Antécédemment : Si Nathanaël de Luz a reconquis son titre passé, l’histoire de ses amis leur pose davantage de problèmes. Jean et Line ont admis leurs sentiments complexes vis-à-vis du sylphe qu’ils étaient jadis. Quant à Ada, elle s’est fait une frayeur en rencontrant le pire ennemi de son protecteur et en découvrant leur lien de parenté…
Nathanaël de Luz se trouva contraint d’admettre la perfection du rangement de son bureau. D’une part, parce qu’il disposait d’yeux ; d’autre part, parce que ses deux amants manifestèrent leur inquiétude quant à son insistance pour aligner son coupe-papier et son plumier avec son sous-main.
— Je me tranquilliserai, avoua-t-il, après le conseil de demain : j’y ferai mon retour forcé.
— Tu n’as donc que ce soir pour rassembler tes soutiens ? nota Paule. C’est court.
Nat agita la main dans le vide :
— Oh, je m’en passe.
Conscient d’avoir aggravé la nervosité de ses invités, il leur explicita :
— Du fait, primo, que les membres de Luz me reconnaissent comme leur maître, secundo, que mon statut est moins fragile que celui de vos conseillers élus pour un mandat – je vous rappelle, mes chers, que j’ai été nommé à vie – et, tertio, que je suis la partie lésée… toquer à toutes les portes pour serrer toutes les mains me donnerait l’air plus suspect qu’innocent.
Félix s’étrangla sur sa propre salive.
— Ah c’est une autre culture. Pas peur d’un « accident » ?
Nathanaël eut une pensée gênée pour son évasion pétrie de paranoïa.
— À moins que quantité de monde ait perdu la raison, ce n’est pas ainsi que se déroulent les affaires dans la Tour éternelle.
— Excellente épitaphe.
L’avancée du jour – ou peut-être les frictions entre ces deux mondes où il marchait – causait une telle fatigue chez Nat qu’il fut saisi du soudain désir d’inviter son amant à sceller son gosier pour une fois dans sa vie. Il reconnut là un accès de colère irrationnel et résolut de le canaliser.
— Mes amours, resterez-vous dormir ? Dans le doute, laissez-moi vous faire préparer une chambre. Allez vérifier qu’elle soit selon vos goûts, voulez-vous ?
Il héla un domestique dans le couloir et poussa ses amants vers la porte. L’air blessé de Paule lui enseigna qu’elle n’était pas dupe une seconde de sa feinte nonchalance. Félix ne laissa rien paraître de son opinion sur la question.
Enfin, Nathanaël de Luz fut seul.
Aussi seul qu’on pût l’être, au centre de sa maison, au milieu des affaires qui reprendraient bientôt.
Une minute s’écoula avant qu’on le dérangeât. Parmi la génération d’enfants qui revenaient de la nurserie, il serait amené un jour à se choisir un secrétaire ; pour l’heure, la tâche lui revenait d’ouvrir à ses solliciteurs.
Lui apparut madame Rousseau-Stiegsen, diaphane à faire craindre pour sa santé jusqu’à ce qu’on se remémore cette pâleur renforcée par son teint naturel.
— Ada ! Je vous croyais déjà partie. Au temps pour nos adieux, et que me vaut votre visite ?
— Je ne savais pas où me rendre. Je ne veux pas rentrer seule. J’espérais attraper Félix et Paule. Est-ce que je peux m’asseoir ?
Il lui désigna un siège approprié et lui proposa le reste du thé. Elle grimaça au contact du breuvage sur sa langue, puis l’histoire de ses quelques heures cumulées à la Tour éternelle déborda de ses lèvres en une longue cataracte. Nathanaël força son visage à ne pas manifester les émotions qui le traversèrent durant ce récit. Depuis la tentative d’Ada de faire reconnaître son statut de demi-sang pour contraindre le Commandant des Gardes à se charger de Philémon, en passant par la découverte d’une ligne censurée qui n’aurait pas dû l’être dans les archives de Virive, jusqu’à cette recherche de paternité sur laquelle elle resta vague mais qui n’avait, disait-elle, rien donné…
— Les Virive vous ont donc laissé partir ?
— Rien de ma prétendue adoption n’est en écriture et rien de mon potentiel géniteur n’est concret.
— Qu’elle est maligne, Omérine. Je ne voudrais pas m’attirer son inimitié. Mais avez-vous le dossier complet ?
