Antécédemment : Ada a été invoquée au sommet de la Tour éternelle par le Grand Maître, qui lui a demandé d’entrer à son service. Les sylphes Jean et Line, stressés par l’apparent recours de leur semblable au travail forcé d’humains non-volontaires, tentent de s’ingérer. Nathanaël, peu au fait de ces histoires, préparait son prochain conseil quand son amant a rompu avec lui ; apparemment, sous l’influence de sa cousine…
Quoi que fût ce que ressentait Nathanaël de Luz, c’était une émotion trop éthérée pour son goût. Il ne se savait pas si froid. Non : il n’était pas si froid. Sans doute la récente visite de Line lui influençait-elle l’esprit. Cette indolence ne pouvait dicter sa conduite. Il retourna dans son bureau attraper une de ses ceintures d’outils. Vieille tradition des maîtres de maison : se prétendre toujours interrompus au milieu d’une activité plus importante que les conseils de la Tour éternelle. De quoi les encourager à durer moins longtemps. Puis :
— Suis-moi.
À ces mots, sa cousine prit congé d’une révérence. Il la foudroya du regard. Églantine pouvait feindre bien des choses – ne l’avoir pas entendu, avoir compris autre chose, être atteinte de folie passagère – mais elle ne pouvait prétendre n’être pas sa demoiselle. Ils établirent qu’elle haïssait davantage les conséquences de son insubordination que celles de son obéissance.
Ils gagnèrent l’élévateur. Il informa sa cousine :
— Tu as jusqu’à mon étage pour te défendre.
Une main se glissa entre les grilles ; une voix perça :
— Chéri ? Je t’ai fait des sandwichs pour le conseil !
Sa mère fit levier de son coude dans l’interstice et lui tendit un panier.
— Tu partageras !
Au poids, Nathanaël estima qu’il n’en aurait pas le luxe. Églantine siffla entre ses dents :
— Elle est de retour, celle-là ?
— Bonjour, Eggie ! Ne t’inquiète pas, l’équipe des cuisines m’a légué ses notes avant de partir, tu es entre de bonnes mains. Je vous embrasse, Sélène puisse-t-elle vous étendre son Resplendissement, au revoir !
L’élévateur referma ses portes. Nat tenta de recouvrer son sérieux. Sa cousine parla la première :
— Quel exemple parfait. Ta mère revient, tu l’y autorises, tu ne préviens personne.
— As-tu un commentaire ?
Le ton lui suggérait de rester à sa place. Elle sinua à travers la rebuffade :
— C’était certes ta décision à prendre ; toutefois, puisque tu es mon chef de famille et ma voix au conseil, je suis troublée de me trouver en désaccord avec chacune des décisions qui se répercutent sur nous.
On ne parlait plus d’Angeline la Bannie. Nathanaël obliqua :
— En quoi mes fréquentations te concernent-elles ?
Il écouta Églantine maîtriser sa respiration.
— Je veux protéger mes filles. Elles seront protégée dans une maison respectée. Notre maison sera respectée si tu es respectable.
Toute froideur s’évapora. Nathanaël jugula sa colère.
— Tu aurais dû me laisser m’en charger.
— Pourquoi ? Pour épargner ton amant ? Vous permettre de rester bons amis ? Tu n’as plus besoin de lui, Nat. Tu es rentré.
L’étage du conseil ; Nathanaël arrêta l’élévateur.
— Retourne à la maison. Nous en reparlerons.
Il quitta la cabine. Le courant d’air sur sa nuque l’informa de la présence d’un sylphe ou l’autre ; la voix chuchotante dénonça Line.
— Il faut que tu saches–
— Pas maintenant.
Mortesélène, comme il détestait ces situations qui le forçaient à fixer les événements juste devant son nez, à ne rien projeter, à ressasser d’infimes détails pour qu’ils ne lui éclatassent pas au visage.
