Antécédemment : Après avoir discuté avec le Grand Maître de sa légitimité à enlever Ada pour en faire son assistante, Nathanaël s’est retrouvé coi. Ada, elle, profite de sa libération pour ramener son grand-oncle Juan à sa famille. Les sylphes Line et Jean sont également de la partie.
Ada Rousseau-Stiegsen, l’humeur médiocre, vérifia pour l’énième fois en deux jours que son grand-oncle Juan venait de s’évanouir et non de trépasser. Le pouls étant là et le souffle aussi, elle le laissa tomber pour contempler le paysage par la fenêtre.
La saison voyait la Sudropée méridionale virer du vert au jaune, de ses champs comme de ses prairies mal ombragées. Le climat ne s’adoucissait qu’en bord de mer, sur le rivage qui faisait face, par delà l’horizon, à la Ménaée. Tout ça se trouvait fort loin de Puentazul ; en conséquence, leur route ne croisait celle d’aucun touriste.
Non qu’Ada soit prise d’une envie farouche de rejouer les cinq mois de sa défunte carrière d’agente de voyage. Malgré tous ses efforts pour garder la tête froide, elle était traversée du désir de fuir la situation en claquant la porte ; ses compagnons de voyage l’épuisaient ; elle avait besoin d’air. (D’un air neuf ; sa compagnie éthérée ne la fatiguait pas moins que celle plus dense.) S’obliger à parler du temps avec des inconnus lui aurait rafraîchi les idées, voilà.
Réponse à ses prières, Sélène lui envoya trois coups toqués à la trappe avant de la voiture par le palefrenier du Lac aux Nobles qui leur servait de chauffeur :
— Bon, on est au fameux pont bleu, après ça je vais où ?
— La ferme est au sud du village, quittez la route et suivez le chemin, nous finirons par tomber dessus.
Facundo de son prénom, le palefrenier n’était plus un inconnu, ni sa conversation assez légère pour lui servir d’exutoire. Ada s’étira les jambes en essayant de purger ses pensées.
(Et pourquoi est-ce qu’elle n’était pas repassée chez elle avant de se lancer dans cette expédition, d’abord ? Parce qu’elle était à ce point pétrie d’abnégation, sans doute ? Pas du tout parce qu’elle rechignait à croiser son mari. Son mari qui l’avait trahie en partant risquer sa vie alors qu’elle l’avait supplié de rester, comme Philémon l’avait trahie en se faisant passer pour son protecteur avant de révéler sa perversion, comme Nicéphore l’avait trahie en la laissant veuve à dix-huit ans, comme son soi-disant père l’avait trahie en ne la reconnaissant pas, comme ses enfants l’avaient trahie en échouant à naître…)
Elle se coupa la rumination, les deux mains claquées sur la figure, le cœur incontrôlé, la respiration haletante. Elle s’épuisait toute seule ; ce dont elle avait besoin, c’était d’une amie ou, à défaut, d’une prêtresse sélénite à qui pleurer ses misères en buvant de la tisane consacrée. Nul doute que les conseils qu’elle obtiendrait n’iraient guère plus loin que « prier sur la souffrance inhérente à notre existence sur la Terre » et « s’en remettre à la Déesse », mais laisser couler ses larmes aiderait. Avec ce qui lui était tombé sur la figure ces dernières semaines, Ada se sentait trop seule au monde pour garder son agnosticisme strict.
Un son reconnaissable entre tous, le bon vieux cataclop d’une monture, attira de nouveau son attention vers l’extérieur. Nathanaël, sur sa jument – puisque le cuistre savait monter –, le cheveu à l’air et la face luisante sous le soleil, venait de rattraper la voiture. Pour l’énième fois en deux jours, elle sortit son canotier emprunté à la Tour par la fenêtre et lui cria :
— Est-ce que vous ne voudriez pas vous couvrir la tête avant de nous claquer entre les doigts, Luz ?
Une expression du visage lui fut rendue en réponse. Ada apprenait à les déchiffrer à force de côtoyer son mutisme. Celle-ci superposait deux idées fort simple :
Primo, qu’elle n’était pas sa nourrice ;
Secundo, qu’il n’aimait pas les chapeaux.
Ada abandonna la partie. Le Seigneur de Luz demeurait plus buté que jamais. Faute de pouvoir échanger des arguments, il refusait tout débat, un problème qui ne trouvait pas de solution.
