Antécédemment : Convoqués à la Tour éternelle, Nathanaël et Ada y ont rencontré un sort bien différent : lui a réussi son coup d’État destiné à revenir à la tête de Luz, elle s’est retrouvée embrigadée de force dans la maison des Archives…
Encloîtrée dans une chambre de la maison Virive, un oreiller plaqué sur la poitrine pour s’empêcher de respirer, Ada Rousseau-Stiegsen observait le plafond à la recherche d’un plan d’évasion.
Elle songeait qu’elle aurait dû davantage écouter Luz quand il relatait, désinhibé par la boisson, sa fuite à travers la Tour éternelle. Comment est-ce qu’il s’y était pris, l’amateur ? Ah, oui : avec un miracle en forme de courant d’air parlant. Pas une option dans son cas. Sauf si ?
— Line ?
Rien ne lui répondit. Elle se froissa davantage sur le matelas. À sa pension rue des Alouettes, quand l’absence de Sven la privait de sommeil, elle s’interrogeait sur le genre d’avenir qui lui resterait si Philémon parvenait à ses fins. Elle n’avait pas parié sur des draps en satin. Drôle d’ambiance pour un rapt.
Quelle bêtise aussi que toute cette situation. Après des années à échapper à l’homme qui se piquait de faire d’elle sa chose, voilà qu’Ada se retrouvait… eue. La volonté d’Omérine de Virive s’était substituée à la sienne assez longtemps pour la contraindre. Est-ce que c’était l’œuvre des Illusions, ou de son seul statut ? La différence importait peu, à ce stade.
Soit. C’était passé.
Au dixième étage, quelle quantité de draps suffirait à tresser une corde assez longue… ?
On frappa à sa porte. Justielle de Virive, soi-disant sa nouvelle mère adoptive, entrebâilla et demanda :
— Puis-je entrer ?
Ada soupira de constater une nouvelle fois que tous les habitants de cet endroit maudit s’exprimaient avec la même affectation que Luz. Elle ne vit pas d’intérêt à aiguiser la méfiance de sa ravisseuse en refusant sa présence. La demoiselle s’assit à l’envers sur la chaise de la vanité ; le sourire qu’elle décocha fut d’une amabilité parfaite. Ada le soupçonna enjolivé par les Illusions et se prémunit contre ses assauts.
— Vous remettez-vous de vos émotions ? Navrée de l’intrusion, je tenais à vous parler au plus tôt. D’abord, je tiens à ce que vous sachiez que je ne suis pas qu’un prête-nom désignée d’office par notre maîtresse de maison : vous disposez de mon attention pleine et entière et je vous prie de voir en moi une alliée dans l’épreuve qui vous accable.
Ada haussa un sourcil. Justielle poursuivit :
— De fait, l’un de mes demi-frères est aussi demi-sang. Je sais d’expérience à quel point vous êtes sensible aux Illusions ; Omérine, faute d’expérience, l’ignore. Vous devez savoir qu’elle n’a jamais souhaité vous forcer la main.
Séquestrée, Ada soupira :
— Ah bon ?
— Elle s’attendait à ce que vous partagiez notre outrage et n’a su que faire de votre indifférence. Mais je parle, je parle, je vous en prie : posez-moi des questions.
— Je n’en ai qu’une : me laisserez-vous partir ?
— Bien sûr ! Peut-être pas aujourd’hui ? Dans la semaine, sans faute.
Alors là, Sélène lui en soit témoin, l’affaire ne lui avait pas été présenté ainsi. Elle éclata :
— La Dame était pourtant bien précise sur mon avenir en tant que sa demoiselle !
Justielle se défendit :
— Il ne s’agissait pour elle que d’une discussion théorique… je vous assure qu’il n’est point question de vous retenir contre votre gré. Vous rappelez-vous la résistance qu’a opposée le Commandant des Gardes à vous laisser accéder aux Archives ? Madame ne souhaitait que vous offrir le libre-passage qui vous manquait pour enquêter sur vos origines. Elle n’a rien mis en écriture pour le moment. Nous espérons retrouver votre véritable maison dès que possible, lui faire avouer ses torts, la voir punie à la hauteur de son crime, puis… de toute évidence, elle ne sera guère ravie de vous retrouver. D’une façon ou d’une autre vous rentrerez chez vous, Adamantine.
— C’est Ada, tiqua-t-elle.
— Vous m’honorez ! Appelez-moi Ju.
— Je ne vous offre pas mon amitié, je ne m’appelle pas Adamantine.