Elle lui déplia la liasse de papier depuis la poche de son tablier. Églantine, mère récurrente et pas toujours la mieux organisée, avait eu recours aux services de Clémentine d’Ascley quand l’incertitude l’exigeait ; Nat en avait développé le goût du déchiffrement des résultats. Ceux d’Ada lui firent voir flou au point où il retira ses lunettes de lecture.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vous a-t-on informée que si la machine ne vous trouve pas de père, elle vous désigne un grand-père ?
— Pardon ?
Il lui pointa la ligne concernée : « Ascley S. – 75 – v – gp – 235. » La citadine fronça le nez. Bien sûr, elle ne connaissait pas le code : il le lui expliqua.
— Un sieur de la maison Ascley dont le prénom commence par la lettre S, âgé de soixante-quinze printemps et toujours vivant à l’heure actuelle – belle prouesse – serait votre grand-père, du fait qu’il partage avec vous deux cent trente-cinq parts pour mille de votre hérédité ; c’est, en tout cas, ce que l’appareil prétend mesurer.
Ada reprit des couleurs, arborant ce regard mi-clos qui signalait sa réflexion intérieure.
— Donc. Mon habileté très relative dans les Illusions me viendrait d’un enfant de cet homme que la Tour n’a jamais reconnu ? Si l’hypothèse Adèle Rousseau tient toujours, un fils conçu avec une autre domestique qui se serait, elle, enfuie avant de déclarer sa grossesse ? Ça sonne bien dramatique, mais ma… quelqu’un m’a raconté que ça se faisait.
Après la quantité effroyable de surgeons semi-nobles qu’il avait dénichée en Ville, Nathanaël était presque mûr pour accepter cette version des faits. Toutefois, il se méfiait trop de la maison Ascley.
Le dossier était séparé en deux parties : les liens probables, et les liens improbables. Il se trouva dans la première : « Luz N. – 30 – v – c1 – 121. » Cousin au premier degré, par la vertu de cent vingt-et-une part d’hérédité partagée. Il se tira un siège et commenta :
— Peut-être est-ce S. pour Samuel, auquel cas votre grand-père est aussi le mien.
Ada sursauta. Quelle aberration de ses nerfs la plongeait dans cet état craintif ? Depuis son arrivée, on eût dit qu’il la terrifiait. Comme si elle savait quelque chose qui… L’évidence le gifla.
— Pourquoi inventons-nous à cet homme un fils caché quand il a un fils connu ?
La première page du rapport prétendait l’appareil incapable de conclure, mais quand un Luz avait-il jamais fait aveuglément confiance à ces machines opaques, héritées de leurs ancêtres, dont on ignorait les rouages ? Il partit à la dernière page, fouilla les liens dits improbables et y trouva son suspect. « Ascley G. – 45 – v – f – 491. »
Désigné frère d’Ada de manière improbable.
— Avez-vous lu « De la Transmission de l’Hérédité telle que nous l’Enseigne l’Étude de Certaines Espèces de Haricots », cet ouvrage extraordinaire du Frère Jean Grégoire Consolation, mon amie ?
— Il faisait partie de mes lectures obligatoires de médecine. Je sais ce que vous pensez ; mais comment cet homme pourrait-il être mon père s’il partage moins de cinq cent parts pour mille de son hérédité avec moi ? C’est censé être une sur deux exactement, pas environ.
— Et comment pourrait-il être votre frère si son père est votre grand-père ? La machine aura mal compté. Ou les Ascley l’auront sabotée : elle leur est plus facile d’accès que les Archives…
… ou que l’organe Illusoire d’une doctoresse demi-sang encore terrifiée des décennies plus tard. Et s’il y avait eu sabotage, il y avait eu complot ; ce qui signifiait que Monseigneur Gabriel d’Ascley avait sciemment manqué à son devoir de ne contracter aucun mariage et de ne répandre aucune descendance. Avant même d’être nommé, vu l’âge d’Ada. Les tympans soudain sourds, le Seigneur de Luz prit la mesure du coin de l’arène où il venait de coincer son ennemi politique.
Il le tenait. Mortesélène, il le tenait. Gabriel serait contraint d’abdiquer, et sans lui à la tête d’Ascley tout ce commerce de volontés brisées qui tuait la Tour éternelle prendrait fin.
Avec ces preuves entre ses mains, et le témoignage de…
Une minute. La question se posait : la citadine Rousseau-Stiegsen livrait-elle à Luz l’instrument de sa victoire ? Ou Ada se tournait-elle vers un ami pour la protéger, comme elle l’avait fait toutes ces années où elle craignait Philémon Levraut ?
Il tenta d’une voix à laquelle il ôta tout triomphe :
— Comment vous sentez-vous ?
