Antécédemment : La panique retombe. Nathanaël a libéré Ada du Grand Maître avec succès ; Angeline, momentanément reformé, s’est rescindé en ses moitiés. Ada, quant à elle, doit subir les conséquences des gens qui se mêlent de ses affaires alors que, pour une fois, elle ne leur avait rien demandé…
Ada Rousseau-Stiegsen, trois doigts sur le poignet de son grand-oncle, prenait son pouls en regrettant de n’avoir jamais investi dans une bonne montre. Elle lui compta une pulsation toutes les deux secondes ; autrement dit, soit Juan dormait bien profond, soit il était bien malade. Cette compulsion d’ancienne étudiante en médecine assouvie, elle nota une main tendue vers elle. Elle releva les yeux. Un homme aux allures de montagne lui proposait un baisemain. Un vrai : ses lèvres ne lui effleurèrent pas les phalanges.
— Ma Dame.
Ada entendit l’espace et les majuscules à l’oral, signe de mauvais augure. L’homme poursuivit :
— Je suis Séalathiel d’Abadi, Seigneur de la maison du Bâtiment. Votre prédécesseur ayant été congédié, je présume que vous voilà notre nouveau Grand Maître ?
Il s’agissait d’une question à laquelle il convenait de répondre par oui ou par non. L’ensemble des conséquences de l’affirmation comme de la dénégation défilèrent sous le crâne d’Ada.
— Grande Maîtresse plutôt, non ? intervint une personne au visage pas tout à fait remis de l’adolescence.
— Rien n’a encore été établi ; n’est-ce pas un peu tôt pour lui lécher les bottes, Sessé ? enchaîna une femme aux rides sévères.
Ada tenta un compromis :
— C’est compliqué.
— J’imagine ! rit le Seigneur. Comme disait mon prédécesseur, le Grand Maître n’est pas un homme, c’est une idée. Enfin, vu qu’il était pédant comme pas deux, il nous l’infligeait en haut-cianelli : « Dominus Magnus non homo sed idea est ».
— Ξανελική οὐ λώϊον, Sessé.
Une autre Dame – puisque, Ada le comprenait avec une horreur grandissante, chacun de ses interlocuteur était maître de sa maison – contourna le petit groupe pour l’aider à se relever. L’occasion de s’entendre glissé à mi-voix :
— Ne promettez rien, ne vous engagez à rien, ne signez rien – je ne connais pas le protocole, peut-être n’en existe-t-il, hum, aucun, mais cette situation est dangereuse pour tout le monde, notamment pour vous.
D’instinct, Ada chercha Nathanaël du regard. Après tout, elle se trouvait dans sur son terrain : elle l’avait accueilli et guidé en Ville puis dans l’arrière-pays durant des semaines, il pouvait bien lui rendre la pareille. Puis elle l’avait connu plus bavard : qu’est-ce qui lui prenait de ne piper mot ?
*
Les mots échappaient à Nathanaël de Luz.
Non, pas tout à fait.
Les idées dans sa tête étaient claires ; il recevait sans peine le babil du monde et décidait en retour de ses actions ; toutes lui étaient naturelles ; sauf la parole.
Il avait fait fonctionner ses lèvres, sa langue, sa mâchoire, son souffle et ses cordes vocales les uns après les autres, comme il eût vérifié chaque élément imbriqué d’une machine récalcitrante, sans rien y trouver de fautif.
Toutefois, impossible de parler.
Ce fait valait-il son inquiétude ? Non.
Le catastrophisme, il en avait soupé dans sa jeunesse. « Nat, cela pourrait empirer », « Nat, il faudrait consulter un médecin », « Nat, peux-tu te réconcilier deux minutes avec la maison Ascley le temps de faire examiner cette blessure » ; prétextes, contretemps, sabotages que ces injonctions ! Il resterait fidèle à son habitude : attendre que le problème se résolût de lui-même. Il n’en était encore jamais mort.
