Antécédemment : Nathanaël gère les tensions entre sa famille et ses invités Félix et Paule ; Ada a accepté de participer au complot des Virive pour retrouver son géniteur. Les deux sylphes sont également présents dans la Tour éternelle…
Line le sylphe et son comparse Jean, dans le couloir devant le bureau du maître de Luz, avaient un pari en cours. Jean affirma, la voix vibrée bas entre ses boucles pour ne pas orienter l’issue en sa faveur :
— Il va s’en rappeler.
Line en douta. Cette cousine de Nathanaël dont il ne retenait pas le nom referma la porte derrière elle, se frotta les épaules et rajusta son châle ; la présence des deux sylphes rendait le courant d’air froid. Un phénomène curieux, étant donné qu’ils étaient plus chauds que l’air ambiant, jusqu’à ce qu’on se remémore qu’ils étaient moins l’atmosphère que des parasites métaphysiques de l’atmosphère et dérobaient autour d’eux l’énergie nécessaire à leur existence continuelle.
— Bonjour, Émeline, salua Jean.
Celle-ci sursauta, se recomposa, puis analysa la situation :
— Nat vous a oublié.
— Il se souviendra de nous.
— Vous ? Ah, c’est vrai, votre division. Si je puis me permettre, messieurs les sylphes, moi-même, je ne vous vois pas. Et, pardonnez ma grossièreté mais, si je ne vous vois pas, vous n’existez pas. Vivre en la Tour éternelle exige cette raideur de l’esprit. Cessez donc d’espérer et manifestez-vous.
Elle s’en repartit ; Line contint la joie mauvaise qui le saisit à voir Jean fulminer. Il déclara :
— Je vais suivre son conseil.
Il se fit le mur puis l’air de l’autre côté. Nathanaël discutait avec Félix et Paule de sujets sans intérêt tout en rangeant son bureau ; son regard tomba vers un dossier cartonné au milieu d’une pile, qu’il ouvrit et lut en diagonale. Line accepta la réalité que Jean venait de gagner son pari.
— Mortesélène, Line et Jean ! Où les ai-je laissés ?
— Je suis là, Jean suit.
— Tu en es ? De quoi donc ?
Line refusa le quiproquo et se pencha sur les écritures le concernant.
Voilà des semaines, son prédécesseur Angeline avait réclamé à la maison Virive des informations sur ses origines, suggérant sans le savoir que la note pour cette prestation soit envoyée à Nathanaël.
La chronologie du rapport voulait que Virive n’ait rien trouvé chez elle, se soit tournée vers la maison Genèpe et sa connaissance du folklore, et qu’elle-même l’ait renvoyée vers la maison Thalas dont la légende voulait qu’elle ait déjà étudié une créature composée d’air ambiant. La Dame de Thalas avait déclaré qu’elle paierait pour la recherche mais qu’elle n’enseignerait son histoire qu’à l’entité concernée.
Le vœu d’Angeline se trouvait donc exaucé, à une conversation difficile près.
Les coins de la page voletèrent. Les seules turbulences de Line ne pouvaient l’expliquer : Jean s’était faufilé derrière lui et lisait à travers ses boucles. Impossible, dans ces conditions météorologiques, de demeurer discrets, aussi Nathanaël les héla :
— Mes amis, voulez-vous vous y rendre ? La maison Thalas occupe trois étages à partir du quatre-vingt-douzième, le bureau de la Dame se situe au plus élevé. Désirez-vous que je vous accompagne ?
— Non merci, répondit Line.
— Je puis me libérer, vous m’avez tant aidé. Vous deux, et Angeline avant vous. N’est-ce pas mon tour ?
Le sylphe sentit Jean sur le point de céder ; de supplier encore l’humain de lui étendre son humanité. Il l’invita au silence d’un coup de boucle et répondit :
— Ne fais pas de promesses que tu ne peux pas tenir, Nat.
Sans rien ajouter, il dirigea Jean vers les étages supérieurs.
*
Adamantine de Virive découvrait après une vie hors de la Tour la longue agonie des trajets en élévateurs. Elle tenta un sujet de conversation auprès de celle qui jouait le rôle de sa mère adoptive :
— Et donc, c’est Justielle, non Justine ?
— Ai-je besoin de vous faire un dessin, ma fille, ou êtes-vous assez fine pour deviner ma naissance et mes choix de vie ?
Au ton de voix, Ada apprit une règle de politesse en élévateur : ne pas ouvrir une discussion qui donnerait à ses interlocuteurs le désir de fuir sans leur en offrir la possibilité. Elle s’empourpra, chercha une échappatoire :
— Êtes-vous nombreux à faire la Traversée à la Tour ?