Elle répondit, lasse :
— Comme quelqu’un qui voudrait oublier et qui n’a ni le droit de boire, ni le pouvoir de vous empêcher de faire ce que vous ferez.
Nathanaël lui saisit les mains.
— Ada. Que voulez-vous ?
— Quelle importance ? C’était une erreur que de m’en remettre à vous.
Elle arborait ce même regard que – qu’il y avait bien deux semaines, dans la voiture qui les ramenait en Ville. Ce jugement de Nat comme d’un être opportuniste, qui se déclarait son ami une minute mais la trahirait dès que son ambition l’exigerait. Cette pointe de colère que remplaçait la résignation. Nathanaël prit son inspiration.
— Dans ces circonstances qui vous concernent, ce que vous voulez est important pour moi. Je ne suis pas votre époux.
Elle sursauta, débuta une parole d’indignation, se trouva incapable de le contredire et se tut. Un instant encore, puis elle se plaignit :
— Ce rapport dit qu’il a quarante-cinq ans. J’en ai bientôt vingt-sept. Faites le calcul. Je n’ai jamais eu de père, Luz ; des mères ? j’en ai à ne plus savoir qu’en faire, mais un père ne m’a pas manqué. Je ne lui en veux pas de ma naissance et je ne lui veux rien, toutefois il y a aussi ce manque de justice pour Adèle Rousseau, qu’il a séduite de manière scélérate – sinon pire –, privée de son premier enfant et de son emploi.
Ses mains quittèrent celles de Nat ; elle y cacha son visage.
— Je l’ai reconnu. J’ai compris les indices, et je l’ai reconnu. Même les deux témoins de notre rencontre se sont douté de quelque chose. Lui ? Il a nié l’évidence. Mais si je le trahis aujourd’hui…
Nul besoin d’achever sa phrase. Participer à la chute du Seigneur d’Ascley signerait, pour Ada, le renoncement à toute relation avec son géniteur. En ferait peut-être son ennemi. Si tôt après avoir enfin trouvé une conclusion à la tragédie ayant empoisonné sa jeunesse. Sans parler des autres problèmes brûlants de son existence – Sven devait encore répondre de ses actes.
— Je voudrais, conclut Ada, du temps. Et le lui annoncer moi-même. Est-ce que c’est acceptable ?
Nathanaël songea aux nobles perdus au Rêve Blanc, au Doux Sourire, à la Grande Paix ; à ces esprits égarés, ces corps aux articulations défaites, abandonnés pour un bonheur plus factice que n’importe quelle Illusion ; à ces noms qu’on ne prononçait plus, ces chambres qu’on scellait. Un sieur ou une demoiselle, trop triste pour vivre pleinement, se faisait prescrire La Vie par Ascley ; son Seigneur ou sa Dame, débordé et bien heureux de voir le problème résolu par quelqu’un d’autre, en devenait redevable envers le maître des Médecins. Personne ne méritait de souffrir ; c’était-à-dire que personne ne méritait de voir sa souffrance réduite à une question de chimie avant même d’être entendue ; mais aussi que, vu l’histoire de la Sudropée, personne du peuple ne méritait de se sacrifier pour la Tour éternelle.
Une inspiration. Une expiration.
— Nous attendrons que vous soyez prête. Sur l’honneur de ma maison, je vous le promets.
Faire tomber Gabriel provoquerait des remous si profonds qu’on distinguait mal l’utilité de se précipiter, de toute manière.
*
Jean, un sentiment trouble aux boucles, traversait planchers, ambiances et plafonds de la Tour éternelle à la recherche de sa plus haute chambre. Il ne prêtait aucune attention aux diverses scènes des pièces de l’édifice auxquelles il ajoutait une bourrasque soudaine ; c’était à peine si son regard parvenait à lui offrir la vision de ses alentours, tant il rejouait dans son esprit sa conversation avec son autre moitié.
— Je n’arrive pas à croire que tu te sois allié au Grand Maître, espèce d’idiot.
— Et moi que tu papotes avec Salamandre comme s’il n’avait pas juré de détruire le monde, espèce de fou !
— Est-ce qu’il a même une chance d’y parvenir ? Le monde est plein à ras-bord d’êtres qui le guident et le surveillent.
— Je crois en avoir rencontré un.
— Et ça, c’était de ce côté de la réalité.
Encore un secret d’une ampleur qui, avec le recul, devenait hilarante : le nombre de fois où Line s’était invité derrière le voile du monde dans le dos de Jean. Et l’existence même de cet endroit étrange, accessible de par leur nature de fragments conscients de l’espace, qui permettait d’accéder à des raccourcis pour faire advenir des événements.