À cette froideur si particulière qui lui séchait la sueur des cheveux, Nathanaël reconnut son ami Line, descendu du plafond. Ils s’étaient déjà vus aujourd’hui. (Façon de parler. Ou de ne pas parler, en l’occurrence.) En revanche, Jean qui venait derrière…
Le salut lui resta coincé dans la gorge.
Embarrassé, il chercha un sujet moins épineux où porter son attention : son oreille sauta sur la conversation en cours parmi ses pairs. Abadi tonnait, fort de son âge et de sa stature :
— Enfin, nous devons prendre une décision ! Le moral du conseil est en berne, cette salle semble aussi pleine de pièges mortels que d’équipement indispensable, et notre interlocutrice ne se montre guère loquace. À qui est-elle, d’abord, la petite demi-sang ?
Ah, Ada perdait son « Ma Dame ». Que l’âge ou le statut eût inversé l’inclinaison de la balance, ce vieil obséquieux de Séalathiel avait pesé leurs poids respectifs dans la hiérarchie et s’était décrété au-dessus d’elle. Fortune, la prudence incarnée, demeura silencieuse. Coq considéra Ada et se posa, vu son expression, la même question que son confrère. Brac, l’œil à sa main blessée, ne s’en mêla pas.
Quel moment parfait pour tricoter un discours d’appui à l’opinion, trop peu répandue au goût de Luz, qu’il fallait laisser madame Rousseau-Stiegsen tranquille. Dommage que l’usage de la parole ne lui revînt pas d’un simple effort de volonté. Tant pis : s’il ne pouvait s’exprimer à l’oral, il userait de l’écrit. Ses Illusions affûtées à l’arrière de son crâne, il se prépara à rédiger un exposé suspendu en l’air.
Des phrases, donc.
Composées de mots.
Et de lettres.
Comment…
Pas le temps. Il entoura d’une main l’épaule de – sa protégée, son amie, sa cousine, au point où ils en étaient de leur relation fondée sur l’urgence peu importait : seul comptait le message. (Arrière, bas les mains, ou gare.)
Abadi battit en retraite. Fortune jugea d’une moue critique cette méthode d’intimidation indigne d’une société bien organisée. Coq reprit, sur le ton d’une femme persuadée d’être seule douée de raison dans la pièce :
— Mademoiselle, votre engagement auprès du Grand Maître ressemble fort à un rapt. En conséquence, il apparaîtrait cohérent que vous n’ayez pas l’esprit libre pour discuter d’une future collaboration en vue de… quelle que soit la raison pour laquelle le Grand Maître désirait vous engager. Toutefois–
— Vous pouvez compter sur moi, répondit Ada.
Nathanaël lui agrippa l’épaule un peu trop fort ; elle le chassa d’un revers de main. La voix assurée comme il n’aurait pas dû l’être, elle ajouta :
— J’attends votre proposition de contrat. Merci de transmettre à votre conseil que je ne souhaite pas travailler de nuit et que je désire placer mes congés hebdomadaires le soldi et le lundi. Cette… salle devrait poursuivre son œuvre de manière autonome durant les prochaines semaines, prenez votre temps. Avez-vous des gens qui s’y connaissent dans ce genre de machines ? Il faudrait peut-être venir réparer un peu.
Luz adressa un signe aléatoire de la main à ses pairs, espérant convoyer l’idée que sa maison, bien sûr, s’en chargerait. Triste de constater qu’il avait passé un mois à se pencher sur la vie d’Ada et qu’elle n’avait même pas retenu sa spécialité. Elle poursuivit :
— Dans l’intervalle, j’aimerais reconduire mon prédécesseur chez lui. Est-ce qu’on peut me préparer une voiture ? Et un itinéraire, nous partons au beau milieu du Sépane.
