Antécédemment : Personne ne sait ce qu’il est advenu du Grand Maître ; quelqu’un a fait remarquer au petit groupe composé de Nathanaël, d’Ada et des sylphes Line et Jean que c’est quand même très inquiétant en soi. Jean est donc parti enquêter sur le sujet…
Jean le sylphe quitta le sein de la Terre selon une trajectoire rectiligne qui s’achevait chez le Grand Maître. Il vérifia l’intégrité de ses boucles aériennes vite expulsées du roc et s’en satisfit. Cette toilette effectuée, l’heure était venue d’opérer cette mission de reconnaissance promise à ses comparses : il avisa ses alentours.
Le dernier étage de la Tour grouillait de gens. Faute d’avoir rencontré tous les protagonistes, il envisagea de les affliger de surnoms. Bloqué par son manque de capacité à distinguer les êtres humains les uns des autres, il y renonça.
Tout au plus nota-t-il la présence de la Dame de Thalas. L’air moins terrifiée et plus aventureuse que lors de leur rencontre, elle interrogeait une jeune personne à la main prise dans un bandage.
— Un simple contact ?
— C’est à peine si j’ai effleuré la machine.
— D’accord, nous testerons avec des gants.
— Je n’ai pas eu l’impression que ma peau était attaquée ; c’est comme si on l’avait ignorée pour s’attaquer directement à ma chair. Pas dit qu’un gant change la donne.
— Du bout d’un bâton, alors. Qu’importe ! Si on ne peut pas les actionner, on pourra toujours les étudier. Où en sommes-nous du Générateur Principal ?
D’autres humains l’informèrent être en train de confirmer son emplacement. La respiration de la Dame se fit plus impatiente.
Le sylphe songea que le Grand Maître n’était pas du style à laisser des gens s’ébaubir chez lui et toucher à tout. Une autre femme arriva sur les lieux, un sac en bandoulière, le tissu de sa jupe retenu dans sa main. Jean la remettait de quelque part, et de fait :
— Bonjour ! Émeline de Luz, je représente ma maison pour toutes les questions d’énergie. J’ai entendu que vous vous penchiez sur le Générateur Principal ?
— Bienvenue. Votre Seigneur ne pouvait-il pas se libérer ?
— Il est en voyage pour une mission importante. Alors, l’avez-vous trouvé ?
— Rejoignez mon Samaël, le petit châtain. Que nous ramenez-vous dans votre musette, l’électricienne ?
— Oh, cette vieille chose ? C’est un outil spécial, qui nous servira plus tard !
La cousine de Nat s’installa sur place et déploya le contenu de ses affaires, qu’elle monta en un élégant échafaudage ; d’une petite manivelle, elle tendit une corde qui arqua une pièce de métal vers l’arrière et acheva d’informer le sylphe sur la nature de l’objet. [aʁbalɛt] : Arc généralement d’acier, monté sur un fût et qui se bande à la main ou à l’aide de divers mécanismes. La Dame de Thalas se rengorgea.
— Excusez-moi ?
— Si je peux avoir l’attention collective ? Oui ? Merci. Au nom de la maison du Générateur Auxiliaire, j’ai honneur de vous informer que nul n’est autorisé à accéder au Générateur Principal, toucher au Générateur Principal, démonter le Générateur Principal, ou regarder de trop près le Générateur Principal ; tout manque de respect à cette consigne vaudra au contrevenant un tir dans le mollet. Vous connaissant, la maison Ascley est prévenue et tient sa salle d’opérations prête.
— Êtes-vous tombée sur la tête ?
— Si je puis me permettre de vous citer l’une des devises de ma maison : non fractum ergo non tacturum ; non tactum ergo non fracturum. Trop de la Tour éternelle dépend de la bonne fonction du dispositif pour vous laisser l’étudier.
— Que quelqu’un arrête cette folle !
Personne ne se porta volontaire. La Dame de Thalas s’arracha les cheveux. Puis une autre femme passa la porte et s’enquit de la situation ; mise au courant, elle éleva la voix.
— Émeline de Luz, je suis Aygline, Dame d’Arrida. Reconnaissez-vous mon autorité en matière mécanique ?
— Je la reconnais.
— Alors je vous demande de me laisser vous rejoindre.
Une femme atteignit l’autre sans que l’arbalète se déclenche. L’arme fut confisquée. Puis la Dame d’Arrida l’épaula et tonna :
— Tout le monde dehors, saboteurs ! Je ne viserai pas le mollet !
— Pardon ? éclata la Dame de Thalas.
— Vous m’avez entendue, fichez le camp !