— La quoi ?
— La Traversée.
— De quoi parlez-vous ?
Balbutiante, elle tenta de résumer le concept. Justielle de Virive la fixa d’un regard réservé aux personnes délirantes. Ada entreprit de se taire. Elle déduisit que les habitants de la Tour n’adaptaient pas leur corps à leurs vœux par la méthode du reste de la Sudropée ; ce dont on pouvait déduire que le Passeur n’était pas une de ces inventions nobles comme les générateurs d’électricité ou les machines automatiques à broder.
Quelqu’un de moins scrupuleux aurait vu là une occasion de s’enrichir. Le temps d’être repérée et de se faire briser les genoux par la société secrète de la Traversée.
L’élévateur s’arrêta au cent-huitième étage ; Ada lut la plaque.
— « Ascley », est-ce que ce n’est pas la maison dont le Seigneur en a fait mettre un autre en prison ?
Ju la retint à l’entrée.
— Vous avez rencontré Nathanaël de Luz pendant son exil. Vous seriez sage de ne pas le mentionner : seule la maison des Médecins peut retrouver l’auteur de vos jours.
Parmi les inventions qui ne ruisselaient pas hors de la Tour, on comptait, Ada venait de l’apprendre, une machine capable de lire, de garder en mémoire et de comparer l’hérédité d’une grande quantité d’individus. De quoi corriger ces arbres généalogiques que chaque maison tenait pour ses gens et que Virive compilait en une seule forêt.
Ju s’apprêtait donc à exiger que cette invention noble compare l’hérédité d’Ada à celle de l’entièreté des hommes de la Tour – ainsi qu’à celle de quelques femmes.
— Notez que, bien que nous devions nous montrer exhaustives, votre géniteur sera un sieur. Aucune de mes consœurs ne joue à trousser les domestiques en sus de décevoir son père.
Une certaine Clémentine d’Ascley les reçut dans la pièce où trônait l’appareil à révéler les paternités. Elle ordonna à Ada de frotter un fragment de tissu à l’intérieur de sa joue : de quoi récupérer un peu de muqueuse, apparemment lisible par la machine. Par ailleurs, elle envoya un domestique demander à l’une de leurs maisons amies de commander du courant au Générateur Auxiliaire pour eux.
Un regard insistant de Justielle rappela à Ada que le « générateur auxiliaire » en question appartenait à la famille de Nathanaël et qu’il n’était toujours pas dans son intérêt de citer son nom. L’appareil, une petite table grise rehaussée d’un long bloc, s’activa ; du moins, c’est ce qu’Ada déduisit de la danse des lueurs colorées dessus. La médecineresse y inséra l’échantillon de joue et promit :
— Si votre père a jamais vécu à la Tour, nous le retrouverons.
Le sous-entendu informulé : il n’était pas nécessaire d’avoir été conçue par un membre reconnu de la noblesse pour être demi-sang. Tout le monde le savait. Personne ne le mentionnait. Parmi toutes ces caractéristiques de Luz qu’Ada découvrait typiques de la Tour plutôt que de l’énergumène, on comptait le déni de réalité.
Dans l’attente des résultats, Clémentine et Justielle conversèrent. De la même génération, elles se mirent à jour sur les commérages de leurs cercles d’amis. Ada, faute de maîtriser la liste des sujets de discussion tabou, se tint silencieuse.
Un homme entra dans la pièce sans frapper, arriva dans le dos de Clémentine et posa ses mains sur ses épaules avec une aisance qui dénotait un droit inaliénable à se rendre où bon lui semblait dans sa maison.
— Ma cousine ! Comment te portes-tu ?
— Monseigneur, répondit-elle.
Elle n’ajouta rien. L’air sur sa figure invitait au silence. Faute de la regarder en face, le nouveau venu claironna :
— Je sors de la salle d’opérations, il faut que je me distraie. Qu’as-tu là, Clém ?
Justielle expliqua :
— Nous sommes à la recherche du père de mademoiselle.
Le Seigneur d’Ascley dévisagea Ada, qui n’en crut pas ses yeux. Il changea d’expression ; un tiers joie, un tiers surprise, le reste de confusion. Par contre, il ne changea pas de traits : c’était préoccupant.
— Vous êtes bien âgée pour cela !
— Mademoiselle, demi-sang, fut trouvée en Ville.
— Oh ! Bienvenue à la Tour éternelle ! C’est la saison : je viens de passer trois heures à sauver le catoptrisme d’un citadin découvert Illusionniste.