Abadi, radouci, mit son grain de sel sur ce plan hasardeux :
— Ma Dame, en ce cas, ne vous serait-il pas plus judicieux d’emprunter le train pour le Lac aux Nobles ? Vous trouverez des chevaux pour finir le trajet là-bas. Par ailleurs, étant donné les circonstances, vous bénéficieriez d’une escorte–
Il se tut. Du regard, Nathanaël l’informa que c’était lui, l’escorte. Un message assez simple pour passer d’œil à œil. Leurs consœurs, confuse sur la nature du conflit en cours, firent connaître leur exaspération dans la langue universelle des soupirs.
Juan, l’ex-doublure du Grand Maître, fut chargé sur le jeune dos d’Inel de Brac ; la petite équipée redescendit vers l’étage du conseil. Au théâtre des événements, ils trouvèrent la scène aussi désordonnée que les coulisses qu’ils venaient de quitter. Parmi le chaos, Phéline de Thalas, penchée sur le fauteuil noir qu’occupait Juan d’ordinaire ; et Casiel de Sarh, allongé indélogeable sur la longue table du conseil.
— Si tu ne peux pas tenir ta langue, peux-tu au moins cesser de te donner en spectacle ? cingla Gabriel d’Ascley.
Par réflexe, Nathanaël regarda de son côté. L’espace d’une seconde, reconnaissant sur le visage ennemi des traits qui n’auraient pas dû s’y trouver, il conclut à son propre délire ; l’autorité naturelle dans la voix de Sarh attira de nouveau son attention.
— Tout le monde est de retour ? Merci. Donc, comme je l’ai annoncé à ceux qui ne sont pas partis se promener, je vais abdiquer.
Il y eut une lamentation générale, due à la bonne réputation du Commandant des Gardes ; Nathanaël ne s’y joignit pas. La suite de la déclaration résuma bien ses raisons :
— L’erreur de ma conduite, dans l’affaire opposant Luz à Ascley, est épouvantable. J’ai favorisé mon ami et lésé son ennemi. Aujourd’hui, je ne me sens plus capable de représenter les idéaux de ma maison, et encore moins à diriger les Gardes.
Un petit nerf, dans le cœur de Nathanaël, se pinça. Perdre sa vie entière sur un défaut de jugement… Il ne souhaitait cette déchéance à personne. Enfin, autant voir le bon côté : Ascley perdait un allié de poids dans sa campagne pour noyer la Tour éternelle dans les substances stupéfiantes. Casiel poursuivit :
— Pour me remplacer, je ne vois nulle mieux qualifiée que ma nièce et aide de camp, Amandine. Elle a vingt-cinq ans, n’est ni mariée ni mère, et son cœur la guide mieux que la cervelle de bien des gens. Considérez mon abdication comme ayant lieu en sa faveur.
Alors, non qu’il voulût remettre en cause ce portrait flatteur de son amie, toutefois ladite amie était fiancée à son cousin depuis cinq ans et – et voilà pour quelle raison Sarh s’opposait à leur union. Il se la gardait sous le coude ; il prévoyait qu’elle la remplaçât avant l’heure, pour se garder quelques années de repos avant la cécité et la démence. L’infâme. Où était sa voix quand il aurait fallu crier ?
— Luz ?
Ada qui l’interpellait le ramena à leurs autres problèmes.
— Vous ne dites rien depuis tout à l’heure, est-ce que vous boudez ?
Il roula des yeux et tenta, sans trop y réfléchir, un geste du tranchant de sa main vers sa gorge. Bonne nouvelle : le message passa. Ils s’isolèrent et elle appela l’un des sylphes :
— Line ?
Le courant d’air qui les suivait lui répondit :
— Oui ?
— Est-ce que vous pourriez visiter son corps deux minutes, voir si vous arrivez à comprendre le problème ?
— Je pourrais faire ça.
Le vent disparut. Nathanaël, la mâchoire serrée, guetta la distorsion de son caractère. La brise se leva de nouveau.