— Obscurantistes ! Ennemies de la science !
— C’est cela, on le lui dira. Du vent !
Trop prise de court pour tenter de résister, la maîtresse de maison sonna la retraite et emporta ses gens avec elle. Aygline d’Arrida sermonna Émeline sur la nécessité de formuler des ultimatums à la hauteur de la situation. Elles s’en furent en verrouillant derrière elles.
Débarrassé des témoins, Jean tenta :
— Grand Maître ? C’est moi. Vous boudez ?
Rien ne lui répondit, sinon le léger écho revenu du plafond de la salle.
— Est-ce que vous êtes mort ? Non, ce n’est pas logique. Je ne suis pas censé pouvoir mourir, alors vous encore moins. Ou vous êtes de l’autre côté de la réalité ?
Comment est-ce que Line s’y prenait ? Jean visualisa toutes sortes de choses en train de se retourner, sans succès. Fichtre. Il aurait dû se renseigner avant.
Rien d’autre à faire que de retourner à Puentazul relater ses observations. Le sylphe devint le mur le temps de quitter la salle, puis fonça vers la prairie qui ceinturait la Tour.
— … j’ose espérer que c’est important.
— J’ai besoin de retourner là d’où je venais !
— Vous ai-je paru spécialiste de la mémorisation des coordonnées d’origine des cénètes non-identifiés ?
— Ah.
Réfléchissant à ses options, Jean fut frappé d’évidence et s’exclama :
— Le Grand Maître est porté disparu !
— Qui ?
Davantage de réflexion plus tard, il rectifia :
— Le cénète qui tient le centre de commandes de la Sudropée. Il n’est plus là. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Vous, rien ; son collaborateur doit demander à qui de droit de lui fournir un remplaçant.
— Son collaborateur n’est pas là non plus.
— Impossible. Et, de toute manière, pas ma juridiction. Voyez ça avec qui de droit.
— Qui ?
— … vous ne savez vraiment pas grand-chose, petit fragment de chaos. Par chance, j’ai mémorisé vos coordonnées d’origine ; la prochaine fois, prenez un courant de haute altitude, l’air est plus dynamique que la pierre.
Ainsi, Gaille le renvoya à Puentazul.
*
L’envers du monde, en ce morceau de pays rural, ne brillait pas par son aspect élaboré. Les quelques traces de ravaudage en ressortaient d’autant mieux : toutes les personnes assises à la table des Morez en portaient. Line le sylphe ne put s’y consacrer, interrogé par un Salamandre de mauvaise humeur.
— J’attends.
Sommé de résumer l’ampleur des choses qui n’allaient pas, il restait coi. Par où même commencer ? De fait, il avait oublié la question.
— Que veux-tu savoir ?
— Où es-tu ? Chez la famille de mon petit remplaçant ? Et ça c’est mon petit remplaçant. La succession a eu lieu, donc ?
— Plus ou moins.
— La question appelait un oui ou un non, bébé. Comment ça ?
— Nathanaël s’y est opposé.
— Ton agitateur de Luz, là ?
— Ça a dégénéré quand le Grand Maître s’est persuadé que tu l’avais envoyé comme saboteur.
— Lui ?
Salamandre jeta un regard à cette manipulation métabolique jadis accomplie sur Nathanaël.
— Certes, je vois pourquoi. Et ensuite ?
— Le Grand Maître a abandonné et disparu.
— Pardon ?
— Peut-être qu’il est parti, peut-être qu’il s’est caché, on n’en sait rien, Jean est allé voir.
Un instant de consternation du côté de Salamandre.
— Rappelle-moi, bébé, de ne plus jamais te demander de compte-rendu. Il y a tant de l’histoire qui manque que c’est un miracle qu’elle tienne encore debout. Tu peux y aller ; tiens-moi au courant si tu en apprends davantage.
Line reparut du côté adéquat du monde. Son départ et son arrivée auraient dû se produire au même instant, donc n’attirer l’attention de personne ; pourtant, Ada tourna la tête vers lui, le chignon soudain menacé par le courant d’air. L’angoisse achevait son travail d’effilochage des esprits. Magda Morez se demandait si la disparition du Grand Maître possédait un lien avec le tarissement des sources superficielles, Juan lui répondait des détails peu aidants sur la distribution de l’eau de surface à travers le pays depuis les régions les plus arrosées vers les plus sèches. Nathanaël, faute d’aptitude à la parole, n’ajoutait rien. La fille de la maison dont le nom échappait au sylphe se tenait dans la cheminée et observait le feu. Il aurait fallu un miracle pour ramener l’ambiance au beau fixe : le destin envoya le dernier habitant de la fermette.