— L’impossible devient possible ?
— Pas à ce point-là. Le possible devient plus aisé.
— Et tu m’as caché ça.
— Pour ton bien, pour le mien, pour celui du monde en général.
— Quelle opinion affreuse est-ce que tu as de moi, Line ?
De toute manière, les gens de qualité ne semblaient pas apprécier qu’on s’ingère dans leurs affaires ; de l’opinion de Line, c’était la meilleure des deux options.
— On ne se mêle de rien, on aide nos amis.
— Amis qui vont mourir un jour qu’on les aide ou non. Énergie gâchée.
— Non. Nous avons le choix.
— Quel choix ?
— Celui de les aimer ou de les ignorer, de les aider ou de les abandonner, de nous souvenir d’eux ou de les oublier.
Leur liberté impliquait de s’occuper de leurs propres décisions sans que les lois de l’Univers ne les déterminent à leur place.
— Tu dis ça parce que tu es obsédé par Nathanaël.
— Non.
— Si. Mais, oui, je ne détesterais pas aider nos amis à régler leurs affaires, parce que c’est aberrant tout ce que les humains ignorent sur la façon dont leur monde fonctionne.
Pourquoi le Grand Maître dissimulait-il sa nature inhumaine, par exemple ? Et quelle était la nature de sa relation avec sa doublure et complice, Juan ?
— D’après Salamandre, il le remplace. C’est vrai que je ne te l’avais pas dit.
— C’est pour ça qu’il faut qu’on se parle. Si les gens se parlaient, tout cet imbroglio serait résolu depuis des décennies. Mais Juan est vieux, non ? Et humain. Donc mortel.
— Le major Chapuis travaille pour le Grand Maître en sus de son poste dans la Garde Touraine, il est peut-être voué à le succéder.
— Mais pourquoi lui ? Pourquoi qui que ce soit ? Qui a décrété que le Grand Maître devait garder un prisonnier en haut de la Tour ?
Le terme était jeté. Le Grand Maître disposait d’un prisonnier ; quelqu’un qui travaillait pour lui et qui avait profité d’une occasion pour libérer Nathanaël de Luz et Angeline plutôt que de se sauver lui-même.
Les sylphes avaient une dette envers cet homme : il leur avait paru opportun de la solder, ce à quoi Jean s’affairait. À son arrivée tout là-haut, il écouta la routine entre le maître de la Tour et son assistant. La voix du cénète qui gouvernait le pays dans l’ombre ne charriait pas quantité d’émotion ; toutefois, aujourd’hui, il semblait distrait. Juan lui répéta plusieurs fois la même question avait qu’il ne se décide à répondre.
Malgré ça, vu la nature de la conversation qu’il espérait tenir, le sylphe chercha le meilleur moyen d’assurer leur privauté.
Jean abandonna l’air et se faufila dans la chair. Devenu Juan, deux faits lui apparurent. D’une part, quelque chose était… abîmé, chez ce corps. Un ensemble de cassures et de réparations accomplies au cours du temps, certaines naturelles, d’autres pas.
(On avait voulu le maintenir en bonne santé le plus longtemps possible sans jamais cesser de le faire travailler ; à soixante-treize ans, ça devenait un casse-tête.)
L’autre fait, c’était la tranquille acceptation de son invasion par Juan. L’homme n’avait même pas laissé échapper un sursaut.
(La force de l’habitude, pis cet arrangement était le meilleur contre l’espionnage, ce que Jean aurait compris avant s’il avait été un meilleur espion.)
Est-ce qu’il désirait l’assistance du sylphe pour échapper au Grand Maître ? Jean se sentit envahi d’une pitié étrangère à ses émotions.
(Qu’il ne se vexe pas, surtout, d’entendre un refus.)
Comment ça, un refus ?
(Juan se considérait bien comme prisonnier, dans le sens où il était attendu de lui qu’il demeure dans la Tour jusqu’à ce qu’on l’en congédie.)
Alors pourquoi ne pas fuir ?
(S’il quittait cet endroit, il serait remplacé.)
Et c’était un problème parce que… ?
(Parce que Juan ne souhaitait cette absence de vie à personne, pas même à quelqu’un qu’il n’appréciait pas. Lui, c’était différent. Il n’avait que sept ans, à l’époque ; sa vie n’avait pas eu le temps de commencer ; rien n’était perdu. Chaque jour supplémentaire qu’il passait entre ces murs, c’était un jour gagné pour les autres. Il n’était pas complètement résigné : il profitait d’occasions pour arranger ses affaires. Voilà longtemps qu’il désirait tranquilliser sa sœur aînée ; le bannissement de Luz avait fait de lui un agent libre, capable de recevoir un message et de le délivrer. Pas si simple, à la Tour, de trouver quiconque à même de rendre ce genre de services ou désireux de le faire.
