Antécédemment : Des mystères se résolvent les uns après les autres grâce au pouvoir de l’échange d’informations. Ada a pour géniteur l’ennemi juré de Nathanaël ; ils ont convenu qu’elle donnerait la cadence du scandale qui suivra cette révélation. Jean et Line ont percuté que l’assistant du Grand Maître ne travaille pas pour lui de son plein gré ; il ne coopère pas avec leur plan de le libérer. Par ailleurs, la tension monte dans l’arrangement amoureux entre Nat et ses amours, et les fées existent.
Parmi tout ce que Nat n’envisageait pas de trouver dans son refuge le plus personnel, on comptait ses deux amants.
— Il y a une raison pour laquelle je vous avais fait préparer une chambre d’amis, marmonna-t-il à son arrivée.
— Parlons-en ? répliqua Paule.
Les larmes lui débordaient des paupières ; elle battit en retraite. Félix râla :
— Regarde dans quel état tu me la mets.
— Ne me prends pas comme prétexte ! Dis ce que tu as à dire ou tais-toi !
Leur amante s’étant refermée les dents sur son poing, les deux hommes s’évitèrent du regard. Deux coups toqués libérèrent Nathanaël de la situation : une nouvelle intrusion inenvisageable. Sa mère, Angeline de Coq pour ne pas la nommer, se tenait contre l’encadrure, un manque de maintien peu caractéristique au corps et une joie fatiguée au visage.
— Bonsoir, mon chéri. Ce fut long et par trop improductif, mais ton maître-chanteur a saisi le message. Voici le sien en retour.
Elle lui tendit un billet de ce fameux papier jauni courant dans la Tour.
— Je suppute qu’il Illusionnera dessus parce qu’il n’y a rien d’écrit pour le moment. Si son contenu ne te satisfait pas, préviens-moi et je mettrai mes menaces à exécution. Comment te portes-tu, à part cela ? ajouta-t-elle alors qu’il fermait la porte.
Il rentrouvrit ; pas assez peu pour éviter la curiosité de sa mère, qui sonda la pièce d’un œil inquisiteur.
— Que fait une femme dans ton lit ? chuchota-t-elle.
— Rien qui te concerne, au revoir.
— Je n’aurais rien dit s’il n’y avait que le garçon mais alors là je ne comprends pas ce que je vois.
— Bonne nuit, Mère !
Resta le morceau de papier. Voué à contenir, paraissait-il, les preuves de son innocence. Il le déplia ; une ligne y apparut.
« On me dit que vous considérez avoir accompli votre mission. »
Nathanaël écarquilla tant les yeux qu’il dut aussi écarquiller les narines pour exprimer l’étendue correcte de son écarquillement. Faute d’autre moyen de répondre, il Illusionna sur le papier :
« Si vous voulez dire par là que j’ai donné de ma personne des semaines durant pour sauver la vie de votre Ada Rousseau-Stiegsen, la réponse est oui. »
Le contrôle des mots lui fut pris ; ils vacillèrent avec lenteur à mesure que l’autre Illusionniste les lisait. Il écrivit un nouveau message :
« D’où vient ce tiret dans son nom ? Est-elle mariée ? »
Nathanaël hésita, puis confirma ce fait et l’existence d’enfants de l’union – une de neuf ans, un autre à venir. Son correspondant répondit :
« C’est bien. Je suis content. »
La tranquille insolence de ces mots confirma au Seigneur de Luz l’identité de son maître-chanteur. Il Illusionna sur le papier :
« Content de quoi ? D’avoir dissimulé l’existence de ma cousine ? D’avoir ainsi protégé la position de son père ? D’avoir manipulé gens et événements pour que tous ignorent son identité, jusqu’à elle-même ? De vous être servi de moi pour prendre de ses nouvelles alors que je subissais un revers de fortune, monsieur – ou plutôt dois-je vous appeler Grand-Père ? »