— Il souffre d’un blocage des habiletés expressives de ses fonctions langagières.
— De ses quoi ?
— Ce ne sont pas des termes médicaux ?
Ada soupira :
— Mon vieux, j’ai raté médecine.
Nathanaël fronça les sourcils en direction de nulle part, faute de pouvoir dévisager le vent. Il était certain que le sylphe ne s’était pas immiscé en lui, alors d’où sortait-il son diagnostic ? Choisir ses mots au hasard ne lui ressemblait pas.
Une inspiration, une expiration.
Les distractions s’accumulaient et rien ne trouvait sa résolution. Fi des mystères : il se concentra sur la liste des tâches à accomplir.
Primo, prévenir Amandine. Il la trouva dans les bras d’Abigaël ; elle le rejoignit à la porte sans réveiller son fiancé. Ayant traîné Ada avec lui, il la fit relater la dernière invention de son oncle. L’aide de camp du Commandant retourna au lit et exigea d’être mise enceinte, réaction normale dans ces circonstances. Nathanaël la laissa à la préparation de son inéligibilité.
Secundo, récupérer le fameux itinéraire depuis le Lac aux Nobles jusqu’à la commune de Puentazul.
Tertio, habiller Ada d’autre chose que ses vêtements de la veille. Il la laissa aux bons soins de sa cousine Émeline et en profita pour noter la discrétion de cette dernière, plus marquée encore qu’en temps normal : Mél tentait de se faire pardonner.
Quarto, préparer à sa famille de quoi se débrouiller en son absence. Entre l’aller, le retour, et le séjour à la ferme des Morez, il laissait Luz sans maître une semaine au bas mot. Il devait donc, au moins, préparer ses excuses pour le prochain conseil auquel il ne pourrait assister. Ce qui impliquait d’écrire des phrases. Constituées de mots. Et de lettres.
Le porte-plume jeté frappa le cadre de la porte à l’instant précis où Églantine entrait, coïncidence malheureuse. La bouche froissée, le reste du visage écarquillé, elle tança :
— Je n’ai pas mérité cela.
Nathanaël partageait son opinion, concordance plus facile à communiquer quand on avait une voix. Faute d’excuses présentées, la colère ne pouvait que croître :
— Je porte la branche féminine de cette maison à bout de bras. J’ai donné trois filles – il ne nous en reste certes que deux – ne parlons pas de Célestin je vais m’énerver – j’ai fait mon devoir.
L’éclat restait proportionné à l’offense : on n’accueillait pas une demoiselle en lui jetant des objets à la figure. Toutefois, il y perçait une note de désespoir que Nathanaël ne s’expliquait pas.
— Personne ne peut s’occuper de la ménagerie, Mazarine et Émeline s’en fichent, les garçons n’y entendent rien, les petites ne sont pas prêtes. Tu as besoin de moi.
Miséricorde, elle parlait comme quelqu’un au bord du banni– le bon interrupteur s’actionna sous le crâne de son maître de maison. Au cours de leur dernière discussion, il s’était montré froid envers elle et elle le prenait pour ce genre de tyran. La pauvre ! Comme il l’éprouvait.
Une nouvelle approche s’imposait. Nathanaël ferma ses yeux pour mieux sentir les Illusions. L’empreinte d’un membre de sa famille se détacha sur sa carte mentale de la maison ; à cet âge-là, les enfants portaient toujours un peu de flou sur eux, de quoi unifier le grain de leur peau. Il lui attrapa ce petit mirage pour en faire une Illusion fine, le genre qui suggérait « Viens » sans le prononcer.
L’empreinte se déplaça. Églantine tremblait toujours, la voix de moins en moins ferme :
— Ou sinon, sais-tu, ce n’est pas toi qui me chasse, c’est moi qui pars. Je me coupe les cheveux je me fais appeler Églantin je vais chez mon père. Est-ce cela que tu veux ?