Puisqu’il bougeait encore, elle avait tenté de lui enseigner quelques uns de ces gestes dont les sourds de la Ville se servaient en lieu et place de mots. Ils s’étaient rendu compte ensemble que, dès lors qu’il tentait d’utiliser ses mains pour communiquer à dessein et non par simple réflexe, il en devenait incapable. À croire que le Grand Maître ne l’avait pas privé de voix, mais de langage. Le retrouver impliquait de recevoir en lui un interprète qui compromettait son caractère : ils ne recouraient donc à Jean qu’en cas d’extrême nécessité.
Tant qu’elle inventoriait leurs problèmes, Ada y ajouta Line, l’autre sylphe. Le fourbe surjouait sa discrétion de courant d’air. Elle soupçonnait donc qu’il cherchait à se faire oublier. De fait, elle ne se rappelait pas qu’il ait mentionné son motif de les suivre. Seule explication, la chaîne des attaches de leur petite équipée : Nathanaël suivait Ada, Jean suivait Nathanaël, Line suivait Jean.
Qu’est-ce que le sylphe faisait de ses journées, s’il ne s’intéressait pas à leurs affaires humaines ? Aux dernières nouvelles, il tournait autour de sa fille. Ada fronça le nez. Il faudrait qu’ils discutent, tôt au tard, de la raison pour laquelle un être surnaturel vieux comme la Tour fréquentait une enfant de neuf ans.
Hors de sa vue, Nathanaël intervint sur l’attelage. Facundo émit un « Oui, Monseigneur » au ton servile et la voiture s’arrêta. Ada s’épousseta la robe, octroya à Juan une bourrade qui ne le réveilla pas et ouvrit la porte. Tôt ou tard, ce n’était pas encore arrivé ; maintenant, elle ramenait un garçon disparu et devenu vieil homme à sa famille. Ses tracas personnels pouvait attendre.
*
Arrêté avant d’être entendu par les Morez, qu’il ne souhaitait pas terroriser par l’irruption de leur équipée sans invitation, Nathanaël de Luz fut frappé par la présence de la mort en ces lieux.
Si la Tour éternelle rangeait ses enfants à leur juste place dans la nurserie, le peuple les laissait s’égailler : les mômes s’interpellaient d’une fenêtre à l’autre, jouaient ou travaillaient à la vue de tous, certains adolescents faisaient l’école pour une poignée de leurs cadets sur un trottoir laissé par les adultes. Tout son séjour en Ville, le noble avait trouvé quelque chose d’exaltant à cette intrusion des êtres en pleine croissance chez les grandes personnes, ravi d’entendre çà et là percer un cri de joie suraigu à travers la grave tessiture de la foule.
La ferme des tulipes se dressait au bout du chemin dans le plus absolu des silences : il n’y vivait aucun enfant. Ceux qui auraient pu y grandir avaient été volés. Privés d’avenir, ses habitants attendaient la fin. La langue sèche comme un boulet de charbon, Nathanaël crut déjà y goûter leurs cendres.
Et sentir le sol se rapprocher. Peut-être eût-il dû mettre cet horrible chapeau. Il tenta de faire tomber les dernières gouttes d’eau hors de sa gourde. Il ne se rappelait pas que le ravitaillement en boisson fût une telle gageure à son premier passage ; s’agissait-il encore d’un problème ignoré par la Tour éternelle ? Comment le peuple sudropéen tenait-il l’été entier à ce régime ?
Interruption de sa pensée, arrivèrent sur le chemin deux personnes connues : Soledad Morez, une cruche pleine dans chaque main, une troisième sur la tête ; sa fille adoptive Cassandra, une jarre coincée entre ses deux bras, le visage tordu d’angoisse. La première s’exclama :
— Encore vous ? Quelle affaire vous amène, cette fois-ci ?
— Mama, l’aigua, geignit l’adolescente.
Nathanaël en conçut une pointe de trahison : la jeune fille était restée silencieuse durant leur séjour précédent. Il avait cru bon d’en déduire qu’elle souffrait du genre d’idiotie qui lui interdisait la parole et que sa mère devait, en conséquence, avoir l’habitude de traiter avec des muets. Il commit un geste vague vers l’ensemble de son appareil vocal. Soledad roula des yeux et lui lança :
— Venez.
Nat la vit se retenir d’accompagner l’invitation d’un coup de menton voué à mettre en péril l’équilibre de la cruche sur sa tête. Il démonta de sa jument – un bon vieux dada placide du nom d’Éclaireuse en laquelle il croyait reconnaître une pouliche du temps de ses leçons d’équitation – et partit s’enquérir de l’état de leur passager.
Au moment où il passa la tête par la porte de la voiture, madame Rousseau-Stiegsen collait une gifle sonore sur la joue de l’ancien assistant du Grand Maître.
— Geste thérapeutique, se justifia-t-elle.