Mais c’était tout ce qu’il était en droit d’exiger du monde.
Pourquoi lui ? La question avait brûlé ses lèvres toute son adolescence, puis l’âge adulte avait douché la crise existentielle. Il fallait quelqu’un, voilà tout. Il resterait ici jusqu’au jour de sa mort, qu’il espérait aussi lointain que possible, pour protéger le monde de la folie du Grand Maître.
Jean le sylphe était, en conséquence, prié de ne pas s’en mêler.)
*
Félix et Paule ne souhaitaient pas rentrer à la pension le soir-même ; Ada Rousseau-Stiegsen ne s’imaginait pas rentrer sans eux. Alors ils lui confièrent la chambre d’ami qu’on leur avait préparée et partirent dormir ailleurs.
Ada ne trouva pas le sommeil. Elle n’aurait pas dit non à une petite camomille, mais elle ignorait le chemin des cuisines et appeler quelqu’un du personnel pour la servir lui faisait horreur. Aussi elle ne disposait d’aucun calmant pour échapper au poids de l’effroyable quantité d’efforts qui avaient été accomplis pour se débarrasser d’elle.
La main sur le ventre, Ada reconnut que son sentiment était injuste pour Adèle Rousseau. On venait de lui rappeler la règle : un enfant demi-sang n’appartenait pas à son parent plébéien et vice-versa. Du moment où la Tour s’était trouvée informée de sa grossesse, Adèle avait perdu voix au chapitre.
Mais entre son sevrage et son entrée au foyer pour orphelins, il s’était bien écoulé quatre années, durant lesquelles quelqu’un avait dû s’occuper d’elle. Gabriel d’Ascley ? Qui imaginait un garçon de dix-huit ans s’occuper d’un nourrisson tout en cachant si bien sa paternité que nul n’avait jamais mentionné son inéligibilité au rang de maître de sa maison ? L’improbabilité la fit sourire. Les commissures de ses lèvres ne restèrent pas élevées bien longtemps.
Toutes les réflexions d’Ada échouaient dans un même pourquoi ? La question appelait réponse, parce que les événements du monde devaient obéir aux lois de la logique, ainsi l’exigeait la Raison.
La pensée l’emmena vers sa mère. Acha Enguerrand, celle qui savait tout depuis le début et se trouvait incapable d’en informer sa fille adoptive. L’espace d’un instant, Ada se demanda si l’insistance maternelle à ce qu’elle étudie médecine était liée à la maison de son géniteur.
Un bruit sur l’oreiller la fit sursauter. Elle y tourna son regard et conclut que, malgré tous les efforts de sa maman pour l’éduquer en personne rationnelle, sa prise sur la réalité venait de lâcher.
Il y avait là une personne de la taille de son index, un vêtement informe jeté sur sa nudité, des ailes au reflet métallique dans le dos, des cheveux taillés au carré – pour éviter de s’emmêler dans lesdites ailes, supposa Ada. C’avait été un soulagement pour elle d’apprendre ses connaissances sylphides plus complexes que des courants d’air parlants ; ils lui apportaient ainsi la promesse que le monde n’était pas régi par l’arbitraire de la magie mais par des lois naturelles encore inconnues.
Par contre, ça, c’était une fée.
— Bonjour, Adamantine, salua la fée.
Une voix : voilà qui disqualifiait l’Illusion. Bien des réponses auraient pu être apportées à ce salut. « Qui êtes-vous », « comment êtes-vous entrée », « je ne m’appelle pas Adamantine ». Ada crispa la main sur son ventre et répliqua :
— Vous arrivez trop tôt pour le rapt, revenez dans quelques mois.
— Est-ce bien toi, Adamantine ?
— Ça dépend pourquoi on la demande.
— Pourquoi ? Parce que si c’est toi, ça change tout. Puis-je goûter ton sang une seconde ?
Le temps du choc et du refus, la fée s’était déjà jetée sur le peu de gras de sa main avec ses dents à la brûlure d’aiguilles. Ada l’envoya voler, observa la plaie par bonheur superficielle. La fée revint à la charge :
— C’est toi. C’est bien toi. Après tout ce temps. Tous leurs mensonges.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— J’ai besoin de toi, Adamantine.
— Pour quoi faire ?
— Sauver le monde.
Un silence. Puis la seule question logique :
— Le sauver de quoi ?