Le papier se décolora tout entier. Nathanaël hésita à monter jusqu’à la maison des Médecins pour y secouer un vieillard de haut en bas jusqu’à ce qu’il réapprît la politesse. Le respect des aînés avait ses limites. Surtout quand lesdits aînés vous ignoraient toute votre vie pour se rappeler votre existence le jour où ils avaient besoin d’un service. Surtout vu la façon dont ledit service avait été négocié. La reprise de la conversation sauva la peau de Samuel d’Ascley :
« Si je vous avais jugé digne de connaître les détails de l’affaire, je vous aurais tenu informé des détails de l’affaire. Je sens son empreinte Illusoire dans votre maison. Que fabrique-t-elle à la Tour ? »
« Pourquoi n’y pourrait-elle séjourner si l’envie lui en prend ? »
« Renvoyez-la chez elle et ne racontez rien de vos aventures. »
« Elle partira demain matin ; elle passe la nuit ici pour se remettre de ses émotions, voilà tout. »
La réponse se fit attendre. Le vieillard se manifesta enfin :
« Les citadins ont une expression : tout travail mérite salaire. Vous avez fait de votre mieux avec les limitations qui sont les vôtres. »
Nathanaël se demanda si ce genre d’audace possédait un caractère héréditaire et, si oui, à qui elle avait été transmise au fil des générations. (Ada, sans doute.) Samuel d’Ascley poursuivit :
« On me croit aveugle et dément : on ne tient pas sa langue en ma présence. La veille du solstice d’hiver, mon fils s’est entretenu avec son ami Casiel de Sarh. Voici la part de leur conversation que j’ai entendue, telle que je m’en rappelle. »
L’encre Illusoire se réorganisa.
CASIEL :
C’est de la folie.
GABRIEL :
Je ne vois pas d’autre solution. Il s’oppose à moi sans raison, refuse le dialogue – alors que je suis son oncle, par le Ciel ! Dans n’importe quelle affaire personnelle, il me devrait le respect.
CASIEL :
Vous êtes Seigneurs. Vos affaires ne sont pas personnelles.
GABRIEL :
J’ai besoin de lui parler. Au vrai lui. Au fils de ma sœur. Aide-moi, je t’en prie. Regarde ailleurs.
CASIEL :
Je devrais t’arrêter rien que pour cet aveu. Mais… Je suppose. Que si tu t’isolais avec lui. À la fête. Quelques minutes durant.
GABRIEL :
Comment veux-tu que je prenne à part l’homme qui me hait ?
CASIEL :
Comment veux-tu que je regarde ailleurs si tu commets le délit à la vue de tous ? Parle-lui de sa mère ou de son père, je ne peux pas tout faire à ta place, c’est le plan stupide qui te perdra.
GABRIEL :
Merci. Tu n’as pas idée–
CASIEL :
« Pas idée » ? Me crois-tu stupide ? Quelle trahison m’arraches-tu, Gabi ! Que les choses soient claires : à la fête du solstice, j’attendrai derrière la porte avec mes hommes. Mets ton plan à exécution et tu seras en état d’arrestation dans le quart d’heure. Tu me brises le cœur, mais tu ne me laisses pas le choix.
GABRIEL :
Qu’il en soit ainsi. Je n’en peux plus, de toute manière.
CASIEL :
As-tu rassemblé des soutiens ? Qui réclamera ta libération ?
GABRIEL :
Je crois mon sentiment assez juste pour qu’il soit compris sans que j’aie besoin de l’expliquer. Excuse-moi une minute – Père ? Vous êtes-vous perdu ?
Le papier revint à son état vierge et jauni. Nathanaël, hagard, retenait la part de son esprit qui désirait sauter aux conclusions. Puis, vaincu, il écrivit :
« Quelle drogue a-t-il mise dans mon verre ce soir-là ? »
« Sans doute du Songe Épais. »
Il lâcha le papier, chercha un endroit assez vaste où Illusionner, chassa ses amants de la couverture, ignora leur inquiétude, et redessina la scène que le Grand Maître avait prétendu lui montrer.