Juan finit par desceller une paupière. Sa petite-nièce l’informa de leur arrivée ; elle ajouta :
— Ça y est, vous savez quoi lui dire ?
Sa question demeura sans réponse. Elle le traîna par le bras d’une manière qui ne fut pas sans rappeler celle dont les Gardes transportaient un individu interpellé. Sitôt que les deux plébéiens furent hors de portée d’oreille, le palefrenier dont le nom lui échappait s’enquit :
— Monseigneur, souhaitez-vous que je vous attende ici ?
Nat frémit. Il tenta, avec toute la discrétion dont il s’estimait capable, d’invoquer près de lui l’un ou l’autre sylphes pour faire fonctionner sa voix démissionnaire : aucun ne vint. Le domestique, l’air innocent mais le ton retors, en conclut :
— Je vais prendre ça pour un « non ». Au revoir, Monseigneur, bon séjour !
Il s’enfuit sans demander son reste. Voilà qui posait à l’équipée un problème logistique majeur. Au moins leur restait-il – eh non, voilà qu’Éclaireuse poursuivait au trot la voiture. Nat pesta de sa trahison, puis l’estima bien méritée pour avoir placé sa confiance dans un être femelle. Il rejoignit ses compagnons de voyage.
Les humains parmi ceux-ci se trouvaient déjà assis à la table de la cuisine, servis en vin rouge par Soledad ; le dernier arrivé reluqua le pichet. Oui, il en restait assez pour lui. Un fond lui en fut servi sous l’œil critique d’Ada. Elle lui murmura un « tenez-vous ». Il se remémora alors qu’enceinte, la boisson lui était interdite ; il la débarrassa donc de son verre. La maîtresse de maison leur présenta ses excuses :
— Magdalena traîne au marché, vous savez comment sont les vieilles, toujours dans les potins. Mon mari aide un voisin, il devrait rentrer tard. Jusqu’à leur retour, vous devrez vous contenter de ma fille et moi.
Cassandra ne réagit pas à cette mention de sa personne : elle s’affairait à verser l’eau des cruches dans la marmite posée sur le feu. De ce fait, Nathanaël remarqua enfin le dernier absent de la maison. Le filet d’eau de la fontaine intérieure, si pratique.
Au moins, ils ne mourraient pas de soif. Il profita de ce que son amie regardait ailleurs pour siffler son vin. Soledad et Ada conversèrent à la façon prudente des femmes, tâtant la direction d’un sujet, battant en retraite lorsque celui-ci était mal reçu, s’y jetant à corps perdu s’il s’avérait peupler l’air de paroles sans controverse. Nat, inapte à remédier à l’ennui profond que lui causaient leurs propos, quémanda le soutien de Juan. Le vieil homme, le nez dans son rouge sépanais et les épaules basses, demeurait immobile et silencieux.
Possible donc que le Seigneur de Luz tournât le tracas en aubaine et s’adonnât à une petite sieste. La porte de la fermette s’ouvrit ; ses yeux aussi. Magda revenait avec deux paniers sous les bras, gémissant qu’elle n’avait pas peu hâte que sa petite-fille prît le coup de main pour l’accompagner. Juan revint à lui.
— Salut, Magda.
Une chance qu’elle eût déjà posé ses commissions, vu son sursaut. Pétrifiée un instant, elle gagna la table avec une brusquerie inattendue pour son âge, examina l’invité, lui tourna le menton pour contempler son profil.
— Vous ressemblez à mon père, étranger.
— Et toi à une arrière-grand-mère ! Qu’est-ce que t’es vieille.
— Je pourrais en être une, on ne sait pas. Avez-vous un petit nom ?
— C’est moi. C’est Juan.
Nathanaël n’avait jamais contemplé une telle expression sur un visage. Vieille habitude d’Illusionniste, il découpa la vision en traits, volumes, couleurs, ombres, de quoi la garder en mémoire pour lui servir à l’occasion. Magda Morez reprit son sang-froid et jeta vite :
— Prouve-le. Raconte-moi la dernière fois que nous nous sommes vus.
— Tu me traitais de sorcier parce que je jouais sur le toit. D’ailleurs je jouais pas, mais bref. Les fées m’ont emporté juste après.
— Non.
Le reste des gens attablés s’entre-regarda avec stupeur. La matriarche reprit :
— On travaillait au potager, tu me parlais de tes fées et moi je te répétais qu’elles n’existaient pas. Ce que tu décris, c’est l’avant-dernière fois. Mais après, quoi, plus de soixante ans ? Si tu m’avais dit ce que je voulais entendre, je saurais que tu n’es qu’un escroc. Dernière chance pour changer d’avis, étranger ! Frère ou pas, je t’adopte.