Plus Ada demeurait dans la Tour, plus elle rejoignait l’avis de sa mère. Nathanaël n’était pas un homme. C’était un noble. Rien en lui n’était rare : chaque élément de sa personne, jusqu’au plus spécifique, existait en quantité parmi les siens.
— Mademoiselle ? Quelque chose vous dérange ? C’est le choc de la découverte de vos origines, je présume. Avez-vous considéré le Rêve Blanc ? Il m’en reste une quantité incroyable sur les bras, en voulez-vous ?
L’ancienne étudiante en médecine qui vivait encore dans le cœur d’Ada manqua de s’écrier qu’on ne prescrivait pas un tel traitement après deux minutes de consultation, si tant est que l’entrevue compte comme telle. Adamantine de Virive, le rôle qu’elle endossait pour l’heure, rangea son regard à une place plus humble et improvisa :
— Navrée. Votre visage m’a surprise.
Clémentine se figea d’un coup ; sentant le sujet sensible, Justielle tenta de détourner l’attention. Le Seigneur d’Ascley les ignora toutes deux et conclut :
— Vous avez rencontré mon neveu.
Ses yeux prirent un pli rieur ; sa bouche une torsion amère. Sélène, ce qu’ils se ressemblaient. Son oncle ? Nathanaël avait évoqué un conflit avec un ennemi mortel, pas avec un parent.
— Soyez heureuse de votre demi-sang, mademoiselle ! Ce que vous observez sur mes traits, c’est le résultat de la reproduction entre cousins. Il n’y a pas assez d’ancêtres pour tous, nos arbres généalogiques ressemblent à ces arbustes ornementaux dont on tresse les branches, et les sosies sont légion – encore que l’animal m’a fait la grâce de prendre les yeux de son père. Jusqu’à peu je me laissais pousser la barbe ; hélas, depuis un certain incident impliquant un saladier d’alcool et un briquet allumé, elle repousse par plaques disgracieuses. J’en ai fait le deuil.
La tension montait parmi les demoiselles qui l’accompagnaient ; Ada osa tout de même :
— Ce doit être votre neveu que j’ai croisé, alors. Il paraît… davantage remonté contre vous que vous ne l’êtes contre lui.
Le Seigneur d’Ascley prit une chaise.
— Avez-vous le temps ? Que raconté-je : vous attendez un résultat de paternité, bien sûr que vous avez le temps. Mademoiselle – je m’aperçois que je ne vous ai pas demandé votre prénom : quel est-il ?
— Ada.
— Adamantine, corrigea sa mère adoptive.
Ascley eut le sourire qu’on octroie aux mignonneries.
— Comme ma grand-mère ! Eh bien, mademoiselle Adamantine, je présume que vous avez déjà fait l’expérience de la frustration. La plupart des enfants apprennent, passé un certain âge, à la mitiger. D’autres ne s’en défont jamais ; le monde doit s’étaler à leurs pieds et, s’il ose avoir une minute de retard, il connaîtra le courroux d’un adulte embarrassant pour son entourage. Les plus conscients de ces êtres attardés partagent leur vie avec des personnes assez maternantes pour éponger leurs humeurs. Las, cette option est refusée aux maîtres de maison.
Sélène ! Ada ne s’attendait pas à un tel soliloque. Elle comprit mieux l’attitude des demoiselles… miséricorde, il continuait de parler.
— Mon neveu ne s’en prend à moi que parce que c’est tout ce vers quoi il a trouvé à diriger ses passions contrariées. Je l’ai ignoré, fut un temps ; suivant ce conseil hasardeux selon lequel, si l’on ne répond rien, le harcèlement s’arrêtera de lui-même. Est arrivé un point où j’ai dû affirmer que je ne tolérerais plus l’injustice avec laquelle on me traitait. La suite est connue : il m’est devenu difficile de prétendre m’élever au-dessus de ce problème. Lorsque la graine de meurtrier se trouve hors de ma vue, je peux m’exprimer sur la situation avec une certaine légèreté mais je sors de mes gonds quand il respire le même air que moi.
Ada aurait eu besoin de vérifier la définition de « légèreté » auprès de l’un ou l’autre des deux amateurs de dictionnaires de sa connaissance, mais il ne lui semblait pas que le sentiment se caractérisait par le désir de pérorer plusieurs minutes à propos du même sujet douloureux.
Gabriel d’Ascley s’interrompit enfin, ses yeux dans les siens.
— Savez-vous ? Votre visage m’est familier. Nous sommes-nous déjà rencontrés ?
— Je ne pense pas, Monseign–
— Oh ! Ne bougez pas.
Il quitta la pièce en trombe. Clémentine se défigea puis consulta la machine.