Deux hommes blonds buvaient à l’écart de la fête ; le plus vieux servait deux verres d’alcool fort – de quoi dissimuler le goût de la drogue et accélérer son effet. Au bout de quelques minutes, le plus jeune perdait le contrôle de ses gestes et devenait agressif envers son interlocuteur. Nathanaël avait dû comprendre ce qui lui arrivait et réagir avec la fureur proportionnée au délit.
Le Seigneur de Luz, bien que la spécialité de sa maison n’ait guère à voir avec le sujet, avait participé à la rédaction des lois de contrôle des drogues d’Ascley. Elles interdisaient l’usage de celles pour lesquelles il n’existait aucun antidote, ou qui rendaient les gens qui en prenaient trop faibles pour se défendre, ou qui modifiaient le fonctionnement de l’esprit au point d’empêcher la manifestation des Illusions.
Le Songe Épais cochait toutes ces cases. Pire, il effaçait la mémoire ; et, mal dosé, il tuait. Qui aurait cru le Seigneur d’Ascley assez bête pour droguer contre son gré, à l’aide d’une substance interdite, le principal adversaire à son projet ? Comment avait-il cru une seule seconde qu’il échapperait au châtiment ?
Mais il lui avait échappé.
Nat retourna chercher le billet au papier jaunâtre et y écrivit :
« Votre parole n’est pas une preuve ; c’est à peine un témoignage. »
« Sarh sait. Et Sarh, de notoriété publique, se pique de morale. Si vous ne parvenez pas à le faire plier, c’est que ma fille n’a pas eu le bonheur de vous transmettre sa cervelle. »
Les lèvres pincées, Nathanaël de Luz dut reconnaître l’existence d’un levier à tirer.
*
Line le sylphe errait à la maison Luz, en attente de nouvelles de son comparse Jean occupé à faire s’évader le prisonnier du Grand Maître. Il se demanda, l’espace d’un instant, s’ils auraient eu plus de chance de parvenir à leurs fins en redevenant Angeline.
Il tua cette boucle de pensée. La possibilité le troublait. Cesser d’être la moitié de lui-même. Retrouver énergie, naïveté, arrogance, sentimentalité superflue. Accepter l’imperfection qui venait avec. Pour l’heure, le refus l’emportait.
La nuit, les gens dormaient ; aussi, il ne s’attendait à croiser personne et se surprit de l’identité de la promeneuse.
— Bonsoir, Paule.
Elle vida son nez dans son mouchoir puis répondit :
— Vous. Vous allez me le payer.
— Pardon ?
La main crispée, l’humaine parut tenter d’agripper le vent pour mieux reconnaître la futilité du geste.
— J’ai besoin de mon sang-froid. Je ne sais pas ce que vous avez fichu mais vous me l’avez cassé.
— Vous me confondez avec Jean.
— Peut-être. Je m’en fiche. Arrangez-moi cela.
Elle étendit sa main ; Line médita sur la signification du geste. Toutes ces choses que permettait de faire une main humaine. Il l’utilisa comme porte d’entrée et s’imprima sur sa chair. Elle et lui se jaugèrent.
(Elle ne voulait plus jamais pleurer de toute sa vie.)
Pourquoi pas ?
(Parce que ses larmes n’intéressaient personne.)
Comment ça ?
(On n’avait pas besoin qu’elle s’apitoie sur son sort. Il n’était pas si pire, son sort. On avait besoin qu’elle s’occupe d’elle-même, qu’elle fasse son travail, et qu’elle s’occupe d’autrui avec les forces qui lui restaient.)
Dans cette lugubre conception de sa vie, est-ce qu’autrui s’occupait d’elle en retour ?
(Elle n’avait pas besoin d’aide.)
Elle venait d’en réclamer.
— Paule ?
Ils rouvrirent ses yeux. Devant, la petite figure et le grand nez d’Ada ; des traits qui, dans l’esprit de Paule, invoquaient le mot « amie ».