Églantine avait raison sur le fond et tort sur la forme ; elle devrait être récompensée et punie à la fois ; casse-tête en vue. Il se concentra sur la raison de son arrivée précoce au conseil. Quelques minutes pour parler au titulaire du jour de la présidence tournante, qu’on reconnaissait à son avance.
Dans l’antichambre attendait un maître de maison dont il ne reconnut ni le nom ni le visage ; vu la jeunesse des traits, quelqu’un nommé depuis le solstice d’hiver. Il l’aborda :
— Bonjour, Nathanaël de Luz. Vous êtes ?
— Quelqu’un que vous ne croisez pas pour la première fois, voisin. Inel de Brac, le vieux Ursiel nous a quittés au printemps.
Prénom atypique ; Nat décida d’aborder la question de plein fouet.
— Que c’est mignon, Inel.
— Merci, c’est moi qui l’ai choisi.
Le faisceau d’indices le mena à la conclusion que le conseil de la Tour accueillait une nouvelle Excellence : c’était-à-dire un de ces originaux qui refusaient les contingences ordinaires du genre en profitant de leur accession à leur poste.
Line prolongea le moment d’impolitesse auquel Nathanaël pensait mettre fin :
— Quelle sorte d’humain êtes-vous ? Un homme ou une femme ?
Inel de Brac sursauta, puis se recomposa la nonchalance.
— Et vous devez être le légendaire courant d’air parlant. Sylphe, qu’est-ce qu’un homme ou une femme ?
Les définitions du dictionnaire lui furent récitées. Nathanaël cacha son sourire. Brac rétorqua :
— Notez l’association terrible entre ces deux concepts et ceux de mâle ou de femelle. Séparer l’humanité en deux groupes homogènes est un artifice : on assume que les uns causeront des grossesses et les autres les porteront à terme. Mais l’être humain qui jure ne jamais faire ni l’un ni l’autre, quel est son statut ?
Le sylphe conclut ce que le discours fallacieux l’obligeait à conclure :
— Vous voulez dire qu’un maître de maison n’est ni un homme ni une femme.
— Oublie cela, veux-tu ? siffla Nathanaël. Je connais cette rhétorique et elle m’agace au plus haut point.
— Vous ne vous en soucieriez pas si elle ne touchait pas juste, Luz.
Il s’apprêtait à répliquer quand Line lui coupa la parole :
— La langue m’oblige à vous traiter d’homme ou de femme, or je ne veux pas vous insulter. Comment est-ce que je peux vous appeler ?
— Eh bien, vous connaissez mon prénom. Question désignation indirecte, il existe un troisième pronom personnel auquel recourent les textes anciens pour parler des envoyés divins, mais sa proximité avec la terminaison des prénoms masculins le rend odieux à certaines oreilles ; par ailleurs, il n’est attribué à aucun objet. Une chaise, c’est « elle », un tabouret, c’est « il », tandis qu’aucun meuble n’appelle le « iel ».
— Je vois. Merci.
Nathanaël tomba des nues. La conversation lui rappelait ses premiers pas avec Angeline, qui se satisfaisait de l’interpeller avec un bon vieux « créature inférieure » de derrière les fagots. Désormais, Line le faisait passer, lui, pour un malpoli. Absurde.
Il glissa à Inel de Brac le papier préparé pendant son insomnie.
— J’aurais besoin que vous vous occupiez de cela pendant la séance.
Iel – puisque Nat était poli – déplia le billet et prit connaissance de son contenu.
— Ah. Votre retour au sein de la Tour éternelle était à l’ordre du jour ; pas ceci. Séance rigolote à prévoir.
Arriva par l’élévateur le contingent de gardes assurant la sûreté du conseil, accompagnés de leur Commandant. Casiel de Sarh les salua de loin, à cette façon à la fois égalitaire et paternaliste des maîtres de maison plus âgés envers les plus jeunes. Puis il les rejoignit, reconnut le Seigneur de Luz, et son visage mua en une grimace douloureuse.