— L’analyse devrait aller assez vite pour vous épargner.
— À l’impératif, c’était un ordre, nota Justielle.
— Je n’ai rien entendu, et vous ?
— Si vous le dites ; les acouphènes, ce fléau.
— Qu’est-ce qui se passe ? couina Ada.
La porte se rouvrit avant qu’on ne lui réponde. La demoiselle d’Ascley fronça le nez. Son Seigneur, un vaste dossier cartonné à la main, sourit :
— Par hasard, ne seriez-vous pas de la famille d’une certaine Adèle Rousseau ? Elle servait chez nous il y a des années, nous n’avons plus de nouvelles depuis…
Il lui posa le dossier ouvert sur les genoux ; le premier dessin était un portrait semblable à celui commandé par Magda Morez des années plus tard. Moins de pommettes, plus de joues ; plus proche dans sa jeunesse du visage d’Ada.
— Eh bien, pour ce que j’en sais, elle était ma– ma génitrice. Je ne l’ai jamais connue.
Le Seigneur réfléchit.
— Et vous êtes demi-sang. Quel âge avez-vous, vingt-cinq ans ?
— Bientôt vingt-sept.
— En êtes-vous sûre ?
Vu l’épaisseur de pages, Ada supposa l’existence d’autres portraits : elle retourna le premier dessin et se retrouva nez-à-nez avec un nu. Ascley lui confisqua le dossier.
— Le dessin anatomique ! Vaste sujet ! Nécessaire pour la compréhension du corps humain donc pour l’exercice de la médecine !
Les deux demoiselles restèrent silencieuses. Le déni accomplissait son œuvre. La Raison, elle, frappait à coups de pied l’intérieur du crâne d’Ada. Elle avait des questions :
Quel genre d’homme conservait des dessins d’une servante nue dans ses affaires des décennies durant ? Qui insisterait pour qu’une inconnue à la recherche de son géniteur soit plus jeune qu’elle ne l’était ? Si Adèle Rousseau et Gabriel d’Ascley avaient été si proches, pourquoi ne l’aurait-elle pas tenu informé de sa grossesse ?
L’appareil tinta. Une liasse de papier en sortit feuille après feuille.
La première page indiquait : AUCUN RÉSULTAT CONCLUANT.
*
À son bureau, la maîtresse de la maison Thalas s’introduisit par la phrase suivante :
— Je vous en prie, ne me tuez pas.
Jean le sylphe trouvait terrible la réputation que leur avait faite Angeline. La Dame explicita son propos :
— D’après nos archives, le processus par lequel vous avez été, hum, éduqués à la parole n’était pas exactement doux et il a été porté à notre connaissance que vous n’en n’étiez pas nécessairement, hum, ravis. Aussi je vous prie d’accepter nos plus sincères excuses–
— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? rétorqua Line. C’est du passé, de toute façon.
Jean, catastrophé, corrigea :
— Excuses acceptées mais nous avions cru comprendre que vous souhaitiez partager des informations ?
— Oui ! Non ! Nous n’en avons pas. Nous avons reçu l’ordre de ne pas garder de traces de votre passage et nous l’avons exécuté.
Jean ignorait avoir reçu, dans le partage d’Angeline entre Line et lui, la capacité à éprouver de la déception. Puis la Dame tapota du doigt sur son bureau. Line s’éleva ; Jean le suivit.
Et les deux sylphes lurent les mots tracés d’une écriture serrée :
« Mes ancêtres ont désobéi aux ordres du Grand Maître de l’époque. J’en crains les conséquences si j’évoque l’affaire à voix haute, ou par les Illusions. »
Jean répondit :
— Le seul problème, c’est que nous ne pouvons pas tenir de crayon.
La Dame de Thalas inscrivit en coin de feuille :
« Restez vagues dans vos réponses. »
Line répéta une partie des mots du message précédent :
— De l’époque, c’est-à-dire ?
« Il y a des siècles. »
Jean hésita sur la façon vague de la contredire. La Dame dut percevoir l’embarras sylphide, parce qu’elle nota :
« Le Grand Maître n’a-t-il pas changé ? »
— Oui.
« Le Grand Maître n’est-il pas humain ? »
— En effet.
« Le Grand Maître est-il d’une nature comparable à la vôtre ? »
— Oui. Ce n’est pas de notoriété publique ?