Nathanaël attrapa dans ses affaires un écritoire à pince, le genre d’encrier qui s’y accrochait et un joli plumier hérité de l’ancien Seigneur Artuel. La terreur de sa cousine augmenta à mesure qu’elle échouait à comprendre ce qu’il tramait.
Puis Martine – sa fille à elle, sa nièce à lui – parvint à la porte, essoufflée.
— Mon onc– Monseigneur ?
Il lui tendit son nécessaire d’écriture sous le regard perdu de sa mère. Un long moment d’échange muet. Lorsqu’il eut acquis la certitude qu’elle comprenait ses responsabilités, il libéra ses mains. La jeune Martine demeura statique une seconde, la joie simple de grandir accrochée au visage. L’écritoire trouva place au creux de son coude comme s’il y avait été taillé. Elle se refaçonna les traits en une expression sévère et s’adressa à Églantine :
— Mère, notre Seigneur vous informe que vous n’êtes pas bannie.
— Es-tu sérieuse, Marte ? Fiche-le camp d’ici, je dois parler à ton oncle.
— Je regrette, Mère, notre Seigneur n’est pas disponible pour le moment, je peux vous trouver un rendez-vous pour la prochaine quinzaine.
Églantine explosa :
— Il est devant moi !
— Et indisponible. Je regrette. Bonne journée, Mère.
Nathanaël quitta son bureau. Martine désignée sa secrétaire, quelqu’un pouvait parler et écrire en son nom ; ce faisant, il venait de récompenser et de punir Églantine à la fois ; la maîtrise de maison ne lui était pas encore devenue tout à fait étrangère. Où en était-il ?
Quinto, embarquer Juan, Ada et les sylphes pour un voyage en train jusqu’au Lac aux Nobles. La citadine détesta l’expérience ; le vieil homme, lui, se réveilla sous les secousses.
— On fait quoi là-dedans ? s’émerveilla-t-il.
— Vous rentrez chez vous, répliqua Ada.
— Hein ?
— À Puentazul.
— Ah, chez ma sœur.
Une minute s’écoula avant que le sourire ne lui dégringolât de la bouche.
— Mais qu’est-ce que je vais lui dire ?
— Ce que vous voudrez, ce sont vos retrouvailles.
Sexto, négocier le prêt d’une voiture et d’une paire de chevaux au palefrenier qui s’occupait des montures du Lac aux Nobles. En l’absence d’échange monétaire – sur un lieu de villégiature noble, on traitait à la noble, c’est-à-dire qu’on s’échangeait des faveurs entre gens du même rang et qu’on servait les gens qu’on devait servir – pointer du doigt et hocher la tête menait loin.
Septimo, se laisser tomber au sol près du feu lors du bivouac, incertain de s’il souhaitait dormir séance tenante ou ne plus jamais trouver le sommeil. Le palefrenier, improvisé leur conducteur pour le voyage, partit les ravitailler en eau ; Ada resta seule auprès de Nathanaël. Sans compter Juan qui roupillait de nouveau. Ni les sylphes qui, supposa-t-il, se tenaient hors de portée des flammes.
Une gerbe d’étincelles le manqua de peu. Ada lui présenta ses excuses : elle s’occupait du foyer. Ou plutôt s’occupait-elle en jouant avec les braises.
Nathanaël trouva ce qui l’empêchait de dormir dans la contemplation de son front sérieux et ses yeux ennuyés.
Il n’avait pas la moindre idée de ce qui lui passait par la tête. Depuis… toujours, à vrai dire. En lui sourdait la frayeur que, s’il relâchait sa surveillance, elle trouverait le moyen de se jeter dans une nouvelle situation inextricable.
Jean descendit sur lui, le murmure au vent :
— J’ai réfléchi à ton problème de parole. Dis [a].
Nathanaël foudroya du regard rien en particulier.
— C’est facile, [a]. Juste [a]. Tu peux y arriver, je crois en toi. [a].