Le soir du solstice d’été, Nathanaël avait cru ces plis sur sa face, les émotions qu’ils trahissaient, dirigés contre lui. Soit il en était autrement, soit l’ensemble de la Tour éternelle se trompait sur le compte du maître de Sarh. Il tâcha de modérer la colère dans sa voix :
— Bien dormi, Casiel ?
— Pardon ?
— Pas de mal à vous réveiller ?
Sarh leva les yeux au plafond.
— Qu’avez-vous avec la qualité de mon sommeil ?
— Vos songes n’étaient pas trop épais ?
Le Commandant des Gardes se décomposa, attrapa Nathanaël par le bras et l’entraîna loin de la présidence de séance, qui affecta une discrétion démentie par le tic qui dressa son oreille. Il soupira :
— Vous savez.
Il ne s’agissait pas d’une question. Une telle réaction rassérénait vis-à-vis de sa morale ; Nathanaël en appela à ses supposées vertus :
— Vous deviez l’arrêter. Je fus jeté en prison. Expliquez-vous.
Sarh bafouilla :
— Il était en feu.
— La situation n’était pas ce dont elle avait l’air.
— Je voulais qu’il se dénonce lui-même.
Nat serra les dents.
— Comment cela se déroule-t-il ?
— Pas. Avons-nous besoin d’étaler l’affaire en public ? Je puis lui parler–
— Six mois de ma vie. Pouvez-vous me les rendre ?
Depuis l’élévateur se déversa dans l’antichambre le reste des maîtres de maison, les secrétaires des plus vieux d’entre eux, et quelques domestiques porteurs de mots d’excuse ; il y eut des salutations stupéfaites, d’autres ravies d’avoir prévu la petite secousse que représentait le retour en force de Luz. Il prononça les mots « j’ai interjeté appel » tant de fois qu’ils perdirent leur sens. Abadi, Arrida, Cianni, Coq, Frem, Fortune, Thalas, Virive, et toutes ces autres maisons avec lesquelles il ne traitait presque jamais ; puis, bon dernier, vint Gabriel d’Ascley.
Nathanaël lui accorda un regard de côté. Il portait le même masque qui dissimulait ses traits au bal du solstice d’été. Quelle outrecuidance, de se rendre au conseil le visage couvert ! Connaissait-on même un précédent pour un tel enfantillage ?
S’il était vraiment brûlé, qu’il le prouvât.
Une inspiration, une expiration.
L’agresser jouerait en sa défaveur tant que l’ensemble de leurs pairs ne serait pas informé de son crime.
La double-porte du conseil s’ouvrit : débuta donc la réunion du dix-huit juillet de l’année courante. Nathanaël en ressentit un bonheur inimitable. Bientôt gâché par Ascley :
— Nous ne pouvons commencer : Nathanaël de Luz est ici en lieu et place de son cousin Abigaël qui l’a remplacé voilà plus de quatre mois.
— Bonjour à vous aussi, Gabriel.
Il avait hésité à lancer un trop familier « mon oncle », pour la provocation, mais il se soupçonnait être le dernier au courant de leur lien de parenté. Brac ne se démonta pas et lança :
— La situation est à l’ordre du jour ! Luz ici présent a interjeté appel de sa destitution ; de plus, Abigaël de Luz vient de me faire parvenir un message pour informer le conseil qu’il abdiquait en sa faveur.
Douce attention de son cousin ; Nat se nota de le remercier.
Fortune, jamais la dernière pour défendre les règles à la lettre plutôt que d’en appliquer l’esprit, lança :
— Il est vrai que Luz ne fut pas démis en punition pour ce qu’il aurait commis envers Ascley, l’affaire n’est d’ailleurs pas tranchée ; il le fut pour ne s’être pas rendu à trois réunions consécutives sans présenter d’excuses.
Chose qui se produisait quand on vous jetait six mois en prison sans procès. L’ironie était si épaisse qu’on aurait pu la couper en tranches sans qu’elle s’effondrât, aussi Nathanaël tint sa langue et fixa à sa figure le sourire qui mettait le mieux ses dents en valeur.