L’homme débarqua le sifflotis aux lèvres et racla ses sabots avant d’entrer. Un salut sonore, une main dans les cheveux de la jeunette, puis il nota :
— Y en a du beau monde, dites donc ! Et de l’inconnu. Quelqu’un me présente ou quoi ?
— Bonjour, Antoine, répondit Juan. Tu m’as jamais vu mais je suis ton oncle, le frère cadet de ta mère.
Un hochement de tête.
— C’est Antonio, en fait. Bienvenue à la maison, tonton. Dites, ça sent l’orage ou c’est moi ?
— Si seulement ! répliqua Magda.
— Alors c’est que ça sent la crise. Mama, tu as vu mon lithium ?
— Rappelle-moi quel âge tu as ? Un grand garçon comme toi, réclamer des choses pareilles à sa mère, vraiment. Demande à ta femme !
Le dénommé Antonio tenta la chambre à coucher, où on l’entendit répéter sa question, puis changer de sujet du tout au tout. Il referma derrière lui, un dernier sanglot perçant derrière la porte.
— Épileptique ? s’enquit Juan.
— Comme son père.
— Comme son fils, aussi. Il est dans la Garde de la Tour.
— Ah, l’emploi réservé ! La seule bonne chose qui vient avec le mal.
Cherchant la définition dudit mal, Line relia les points entre les événements de leur désormais lointaine évasion. Est-ce que Nathanaël avait conscience de la faiblesse de leurs poursuivants à l’époque ? Il lui trouva l’expression contrite.
Le miracle eut lieu : nantis d’un sujet de conversation moins sévère, les esprits se calmèrent. Tout le petit monde qui avait besoin de dormir, en attendant le retour de Jean, partit dormir. À charge pour Line de trouver de quoi se désennuyer.
Il s’efforça de ne pas trop penser à un fait préoccupant, histoire de ne pas ajouter à la fébrilité humaine.
Ce serait le troisième jour depuis la défaite du Grand Maître.
*
Nathanaël de Luz ne souhaitait plus que dormir.
Allongé sur le dos, la couverture jusqu’au menton, les bras le long du corps, il tint ses paupières closes et se prépara à trier ses songes. Qu’était-ce à dire ? Eh bien, par exemple, il refusait de rêver à des escaliers. Lorsque la notion de marche, de palier ou de rampe lui venait en tête, il la chassait avec violence jusqu’à ce qu’elle comprît la leçon.
Il rêva d’insectes.
Quoi que.
Pas tout à fait.
Nathanaël rêva de ces sensations scélérates qui lui piquaient la peau lorsque le vertige le prenait, que la force d’attraction de la Terre le précipitait vers le trépas. Il lui semblait qu’une colonie de fourmis marchait sur la surface entière de sa peau. Il essaya de bouger, de perturber la noria des bestioles ; rien n’y fit, il resta à gésir.
Il considéra les alentours de son corps réduit à l’immobilisme.
D’autres fourmis couraient le long de la forme couchée d’Ada. Il ne les distinguait pas ; il les… sentait ? D’une façon ou d’une autre ? Il devinait leur présence.
Un mur plus loin. Trois assortiments de mordications. Qui était qui ? Celle couchée à la perpendiculaire des autres devait être la jeune…
Il rêva de Cassandra. Elle faisait la vaisselle à grands gestes lents parce qu’elle détestait la casse. Quand les assiettes se brisaient sur le sol, chaque morceau prenait des arêtes coupantes qui lui ouvraient les doigts. Elle n’aimait pas saigner, c’était trop salissant. Mama ne se fâchait jamais – pas comme sa Mama d’avant, qui se fâchait toujours – mais quand même.
Ces considérations ménagères à part, pourquoi y avait-il un homme avec elle dans la cuisine ?
— Què fas aquí ?
[Nathanaël, faute de pouvoir lui répondre, ne dit rien.]
Cassandra se fâcha.
— Vés-te !
[Encore une fois, incapable de se défendre, il resta coi. À sa connaissance, il n’était même pas là.]
L’adolescente se réveilla ; la bouche pâteuse, elle informa sa mère :
— Mamà, l'home no se'n va !
Qu’était cette histoire ? Nathanaël jeta un regard vers le bas, envisagea une paire de mains plus mates que les siennes bien que la chair en fut plus tendre, aux ongles entamés de petites cassures, du genre qu’on se faisait en grattant de la vaisselle en grès. Il en ouvrit et en ferma les doigts, tandis qu’une gorge dont il percevait tous les frémissements criait :
— Vés-te ! Aquí, és jo !