— Arrête de jouer la dure et verse une larme, non ? Si je pleure et pas toi, de quoi j’ai l’air devant tes petits ?
Il y eut une embrassade. Juan tenta bientôt d’y mettre fin, tapotant le dos de sa grande sœur. Elle lui rendit la pareille et remarqua :
— T’es bien tourné, pour ton âge, dis. Pis t’es droit. Pis – attends un peu, ce sont tes vraies dents ?
L’ancien assistant du Grand Maître haussa les épaules.
— Oh bah c’est les fées ça, c’est magique.
Les idées se succédèrent en Nathanaël que :
Primo, Juan mentait.
Secundo, il tentait de protéger ainsi sa sœur de la vérité.
Tertio, cette dissimulation n’aidait personne.
Il capta Ada en train de trifouiller les Illusions. Elle écrivait, le doigt crispé sur la table, un court message : Nat lut, malhabiles, les mots « pourquoi mentir ? » Si peu qualitatifs qu’ils furent, ils demandaient à la demi-sang toutes la puissance de son organe Illusoire ; la pauvre, quelle nullité. Enfin, tant qu’il ne considérait pas l’Illusion comme un ensemble de lettres mais comme un joli dessin, il se trouvait en mesure de le transférer sur l’œil de son destinataire, ce qu’il fit.
Juan n’y répondit pas. Tout au plus battit-il des paupières. Nathanaël muet et Ada trop prudente, plus personne ne viendrait le contredire. Tout du moins le pensa-t-il jusqu’à ce que Soledad s’exclamât :
— Només parles mitoyeu. Per què ?
Un échec de compréhension plus tard, Nat reconnut que la phrase n’avait pas été prononcée dans sa langue. Juan pataugea :
— Pardon ? Tu demandes pourquoi je parle mitoyen ?
— En effet.
Magda répondit pour son frère :
— Le père venait de plus au nord et la mère de plus au sud qu’ici : la langue locale, on ne l’apprenait qu’à l’école alors, petit comme il était, il ne la parlait pas très bien à sa disparition. Non, il parle mitoyen parce que c’est la langue de la Ville, que la Tour en subit l’influence, et que c’est là qu’habite le Grand Maître. Je me trompe ?
L’assistant renvoyé resta sans voix une seconde.
— Ah… ah. Vous m’avez eu. Alors que j’avais toute une démonstration avec les sylphes au cas où vous ne me croiriez pas.
— Avec les quoi ?
— Bonjour.
Nathanaël, chiffonné de ne pouvoir s’en charger lui-même, laissa le vieil homme présenter aux Morez les deux créatures magiques qui les accompagnaient.
— Nous ne sommes pas [maʒik].
— Nous sommes illégaux selon les lois naturelles de l’Univers et manifestés par une volonté extérieure imposée sur lui, c’est tout !
— Si vous le dites, conclut Magda. Bienvenue. D’autres surprises ?
Soledad frappa la table de sa main.
— J’ai une meilleure question. Mon fils. Où est-il ?
Nat devait reconnaître que, malgré toute sa sympathie pour la situation de la famille, il n’avait jamais retenu la liste des enfants enlevés. Juan répondit :
— Il crèche en Ville et travaille à la Tour. Je le vois souvent. Assez pour savoir qu’il n’est pas… intéressé. Par vous. Par toi.
Soledad demeura droite pourtant Nathanaël eût juré qu’elle tombait. Dégringolade des planchers et plafonds d’un bâti sans que le cataclysme atteignît les murs. Atone, elle murmura :
— Je n’ai même pas eu le temps de lui percer l’oreille.
Ada jeta un regard vers le pensionnaire de la Tour éternelle qu’il était et griffonna ses Illusions sur la table. Nathanaël lut :
« Enfant trouvé : si oreilles nues, abandonné, si trouées ou ornées, routier enlevé par sédentaire. Vieille coutume. »
Il lui tendit son mouchoir de sorte à bloquer l’écoulement de son nez, veines vaincues par le surcroît de pression sanguine qu’exigeait son organe Illusoire, puis hocha la tête pour la remercier d’avoir joué son rôle d’ambassadrice culturelle.
— Comment l’ont-ils appelé ? reprit Soledad.
— Rousseau, pour les cheveux.
— Rousseau Rousseau ?
— Non, il a été trouvé par un vieux garçon sans enfants qui y a vu un signe du Ciel, a signé les papiers d’adoption et lui a donné son nom.
— Mais pas de prénom. Est-il heureux ?
Juan soupira.
— Dur à dire. Il remplit ses devoirs les plus tristes avec le sourire le plus large. Ou il se tient prêt à mordre. Je l’ai jamais vraiment cerné.