— Il ne tenait qu’à Luz de demander de quoi écrire à ses geôliers, persifla Ascley.
— Non, répondit Sarh.
La main de Gabriel se crispa sur la table. Casiel poursuivit :
— Un mirage était branché en permanence dans sa cellule. Qu’il ait repris ses esprits, c’est un miracle.
Coq, silencieuse jusque là, se racla la gorge :
— Doit-on comprendre que, contrairement à ce que beaucoup d’entre nous assumaient autour de cette table, Luz ne s’est pas adonné à une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention ?
Nathanaël se remémora que Caroline de Coq était la cousine de sa mère ; une sorte de tante éloignée. Bizarre que de penser à elle ainsi. Les liens de sang distendus ajoutaient une complexité inutile aux relations entre membres du conseil ; peut-être tenait-il là l’explication à son désintérêt pour sa famille maternelle.
— Donc, poursuivit la maîtresse des Cuisines, son émaciation n’est pas de son fait ?
— Comme vous y allez ! Regardez-le de plus près, vous ne lui diagnostiquerez ni tabescence ni cachexie.
Un commentaire de plus sur son poids et, Sélène lui en fût témoin du fond de sa tombe, Nathanaël allait étrangler quelqu’un. Puis, peut-être, le manger. Il posa son panier de sandwichs sur ses genoux et tempéra sa fringale. Fortune recentra le sujet :
— Sarh a donc manqué à son obligation d’assurer la subsistance d’un prisonnier dont il avait la charge conformément à l’article–
Casiel la coupa :
— Je le sais. À la demande d’Ascley, toutefois.
Abadi ouvrit sa bouche, le ton curieux :
— Ascley la victime, ou Ascley le médecin ?
Gabriel frappa du plat de la main sur la table.
— Et alors ? Il n’en est pas mort. Lui a attenté à ma vie ! L’avez-vous oublié ? M’estimez-vous si peu ? Dois-je rappeler de vos maisons les médecins formés à la mienne ? Souhaitez-vous informer vos sieurs et demoiselles qu’on ne leur fournira les drogues dont ils ont besoin pour apaiser leurs souffrances ?
Le conseil avait connu chantage plus subtil. Autant passer à l’offensive. Nathanaël envoya un signe de tête à Inel, qui sortit son questionnaire. Gabriel clama :
— Je refuse d’y répondre.
— Il n’est pas pour vous : il concerne Sarh.
Casiel opina du chef.
— Connaissez-vous l’existence de la drogue appelée « Songe Épais » ?
La réponse fut affirmative. Le calme parfait du Commandant des Gardes causa le malaise de l’assistance. Voilà pourquoi Nathanaël n’avait prévenu personne en amont ; il aimait l’idée de provoquer un émoi véritable à jeter sur son ennemi.
— Connaissez-vous les effets du Songe Épais ?
Casiel les décrivit : confusion, désinhibition, suggestibilité, perte de connaissance, amnésie, mort si mal dosé.
— Avez-vous connaissance que Nathanaël de Luz se fût trouvé sous l’influence du Songe Épais le soir du vingt-et-un décembre de l’année dernière ?
Toujours laconique, il répondit que oui. Inel de Brac appela au calme. Celui de Nathanaël encouragea le mimétisme. Le reste du questionnaire suivit les étapes méthodiques vers le scénario qu’il désirait proposer à l’assemblée en lieu et place de celui, incriminant, qu’Ascley leur avait vendu. Oui, Sarh savait que le Songe Épais était interdit à la distribution comme à la consommation. Oui, il connaissait l’identité de la personne qui avait fait consommer du Songe Épais à Nathanaël de Luz contre son gré…
Gabriel d’Ascley se leva de son siège, les deux mains sur la table du conseil, la trépidation si intense que ses épaules paraissaient floues.