Sa tête fut précipitée contre une poitrine maternelle ; l’image de la blonde Angeline de Coq se superposa à celle de Soledad Morez aux cheveux noirs. Un baiser se posa sur le haut de sa tête, une berceuse rassurante voulut éloigner le cauchemar.
[Mais il était le cauchemar. Comment s’éloigner ?]
Tout changea.
Soledad revenait du potager quand elle entendit toquer. Cassandra ne prêta aucune attention au bruit, par bonheur : on lui avait appris à ne pas s’occuper de ce genre de choses – pas tant qu’on craignait qu’elle ignorât quoi faire d’un inconnu à la porte. Et, à ce propos :
— Bonjour ! Pardonnez-moi de vous déranger, je cherche Magda Morez. Vit-elle bien ici ? On m’a dit qu’elle logeait à la « ferme des tulipes » et qu’il s’agit de ce bâtiment, mais je dois avouer que mes informations sont fragiles et que cette mission toute entière me laisse en proie au doute. Oh, j’arrive avec deux compagnes de voyage, ne craignez rien, nous ne sommes pas là pour nous imposer et nous repartirons immédiatement.
[Mortesélène, parler lui manquait tant.]
Soledad, le temps de forcer sa bouche dans les inflexions nasillardes et infatuées du mitoyen, suivit le fil de la conversation par-dessus l’épaule du nouveau venu pour regarder les deux voyageuses…
Est-ce que c’était ADÈLE ? Revenue d’entre les morts ? Douze ans après son inhumation ? Non. Il devait s’agir d’un sosie… Et sa belle-mère demandait à ce qu’on investiguât les sosies de la famille.
Mais tout ceci… était déjà arrivé.
[Oui, en effet.]
Que se passait-il ?
[Il en savait aussi peu qu’elle ; navré, Soledad.]
Qui était là ?
[Plus personne.]
Il parvint à ses fins : de retour, l’obscurité épineuse, le néant parsemé de morsures d’insectes. Nathanaël se sentit aussi rassuré que la situation l’exigeait, c’était-à-dire peu. Plusieurs possibilités :
Primo, il vivait un cauchemar. Cela n’en avait pas la texture, mais ! Certains songes rusaient au point de le persuader qu’ils constituaient bien la réalité nue, jusqu’à ce qu’un dernier éveil le convainquît du contraire.
Secundo, il devenait fou, menace ordinaire du sang noble. Bon. Aucune façon d’éprouver l’hypothèse, si l’instrument de la réflexion lui-même se trouvait gauchi.
Tertio, une Illusion. Pourquoi faire compliqué ? Nathanaël avait observé des événements vécus du point de vue d’autres personnes, rien de bien sorcier ; il possédait la puissance et la finesse nécessaire pour reproduire l’effet. Toutefois… le son. L’Illusion ne concernait que la vue. Le toucher, l’odorat et le goût tendaient à s’inféoder à son jugement : manger une pomme Illusoire constituait une expérience surprenamment authentique. L’ouïe, en revanche, jouait un rôle de contradicteur. Sa vision aurait dû rester aussi muette que lui.
Quarto… s’il acceptait au premier degré ses récentes expériences… alors quoi ? Qui connaissait ces images de Cassandra penchée sur sa vaisselle ? Qui aurait eu cette vision de lui-même accueilli par Soledad ? Où serait-il allé pêcher tout ceci, sinon dans la mémoire des deux concernées elles-mêmes ?
Toute l’affaire aurait été moins déroutante s’il avait pu la lier à l’Illusionnisme mais impossible : le son de leur voix ; l’absence de talent chez les Morez. Elles ne lui avaient préparé aucun mirage pour sa contemplation. D’une façon ou d’une autre, il était allé directement le leur voler. Somnambulisme ? Voilà qui expliquerait sa présence dans une autre chambre que la sienne, non sa capacité à prendre connaissance du contenu de la cervelle d’autrui.
De fait, l’expérience lui en rappelait une autre. Les sylphes l’avaient-ils contaminé de leur aptitude à se fondre en lui ? Qui le saurait ? Juan Morez : des décennies à travailler avec le Grand Maître, il devait s’y connaître. Nat tenta de se réveiller et n’y parvint pas.
Oh, fichu pour fichu. Les deux vieux dormaient dans la cuisine, sur les banquettes de la cheminée : il étira là-bas sa concentration.