Soledad se leva de table, tremblante.
— Je dois vous laisser.
Elle prit le temps de débarrasser les récipients vides, puis claqua une porte derrière elle. Nathanaël, dans sa propre maison, l’aurait rejointe pour sécher ses pleurs. Hors de chez lui, il consomma son inutilité.
La matriarche Magdalena, l’air soulagée de s’être débarrassée de sa belle-fille, relança la conversation :
— Donc il assiste le Grand Maître, maintenant ?
— Nous l’ignorons, répondit Ada. De fait, on ne sait pas très bien où en est le Grand Maître.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que la dernière fois que nous étions chez lui, il était introuvable.
— Pardon ? réagirent le frère et la sœur Morez de concert.
Attaquée sur deux fronts, Ada rentra la tête dans ses épaules.
— Je croyais que le Seigneur de Luz avait marchandé ta libération, reprit Juan.
— Les négociations ne se sont pas conclues comme prévues.
— N’est-ce pas le type à la tête du pays entier ? s’étrangla Magda. Vous devez retourner à la Tour de suite !
— Je connais un raccourci, lança Jean.
L’attention humaine se tourna vers le plafond.
— Vous ne pourrez pas le prendre, enfin je ne pense pas, mais s’il faut vite vérifier que le Grand Maître a fini de bouder, je peux m’en charger !
Fut réclamée par Ada une précision, réflexe important quand on parlait avec le plus fantasque des deux sylphes :
— Quel genre de raccourci ?
— Je peux foncer dans le sol jusqu’à tomber sur quelqu’un avec une grosse voix qui me ramène directement chez le Grand Maître ! Pratique, non ?
*
La divinité de la Terre faisait l’objet d’une controverse religieuse. Au contraire d’elle, les autres Déités demeuraient au Ciel, première incohérence ; puis quel genre d’Être Supérieur tolérerait des gens lui grouillant sur la face à la manière d’insectes ? Glaise ou poussière ne pouvaient donc être que de simples repose-pieds. Voilà l’opinion d’un premier camp.
Un second arguait que la Terre primait entre toutes les Déités du fait qu’elle daignait laisser l’humanité résider à sa surface. Ses bienfaits et ses colères affectaient bien plus les gens que celles du Soleil ou de la Lune. On murmurait même que, jadis, sa rage déchirait le sol sous les pas.
Qu’on crût en elle ou non, dans l’ensemble, on ne ne l’évoquait guère : soit qu’on n’y trouvait pas d’intérêt, soit qu’on ne Proférait pas Son Nom car Elle était Là pour l’Entendre. Ada, en bonne agnostique, fournit l’information qu’on m’appelait Gaille.
Jean le sylphe s’en trouvait de plus en plus sûr chaque jour, il adorait le folklore humain. À part la légende qui lui était consacré. Sans s’inquiéter davantage, un au-revoir plus tard, il devenait le sol sous la ferme, puis la roche sous le sol, puis…
— Encore vous ?
— Bonjour ! Ça va ? Moi ça va, dites, j’aurais besoin d’aller au, comment vous l’appeliez ? Centre de commandes de la Sudropée ? Vous m’y aviez envoyé la fois dernière, vous pourriez le refaire ?
Jean profita de n’être pas complètement confus pour scruter son interlocutrice avec ses sens de sous-sol. Il ne lui distingua ni début ni fin, ce qui lui fit bonne impression. Elle lui rétorqua :
— Vous ai-je paru spécialiste du transport de cénètes non-identifiés ?
— Non, vous êtes une déesse, c’est ça ?
— Je suis ce que je dois être. Qu’en concluez-vous ?
Jean y réfléchit.
— Que je vous prie de m’envoyer au centre de commandes de la Sudropée ?
Un frisson du milieu laissa supposer l’équivalent tellurique d’un soupir. Gaille déclara :
— Ne me dérangez plus pour si peu.
Mais, d’une inflexion de sa volonté, elle l’envoya là où il souhaitait se rendre.
*
Tout était teinté d’alarme depuis des jours et Line le sylphe aurait voulu que le monde prenne une pause et souffle un coup. Jean parti, les humains laissés à confire dans leur incertitude, rien n’allait ; rien n’était ni ordonné ni stable. Ce fut donc le moment que choisit Salamandre pour se rappeler à son souvenir. Un tiraillement à l’intérieur de lui-même, qui l’encourageait à changer de bord. Il abandonna l’air pour le matériau même de l’Univers.
— Ça suffit, maintenant. Tu me dis tout.
Line soupira. Bon. Tout, alors.