— Vous ne pouvez pas me traiter ainsi. Je vous ai servis, je nous ai servis toutes ces années.
— Comme tout le monde Gabi, c’est le principe de prendre la tête d’une maison, signala Abadi.
— La Tour éternelle s’effondrerait sans moi.
Le Seigneur de la maison des Maçons roula des yeux si fort que Nathanaël crut qu’il allait les perdre à l’intérieur de sa tête. Allié inattendu, Abadi : sa famille était assez puissante pour se permettre de se moquer des affaires des autres. Gabriel avait mal joué.
Face à une telle résistance, Ascley se tourna vers son dernier recours.
Le Grand Maître. Ou plutôt Juan Morez, enlevé à l’âge de sept ans à sa famille sépanaise, assis dans un fauteuil bizarre et qui parlait pour leur maître à tous. Terrible comme tous les détails ordinaires de l’existence paraissaient étranges, une fois mis bouts à bouts.
— N’allez-vous rien dire ?
Le temps resta suspendu. Puis le Grand Maître parla :
— Non. Cette affaire est indigne de mon intérêt. Par ailleurs, une annonce : l’homme qui se tient devant vous est mon assistant. Il est désormais renvoyé.
Le siège noir s’ouvrit ; Juan cligna des yeux puis s’exclama :
— Pardon ?
— Tu m’as entendu. Rentre chez toi.
Les joyaux du fauteuil s’éteignirent. Juan se tourna vers le conseil, l’air soudain très conscient de son incongruité. Casiel le salua :
— Morez. Des mots avec le patron ?
Nathanaël le dévisagea. Sarh commit son haussement d’épaules d’homme qui savait des choses inaccessibles au commun des nobles, sa prétention habituelle de stratège qui avait tout prévu. Insupportable.
La rage qui saisit le conseil prit Nat par surprise. Des éclats de voix lui apportèrent des récriminations connues ; celles qui concernaient l’encouragement des drogues d’Ascley, par exemple. Mais aussi des affaires inconnues, à propos d’une certaine maison de Cime ? Et de familles bourgeoises auxquelles la Tour avait autrefois confié ses enfants non-Illusionnistes ? Et de concessions accordées par le conseil années après années, de sorte qu’on ne méritait pas d’être traité ainsi par le Grand Maître ?
Dans la confusion, Juan rejoignit Nathanaël et le tira par la manche, un geste plus désemparé que l’ordinaire du vieux bonhomme mystérieux.
— Ça n’a aucun sens. Pourquoi maintenant ? Vous savez quelque chose ?
Le sylphe intervint :
— Sinon, Ada–
— Enfin, Line ! Nous sommes occupés, tu vois bien que la situation est grave !
Juan parut reprendre ses esprits et les dirigea vers la sortie :
— Il faut monter voir. Vous pouvez pas vous faufiler là où je me glissse, je vais vous retrouver l’autre passage secret.
Abadi, Brac, Coq et Fortune saisirent l’affaire au vol :
— Que se passe-t-il, à la fin ?
Nathanaël reconnut que confronter le Grand Maître seul ne s’était jamais soldé par une victoire ; fut établi qu’ils seraient plusieurs maîtres de maison à porter leurs doléances.
Dans le couloir, les gardes qui assuraient la sécurité du conseil reprirent une posture droite. Juan fixa l’un d’eux, qui le dévisagea en retour.
— Rousseau ?
— Qu’est-ce que tu fais là, vieux cinglé ?
— Et toi ? Si tu es là, qui est là-haut ? Pas Charles ?
Le garde eut une grimace. Son voisin l’attrapa par l’épaule et l’interrogea :
— Comment ça, Charles ?
Tartiner plus d’imbroglio sur le chaos actuel, sans compter son manque de sommeil, déclencha un mal de crâne chez Nathanaël. Puis ses tympans claquèrent, parce que le vent se leva, et qu’un cri retentit :
— ADA y est ! Ce que vous sauriez depuis UNE HEURE si quelqu’un m’avait laissé PARLER !
