglé.
— Moui, alors, ça dépend s’il est d’accord et s’il a un profil technique ou administratif. Si c’est le genre de Seigneur qui préfère la spécialité de sa maison ou la paperasse, explicita-t-il. Tu sais quoi de lui ?
Ada plissa ses yeux.
— Qu’il enlace avec abandon, comme un enfant.
— Hein ?
— Est-ce que c’est un trait de caractère technique ou administratif ?
— Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?
— Vous avez passé soixante ans à la Tour, excusez-moi de vous croire au courant.
Soledad se racla la gorge avec une autorité qui parvint à surpasser celle d’Ada.
— J’ai moi aussi une objection.
— Eh bien allez-y, soupira Juan, chacune son tour.
— Que ce soit la fin du monde ou le début d’une guerre, je m’en moque : je veux mon fils.
— Je seconde la proposition, intervint Antonio. En plus c’est bientôt la moisson, y a besoin de bras. C’est pas parce qu’il s’est fait enlever qu’il va y échapper.
Magda imposa le silence et dit d’un ton fort calme :
— Je ne sais pas s’il faut presser ces choses-là. Adèle et Ada me sont revenues quand elles étaient prêtes.
Line perçut l’exaspération chez sa compagne de voyage et soupçonna qu’elle allait dire une méchanceté. Dont acte :
— Pardon mais, d’une, je n’étais pas prête et, de deux, j’aurais préféré qu’Adèle me cherche.
Elle pinça les lèvres. Soledad, la voix voilée, répondit :
— Moi aussi, elle me manque.
— Comment voudriez-vous qu’elle me manque ? Je ne l’ai pas connue. Vous n’avez pas été capables de la garder en vie assez longtemps pour que je la connaisse.
Le sylphe avait certes été éduqué à coups de dictionnaires mais il avait connu la rue depuis – suffisamment pour saisir qu’on ne parlait pas ainsi aux gens avec qui on souhaitait rester ami. Il en conclut qu’on venait de perdre Ada : comme à l’arrestation de Philémon, on ne la tenait plus, l’heure venait de dissimuler les objets pointus. Pas que le sylphe apprécie la jeune femme plus que de raison, il la considérait surtout comme dangereuse pour elle-même et son entourage. Mais elle haïssait les états dans lesquels elle se mettait, alors… peut-être qu’il devrait essayer de la calmer ?
— Ada ?
— Quoi ?
— Calmez-vous.
À son air furieux, Line se sentit fort aise de ne pas craindre les objets pointus. Magdalena reprit :
— Et qu’est-ce censé vouloir dire, je vous prie ?
La colère trouva une nouvelle cible.
— Ça veut dire, madame, que je me demande ce que vous avez raconté à votre fille après l’enlèvement de votre petit-fils pour qu’elle s’en laisse mourir.
Bon, ça suffisait. Pressant contre la peau de son visage, malgré toutes les protestations de l’Univers, Line retrouva le truc pour passer d’un milieu à un autre et devint Ada. Allez, qu’elle pleure un coup, qu’on en finisse.
(Fallait-il que le sylphe n’ait à ce point rien compris, pour croire qu’elle apprécierait qu’on prenne le contrôle sur elle de cette manière brutale ?)
Peu lui en chalait. C’était Jean qui avait hérité de leur terreur d’être privé de liberté ; lui trouvait ça embêtant, sans plus. Conclusion, Ada ne pouvait pas tirer d’énergie de cette idée-là et finirait bien par tomber à cours de rage.
Durant ces trois secondes de conciliabule intérieur, le reste de l’humanité encaissait l’insulte. Soledad plaqua sa main sur celle d’Ada, un torchon entre les deux peaux pour éviter le contact.
— C’est le moment, ma nièce, où tu te tais. Le meilleur moment était il y a cinq minutes, le deuxième meilleur est maintenant.
(Nièce ? Retraçant le diagramme du sang et des alliances, certes, elle était bien sa tante.) Juan en plaça une :
— Avec ce talent pour la diplomatie, tu crois que tu peux changer les choses ?
Vaincue dialectiquement, trahie par son propre for intérieur, Ada perdit sa tension nerveuse. Line constata que sa vue devenait floue à mesure que les larmes poignaient et s’en satisfit. (Si elle ne pouvait user de la force, peut-être que la pitié…?)
— Est-ce que c’est tout ce qu’on sait faire ? Se taire, se cacher, disparaître ? Voilà tout l’héritage du peuple sudropéen qui mit sa noblesse à genoux ?
Line se désola une nouvelle fois de ses lacunes en histoire. Il peinait à comprendre comment un petit groupe d’humains qui cultivait des champs et commerçait des babioles était parvenu à construire la Tour éternelle et y placer deux gardiens immortels : supposément, donc, l’exploit appelait l’admiration.
(Deux ?)
Quoi ?
(Comment ça, deux.)
Hum ? Il n’avait rien pensé de tel.
Sauf que, mêlé à Ada, il était devenu elle ; elle était devenu lui. (Furieuse, elle prit ses renseignements dans ses boucles mémorielles.) Pas touche ! (Trop tard ; elle savait tout.)