— Est-ce que tout va bien ? Tu as l’air dans un de ces états depuis–
Elle l’enlaça. La chair de ses bras absorba le sursaut.
— Tout ira bien. On l’a eu. Ce vieux salopard de Phil. J’ai cru mourir de peur, mais on l’a eu.
L’étreinte cessa. Ada semblait mal à l’aise ; Paule la pressa. Elle hésita :
— Je crois que ce n’est pas la fin de mes problèmes.
— Que se passe-t-il ?
Line attrapa un bruit étrange. Une espèce de vrombissement derrière leur tête. Paule suivit son train de pensée, arma son bras, et attrapa la chose. Dure et solide dans sa paume, puis d’une douleur atroce. Sa main se rouvrit ; une créature rougie de sang en sortit. Ada tança :
— Non ! Ce n’est pas ce que nous avons convenu.
— Notre arrangement impliquait l’absence de témoins, Adamantine.
Les doigts de Paule ne réagissaient plus à ses ordres. Line devint le vide, une règle à l’esprit : il pouvait refermer une plaie si elle était propre.
— Propre ou non, elle est méchante, remarqua Salamandre. Qui a fait ça ?
— Tu n’es pas obligé de faire semblant de t’y intéresser.
— Eh oh, range ta mauvaise humeur, je ne t’ai pas agressé. Pousse-toi, je vais te guider avant que tu casses encore tout comme d’habitude.
À la connaissance du sylphe, [gide] n’était pas un synonyme de [ʁɑ̃plase] ; Salamandre raccommoda la main à sa place.
— C’est une exception. Dis à ton humaine qu’on empoigne pas des lames de rasoir ?
— Merci, au revoir.
— À ton prochain passage, tu seras mignon de m’expliquer ce que vous fabriquez.
Line revint à Paule. La créature se posa sur son nez, directement devant ses yeux ; elle le héla :
— Toi. Je ne sais pas quelle est ta mission, mais tu vas y ajouter une tâche. Fais-la oublier cette rencontre.
(Le sylphe ignorait comment s’y prendre ; Paule lui souffla l’idée qu’ils avaient intérêt à prétendre y parvenir.)
Il ferma ses paupières et répondit :
— C’est fait.
— Bien. Adamantine, reprenons.
La créature s’en fut avec Ada. Paule rouvrit une paupière, observa sa trajectoire, la perdit au premier virage du couloir. Line la retint.
(Voilà qui fleurait fort les problèmes. Et la menace pour la Tour éternelle ; elle verrait si elle parvenait à en convaincre le Commandant des Gardes. Le sylphe voulait-il se charger de prévenir Nathanaël ?)
Line se sépara de Paule et suivit son conseil. Naviguer l’architecture de la maison allait plus vite quand on traversait les murs. N’ayant pas trouvé Nathanaël dans sa chambre, il tenta le bureau ; cette nuit semblait impropre au sommeil.
— Nat.
— Bonjour, Line. Ou bonne nuit ? Non, ce serait un au revoir. Comment te portes-tu ?
Le sylphe ignora l’incohérence du propos et l’informa :
— Ada est partie.
Nathanaël roula des yeux.
— Grand bien lui en fasse, mes amitiés à la pension.
— Tu ne comprends pas.
— Écoute, je n’ai pas le temps de papoter, je suis occupé.
— À quoi ?
— Des plans.
Sur sa table de travail, quatorze billets raturés. La complexité du message ne justifiait pas ce nombre d’échecs. Line risqua :
— Tu gagnerais à dormir.
La réponse fut moins une phrase qu’un bruit. Jean lui en voudrait s’il laissait Nathanaël se mettre en danger ; inenvisageable donc de laisser la catastrophe suivre son cours. Histoire d’ajouter du poids à son injonction au sommeil, il se glissa dans la chair.