Une pause. La Dame écrivit :
« Alors tout porte à croire que mes ancêtres vous étudiaient à défaut de pouvoir étudier le Grand Maître, et qu’il a interdit leurs recherches pour se protéger de la connaissance qu’ils en tireraient. »
Elle hésita, puis ajouta à la suite :
« On raconte que c’est lui qui a orchestré la disparition de Cime. Tous ses membres sont devenus aveugles et fous en un mois, leurs enfants furent adoptés par les maisons de leurs autres parents. Je n’exposerai pas Thalas à un tel péril. »
— C’est horrible, répondit Jean. Je suis désolé.
La Dame laissa de côté son porte-plume et haussa la voix :
— Si vous tenez tant à retrouver les lieux de votre jeunesse, ils sont murés quelque part dans nos étages ! Hélas, j’ignore où. Promenez-vous ! Ne m’en donnez pas de nouvelles, je ne suis pas autorisée à le savoir et je respecte cette interdiction ! Ne tuez personne sur le chemin, merci !
Les deux sylphes quittèrent le bureau. Faute d’une meilleure idée, ils cherchèrent l’ancien laboratoire en sondant les murs. Enfin, ils dégotèrent une bizarrerie : une encadrure de porte cachée derrière une armoire et comblée par des briques qui ne laissaient aucun passage à l’air. Jean les traversa.
De l’autre côté, pas de lumière, et trop froid pour sa perception de la chaleur. Il effleura les bords de la salle de ses boucles, en traça les contours. Il reconnut à ses volumes un oiseau empaillé. De belles bêtes ; elles venaient de pays lointains et intéressaient les Thalas pour leur capacité à reproduire les langues humaines sans être humaines elles-mêmes.
Il poursuivit l’exploration. Trois pièces : une commune, bureau, observatoire et cabinet de curiosité mal rangé ; l’enclave étanche où l’on stockait Angeline pour la nuit ; enfin, la salle de l’orgue. Il alla tester l’instrument.
La nostalgie le balaya. Depuis la poche centrale de l’orgue, il étendit une boucle jusqu’à trouver, en surimpression à l’entrée de la tubulure, le symbole [ʒ]. Il chercha le tuyau suivant parmi les voyelles et porta son dévolu sur le [ə]. Ensuite c’était facile : faire une pause avant de reprendre. Symbole après symbole, son après son, il constitua sa phrase.
[ʒə tɛm].
Moins fatigant que de faire vibrer l’air lui-même. Un peu plus protocolaire, parce qu’il en avait perdu l’habitude. Line, à sa suite, commenta :
— C’est tout ce que tu as à la voix.
Jean nota que son alter ego ne promenait pas ses boucles sur la familiarité de l’endroit. Il tenta de l’y inciter :
— C’est touchant, ces souvenirs qui remontent.
Line soupira :
— Est-ce qu’un seul d’entre eux est bon, Jean ?
— Mais tu ne ressens rien de bon ? À te trouver ici ? Là où Angeline a habité si longtemps ?
— Le participe « habité » accomplit un effort d’euphémisation surnaturel. Nous étions torturés.
— Mais nous étions ensemble.
Line s’agaça :
— Ça te travaille.
— Oui.
— Nous ne serons plus jamais lui. Accepte-le.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Angeline était une personne. Une personne qui est apparue puis a été enfermée, utilisée, oubliée, et qui, au moment où elle cherchait quoi faire de sa liberté, est morte. Nous ne sommes pas des gens : nous sommes les deux morceaux animés de son cadavre. Et ce serait la fin de son histoire ? Est-ce que tu trouves ça juste ?
Jean s’en voulut d’avoir déplacé la discussion sur le terrain de la rhétorique : Line s’y réfugia sans scrupule.
— Angeline n’était pas un individu. Pour preuve : il a été divisé. Les notions de juste et d’injuste concernant son existence sont dépourvues de sens.
— Tu me hais à ce point ?
— Tu confonds la haine et l’indifférence.
Pas de rhétorique, alors : de l’émoi brut, volatil, inflammable.
— C’est plus facile de me haïr que de haïr le reste du monde. Mais ce n’est pas moi qui nous ai fait souffrir sans raison.
Ses mots percèrent : il vit la boucle trouver son chemin à l’intérieur de Line.
— Est-ce que c’est vraiment ce que tu veux ? Redevenir Angeline.
— Oui.
— Je ne peux pas. Choisir de souffrir. Comme il souffrait. Comme tu souffres. Il serait seul – je serais seul, tu serais seul.
— Je ne te demande pas de te décider maintenant. Mais c’est ma certitude que nous sommes la même personne. Je ne veux plus me disputer avec toi, c’est de l’énergie perdue. Plus que ça : je veux te partager ce que j’ai fait en ton absence.
Line répondit :
— Si tu passes aux aveux, alors j’ai des choses à raconter, moi aussi.