Juan Morez retourna sur sa grosse chaise juste à temps pour que le président de la séance du conseil du jour, qui se trouvait être le dernier maître de maison en date, ne le surprît pas hors de son strict rôle de doublure humaine du Grand Maître. Les lentilles cachées dans la partie haute du siège ajoutèrent des mots sur le monde. Une auréole entoura le visage du jeune arrivant ; un texte apparut à son côté, l’identifiant comme Luz (Nathanaël, Mgr). Puis le Grand Maître s’invita dans la peau de son assistant.
— Nerveux ? demanda-t-il au nouveau venu.
Le Seigneur le paraissait bien, oui. Du haut de ses soixante-trois ans, Juan ne comprenait pas la logique de confier la responsabilité de leur maison à des gamins dans leur vingtaine. Les nobles auraient accepté d’être dirigés par leurs doyens, quitte à changer de maître à chaque disparition. C’était le patron qui détestait le changement, défaut de son éternité. Son assistant ignorait combien même d’années il affichait au compteur… Sinon assez pour que la durée d’une vie humaine perdît son sens. Vingt ou quatre-vingt ans, ils étaient tous jeunes et bêtes à ses yeux.
Nathanaël de Luz se rengorgea.
— Tout ira bien, merci.
[Une prophétie manquée : son premier tour de présidence se révélerait une catastrophe. Son lui de vingt ans se rappela que la fierté mal placée ne l’aiderait pas dans ses nouvelles responsabilités, prit un air plus humble et demanda :]
— Comment se déroulent ces séances, en général ?
— Votre rôle est de veiller au respect de l’ordre du jour, de mettre fin aux discussions stériles et de vous imprégner de la sorte de discours qui sera attendue de vous aux prochaines séances. Vous ne brillerez pas mais vous ne décevrez personne, tranquillisez-vous.
Était-ce Juan qui perdait la tête, ou ce dialogue lui paraissait-il réchauffé ? Un sentiment de déjà-vu…
Quelque chose n’allait pas. Il était là ; Nathanaël de Luz était là ; le Grand Maître n’était pas là. Il ne s’agissait que d’un souvenir, rien de plus. Impossible de mettre le doigt sur la différence mais impossible de l’ignorer. Que se passait-il ?
[Intéressant. Maintenant que Juan le mentionnait, oui, on sentait qui était simple personnage, tiré de sa mémoire ou de celle d’un autre, et qui vraie personne, à l’esprit présent. Toujours dans cette hypothèse où l’expérience en cours tenait de la réalité et non du délire. Si le vieil homme pouvait avoir l’amabilité d’éclaircir les choses…]
Juan leva le siège au-dessus de ses yeux. S’il avait osé prendre une telle initiative en présence du Grand Maître, il se serait fait rappeler à l’ordre aussitôt et un malheureux accident serait arrivé au témoin ; son geôlier ne dit rien. Parce que la scène n’était pas réelle : il revivait un souvenir en songe. Après avoir dérogé aux véritables événements dudit souvenir, le rêve ne respectait plus la logique. Il s’en fut attraper Nathanaël par la veste.
— Vous êtes vraiment là, ou c’est moi qui deviens fou ?
[Nathanaël constata une nouvelle fois son incapacité à parler. Toutefois, si Juan rêvait de lui, et que ce lui rêvé jouissait de l’usage de ses articulations, peut-être arriverait-il à lui faire envoyer un signe…]
Luz hocha la tête une unique fois. Juan se trouva soudain conscient de son mutisme. Il fouilla sa mémoire à la recherche de ce que le Grand Maître lui avait raconté sur les pouvoirs des nobles. Leurs Illusions devenaient plus étranges à mesure que la cécité sénile les gagnait ; cette manifestation Illusoire s’expliquait-elle par la perte de sa voix ?
[Tout de même bizarre. Certes, la rumeur voulait qu’une personne perdant un sens développât les autres, mais la parole ne comptait pas au nombre des sens.]
À moins que…
[Oh ! L’explication.]
— Nathanaël. Avez-vous touché à l’anticatoptrisme ?
[Le ? Ah, oui : l’appareil dont il avait crevé la carlingue à coup de clé. Et donc ?]
Juan lâcha le col de son souvenir. Rien ne servait de le houspiller. Rien ne servait plus de… rien.
[Comment cela ?]
Quel genre de coïncidence…? Parmi tout ce qu’il aurait pu attaquer, tout ce que contenait la salle d’équipement délicat, pourquoi avait-il grimpé si haut et cogné si dur ?
[Le ton devenait inquiétant.]
Juan s’assit sur place. Luz l’imita. Toujours inapte à la parole : allez savoir s’il comprenait même la situation. La formuler ne la rendrait pas pire, alors :
— Il a dû vous promettre la fin du monde, non ? Sous trois jours ? Eh ben. Ça fait trois jours.