Le ton de leur réunion, d’abord hésitant, coagula en une sourde détermination. Nathanaël montra les dents et se plaignit à voix haute :
— J’aimerais beaucoup que vous arrêtiez les frais, Jean et toi.
— Pardon ?
— Il m’a fallu le temps de relier les points. Qui s’introduit dans l’organisme, en bouleverse l’humeur et laisse à son départ un sentiment de malaise ? Ha.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles.
— Ce n’est rien, mon ami.
Il pointa la pendule.
— Sais-tu lire l’heure ? Le matin vient ; avec lui le conseil au sommet de la Tour éternelle ; il n’est plus temps de dormir.
Le porte-plume ferme dans la main, Nathanaël écrivit une liste d’une demi-douzaine de questions. Il souffla sur l’encre et marmonna :
— Pourvu qu’elles fassent l’affaire.
Line se trouva sans opinion à ce sujet. On toqua à la porte ; ils allèrent ouvrir et trouvèrent Félix adossé à l’encadrure. Sa présence accéléra le cœur de Nathanaël. Line le lui ralentit derechef.
— Que fais-tu là de si bonne heure ?
— Et toi donc ?
— Je travaille.
— Tu as une minute ?
Il s’introduisit dans le bureau et ferma la porte derrière lui.
— Une minute pour ?
Garder le silence, apparemment. Puis :
— Bon, tu savais que ça ne durerait pas. J’ai pas raison ? Tu l’as dit toi-même. Tu étais de passage. J’ai adoré t’y croiser. N’éternisons pas.
Le moment se suspendit si loin que Line vérifia de quel côté de la réalité il se trouvait.
— Rebonjour, bébé. Donc, cette explication ?
— Pas maintenant.
De retour au monde, le sylphe attendit encore. Nathanaël conclut :
— Tu me quittes.
— J’ai récupéré la responsabilité d’officialiser les faits, en tout cas.
(Était-ce une chose qu’il avait dite ? Faite ? Échoué à faire ? Échoué à dire ? Quelle qu’elle fût, cette chose dont la rupture dessinait les contours, elle piquait ; chaque seconde enfonçait ses épines dans sa poitrine.)
Le sylphe n’allait pas s’infliger ce genre de souffrance.
— Au revoir.
Ouvrir la porte, repousser l’amant, refermer la porte : voilà qui était réglé.
(Qu’il se séparât de lui sur le champ.)
Line roula des yeux et regagna l’air. Nathanaël, confus une seconde, se jeta dans le couloir.
Le sylphe entendit un tintement. Celui d’une poignée de pièces dans une bourse en tissu, échangée d’une main à une autre. Félix, la transaction effectuée, disparut au détour d’un couloir ; Nat resta figé sur place.
Comment s’appelait cette autre de ses cousines, déjà ? Églantine, peut-être ? Il y avait trop de gens dans cette maison, et le sylphe ne comptait même pas les employés.
— Qu’as-tu fait ?
— Oh, pitié. Combien de temps comptais-tu encore les agiter sous notre nez ?
Embarrassé, Line se demanda quand Nathanaël aurait le temps de se détourner de ses petites affaires personnelles pour s’intéresser à leurs vrais problèmes.
*
L’échec de Jean le sylphe à convaincre un prisonnier de s’évader le travaillait ; il se croyait spécialiste des remises en liberté. Aussi était-il resté auprès de Juan dans l’espoir que celui-ci change d’avis. Il chuchotait un « vous êtes sûr ? » à l’oreille de l’assistant entre deux de ses tâches ; celui-ci lui réclamait le silence avec une irritation grandissante.
Puis arriva, apparemment, l’heure du conseil. Le sylphe n’était même pas certain du rôle que l’humain y tenait.
— Je suis un visage amical à regarder pour ses membres pendant que le gros machin enregistre leurs demandes et tranche leurs conflits.
— Et vous ne pouvez pas en profiter pour partir ?
— Non ! Chut !