— Qu’est-ce que vous faites ? jeta Ada.
— Je lui enseigne la langue, puisqu’il a oublié.
— Personne n’apprend de cette manière.
— … si ?
Elle soupira et demanda :
— Si on vous met là-dedans, est-ce que vous ne pouvez plus parler non plus ou est-ce que ça le décoince ?
— Oh ! Ça s’essaye.
« Là-dedans » voulait dire « son corps » mais Nathanaël n’était plus d’humeur à ergoter. Jean le rejoignit ; le temps de le sentir tâtonner en lui, puis :
— Je l’ai ! C’est bizarre. Tout est là mais rien ne veut travailler.
Sa voix, sans l’être. Moins de sentiments et plus de pragmatisme : tant qu’il tenait un interprète, il s’en servirait.
— Il a un message pour vous, vous le voulez ?
— Je me doutais bien. Dites.
— « Qu’est-ce qui vous a pris ? »
— Pardon ?
— C’est le message. Attendez, il y en a encore. « Vous disiez savoir ce que vous faisiez : quel était le plan, au juste ? »
Bonheur : la simplicité de poser une question ressassée toute une journée durant. Ada demeura silencieuse le temps de tisonner inutilement le feu.
— Est-ce que vous vous souvenez des descendants de Magda Morez ?
Il le lui confirma.
— Le deuxième enfant d’Adèle Rousseau. Il s’appelle Charles. Il a douze ans. Le Grand Maître m’a dit que c’était lui ou moi. Jamais de la vie ça n’allait être lui, alors ce fut moi. Ça répond à votre question, Luz ?
— « Et votre vie à vous ? » C’est de Nat mais je m’y joins.
— Pareillement, perça la voix de Line depuis le ciel.
Le bruit agacé d’une langue qui se détache d’un palais.
— Ma vie, comme vous y allez. Mon confort de vie ne valait pas tout ce tracas. À la vérité, quand on y pense… Juan était seul, mais avec une meilleure organisation… Charles aurait eu l’âge de me suppléer d’ici quoi, dix ans ? Puis je suppose que le projet du Grand Maître était de multiplier ses assistants, alors… Les conditions auraient fini par devenir convenables.
— « Donc le plan consistait à rester enfermée seule au sommet de la Tour pendant dix ans ? »
— Toutes les idées sonnent mal quand on les formule de la pire façon possible.
Nathanaël réunit ses dernières forces pour se lever : ce qu’il avait à transmettre le nécessitait. Jean répéta pour lui :
— « Ada, j’ai passé six mois en prison, j’y ai perdu l’esprit et j’ai bien failli y perdre le reste. Dix ans ? Vous plaisantez. »
— Parfois on ne fait pas ce qu’on veut, on fait ce qu’on doit, siffla-t-elle.
Il la perdait alors qu’il croyait la défendre. Il vint s’asseoir à son côté. Chercha dans le bois brûlant ce qui la fascinait tant. Puis conclut :
— « Mon amie, je suis furieux. Pas contre vous. Contre ce que ce monde vous a fait pour vous mener au point où vous avez cru normal, pire, accepté qu’il exige de vous un pareil sacrifice. Qu’il prenne donc fin : il ne vous mérite pas. »
Une bûche tomba ; Ada tenta de rééquilibrer l’ensemble, marmonnant :
— Nous n’allons pas nous mettre à croire tout ce que racontent les vieux esprits cinglés. Ce n’est pas la fin du monde.
Le palefrenier revint ; l’air penaud, il les informa :
— La fontaine est à sec, c’est tôt pour la saison… Je mènerai les chevaux à la rivière demain.
« Si vous n’aimez pas l’eau de source » – Nathanaël écarta cette idée de sa pensée.
Le Grand Maître mentait, le monde n’avait pas pris fin.
Enfin, sans doute pas.
De toute manière, c’était l’heure de dormir.