*
Le Grand Maître faisait jouer les doigts de sa nouvelle acquisition. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu de si petites mains. Ni des os si légers ; défaut de minéralisation. Pas irrémédiable. Ce corps contenait tant de jeunesse.
Il pourrait en tirer soixante ans d’exploitation, peut-être soixante-dix. Et il ne devrait pas en avoir besoin : il y avait Charles, et après Charles il y avait ce tas de cellule qui se multipliait dans un repli de cet utérus. Puis il était temps pour Rousseau de participer à l’effort de conservation de la lignée.
Sa petite Adamantine. Prétendue morte à quatre ans. Quelle blague. La mieux conçue ; merci à son grand-père d’avoir pratiquement enfermé sa mère à la Tour, il avait pu travailler sur elle tout le temps de la gestation plutôt qu’en urgence.
L’horrible sabotage avait pris fin. Elle lui était revenue. Le travail se poursuivrait.
On força la porte de son sanctuaire. Il ouvrit ses yeux et contempla les arrivants ; parmi eux, Luz.
D’un autre côté, il aurait été surpris que Nathanaël de Luz trouve le moyen, pour une fois dans sa vie, de ne se mêler que de ce qui le regardait.
— Ada ? appela-t-il.
Le Grand Maître, agacé, fit craquer sa nuque. Le chignon lui tira sur la peau du crâne ; il en retira les épingles. Ses cheveux s’épanouirent en une écharpe satisfaisante sur ses épaules et dans son dos. Malgré les caprices de Salamandre, il fallait lui reconnaître un goût très sûr : ce roux était une belle couleur.
— Elle n’est pas disponible. Quittez ces lieux.
— Que lui avez-vous fait ?
— Rien du tout. Cette jeune femme est ma nouvelle assistante. J’ai besoin de temps pour la former, vous connaissez l’importance d’un bon secrétaire. Ayez l’amabilité de libérer le plancher.
Nul n’en fit rien ; l’inconvénient de changer de visage public. Le Grand Maître devrait ré-enseigner le respect aux nobles.
— Libérez-la.
— Mais elle est libre ; c’est elle qui est venue me trouver. La notion vous échappe mais certaines personnes ont le sens du devoir.
— Vous voudriez faire croire qu’Ada, de son propre chef, serait venue mettre sa vie entre vos mains ? Sans considération pour son époux, sa fille, son enfant à naître ? Je n’en crois pas un mot.
— Donc vous me traitez de menteur.
Ce que la nurserie avait perdu d’heures d’enseignement en histoire, elle l’avait réinvesti dans la littérature : Nathanaël appartenait à une génération sensible à ce genre de choses. Le Grand Maître observa la compréhension se frayer un chemin dans son esprit.
— Disons que je vous trouve bien optimiste d’imaginer qu’une telle contrevérité puisse être crue.
— Donc vous me traitez de naïf.
Le Grand Maître augmenta la menace dans sa voix. Nathanaël sourit :
— Je vous ai connu meilleur menteur.
— Donc vous me traitez d’incapa…
Attendez une minute. L’avait-il fait exprès, ce fichu… plaisantin ? Venait-il de jouer son jeu malgré lui ?
Eh. Peu importait. La partie était déjà gagnée.
— Vous entretenez une idée erronée de votre importance. L’unique raison pour laquelle vous m’adressez la parole, c’est votre fonction imméritée. Cette charge passera bientôt à un autre.
Nathanaël haussa les épaules. Trop jeune comprendre sa propre mortalité. Soit. Autre angle :
— Je sers ce pays depuis bientôt mille ans. Qui même êtes-vous ?
Luz détacha une clé de douze de sa ceinture et jaugea la salle du regard.
— Le maître d’une maison versée en machines, et celles-ci m’ont l’air fort démontables. Vous n’y tenez pas trop, j’espère ?
Du chantage. Soit.
— Jean. Arrête-le.
Le vent se leva.