Juan ouvrit un tunnel aux parois lisses et s’y laissa tomber. Une autre porte s’ouvrit dans la salle obscure ; Jean supposa qu’elle était pour lui.
— Merci, mais je pouvais sortir tout seul !
— Que fais-tu ici, toi ?! [ʁɛst saʒ].
Les ordres du Grand Maître remplirent leur office. Jean resta sage.
Ada entra au sommet de la Tour éternelle. Comme chaque fois que Jean la voyait, elle lui frappa l’esprit jusqu’à la dernière de ses boucles internes. Il ne s’expliquait pas pourquoi. S’il n’avait pas été contraint à rester sage, il se serait demandé ce qu’elle fabriquait dans cet endroit.
La femme pesta :
— Et maintenant, quoi, je parle à la reine des fées ? Si vous me faites monter un escalier de plus je vous arrache les ailes.
Le Grand Maître répliqua :
— Bonjour, Adamantine.
— Toujours pas mon prénom.
— Cela aurait été plus facile de te retrouver si on ne te l’avait pas arraché. Je t’ai cherchée, sais-tu ? Même après que ton grand-père m’a juré que tu étais morte. Une offuscation si parfaite se respecte autant qu’elle se craint ; enfin te voilà, à présent.
— Quoi, c’est vous le patron ? Vous avez toutes la même voix. Montrez-vous donc.
Jean hésita à l’informer du genre de créature auquel elle avait affaire. L’ordre tenait toujours. Il resta sage.
— Que vois-tu ?
Ada observa les alentours. Dans la faible lumière, elle ne devait pas distinguer aussi bien que Jean l’alignement des machines noires aux lueurs colorées, au mieux comprenait-elle la forme de la pièce, sa rotondité où se fichait une colonnade centrale.
— Je suis tout ce que tu vois.
Elle recula. La voix confuse, elle tenta :
— Vous êtes un sylphe qui habite cette pièce, c’est ça ?
— Que voilà une façon erronée d’envisager les choses. Je suis le Grand Maître de la Tour éternelle et j’ai besoin de ton aide, ou le monde prendra fin.
Un moment de silence. Puis :
— J’ai demandé à vos petites fées de quoi il était en danger. Elles m’ont répondu « de ne pas être sauvé. »
— Je n’ai pas de meilleure réponse à t’offrir ; elle s’explique d’elle-même.
— Elle est surtout circulaire. On voudrait bien savoir au nom de quoi vous avez commandité le rapt de toute la descendance de Magdalena Morez.
La salle cligna.
— Encore une fois, une façon très erronée d’envisager les choses. Je ne vous ai pas enlevés, je vous ai réquisitionnés.
— Pourquoi ?
— Parce que les règles que tes ancêtres ont exigé du monde m’imposent un collaborateur permanent ainsi que l’action de mains humaines pour certaines opérations. Sans ma surveillance et mon intervention, tout s’effondrerait. Il importe donc que je dispose d’un collaborateur permanent et de mains humaines. Or, le précédent titulaire du poste m’en a privé.
— C’est-à-dire ?
— Tes connaissances sont trop limitées pour comprendre l’explication. Mais les machines autour de toi peuvent être protégées des prises de contrôle indues en limitant leur accès aux seules personnes dotées de certaines caractéristiques héréditaires. Sur toute cette île, seul Juan Morez possédait celles définies par son prédécesseur. J’ai mis des années à le trouver. Tu as les mêmes.
D’accord pour les mains humaines : mais pour ce qui était du collaborateur permanent… Angeline se trouvait littéralement dans un bocal sur une étagère. Ils auraient pu partager le travail. Ou Salamandre aurait pu réparer son sabotage.
— Vous me voulez comme assistante, conclut Ada. Qu’est-ce qui se passe si je refuse ?
— Ta mère a eu un autre enfant.
— Vous n’êtes pas sérieux ? Il a douze ans.
— J’ai besoin de quelqu’un dès aujourd’hui. Ton choix, ma belle.
Ada resta coite. Et Jean, sage.