— C’est certes un prénom vieilli, je ne crois pas qu’une autre fille de votre génération le porte ; si Le Berger nous sourit, celui qui vous l’a donné avant de profaner nos Archives changera de figure à l’entendre.
On toqua de nouveau, trois coups accompagnés d’un plaintif :
— Tantine ? Es-tu là ?
D’un regard à la question transparente, Ju demanda l’autorisation à Ada d’inviter quelqu’un d’autre dans la chambre ; elle la lui accorda. Entra Gwenaël de Virive, la mine boudeuse, qui prit siège au pied du lit et maugréa :
— Gwen faites ceci Gwen faites cela, je n’en peux plus de son attitude, ne mourra-t-elle jamais, la vieille ?
— Là, là, le consola sa tante.
— Sais-tu combien d’enfants j’aurais si je ne me préservais pas pour la maison ?
— Quel besoin ai-je de le savoir alors que tu t’apprêtes à m’en informer ?
— Au moins cinq.
— Tu te vantes.
— Un de ces jours je paierai un domestique pour l’assassiner entre deux portes, je te le jure.
— Allons, allons. Es-tu calmé ?
— Non.
— Alors va faire un tour, je suis occupée avec quelqu’un de plus malheureux que toi.
— Une bonne journée à vous aussi, siffla Gwenaël entre ses dents.
Il quitta la pièce avec la même brusquerie qu’il l’avait occupée. Justielle balaya l’ambiance orageuse d’un revers de main :
— Les garçons, vous savez ce que c’est.
La saynète à laquelle Ada venait d’assister, par elle ne savait quelle fluidification des humeurs, l’avait apaisée. À force de fréquenter Nathanaël, elle aurait dû le savoir : les nobles étaient des gens. Des gens bizarres et excessifs, certes. Mais des êtres humains. Qui la traitaient aujourd’hui comme si elle méritait aussi le titre d’humaine. Or elle clamait à qui voulait l’entendre que nul n’était un monstre.
Elle recomposa ses esprits.
On n’exigeait d’elle ni loyauté ni servitude ; on lui demandait un peu d’aide. Dans la mesure de ses capacités, elle n’en avait jamais refusé à personne.
— Combien de temps avez-vous besoin de moi ?
— Quelques heures, peut-être. De quoi identifier votre géniteur.
Ada visualisa le personnage attendu. Jeune femme ingénue de la Ville, très affectée par le trouble autour de ses origines, à la recherche de réponses et, peut-être, de parents qui combleraient ce vide immense qu’on s’imaginait la définir.
Le rôle était grossier mais, pour quelques heures, la comédie se jouait.
Adamantine de Virive serra la main de sa mère.
*
Deux adolescents caracolaient main dans la main à travers la maison Luz. Lui, Joël, fils de Judicaël ; elle, Gabine, fille d’Églantine. Emportés par un galvanisme semi-enfantin, ils ouvraient chaque porte, exploraient chaque lieu et discutaient de chaque élément du vaste dispositif qu’était le Générateur Auxiliaire. Au détour d’un couloir, la nouvelle venue demanda à celui qui n’était ancien que de quelques semaines :
— Et laquelle des machines génère la friction ?
— Aucune ! Nous ne produisons pas d’électricité statique ! Le secret, c’est que si tu fais tourner un aimant autour d’une bobine de fil métallique, ou une bobine autour d’un aimant, la même force que celle qui se fait dresser le duvet de tes bras peut couler à l’intérieur du fil comme l’eau dans une rivière !
Nathanaël de Luz, une main sur son point de côté, songea qu’il faudrait rendre illégaux par le même décret l’excédent d’énergie juvénile et les analogies douteuses.
— L’image est mauvaise, tança-t-il. La rivière part de la source, devient le fleuve et achève sa course dans l’océan ; le courant électrique tourne sans fin dans un même circuit fermé, part du Générateur…
Il devança les deux enfants et, avec au cœur la joie d’un maître chez lui, ouvrit le sas du nexus de leur demeure :
— … et revient au Générateur.
Derrière eux arrivèrent Judicaël, Églantine, Félix et Paule qui, plus dignes, ne s’étaient pas abaissés à pourchasser les adolescents. La petite assemblée ne manifesta aucun enthousiasme ; Gabine osa se plaindre :
— On n’y voit guère.
— La lumière n’est allumée que lorsqu’il fonctionne, expliqua sa mère. Sinon imagine le gâchis.
— Mais ne fonctionne-t-il pas ?
Elle fixait les globes lumineux du couloir ; Judicaël lui résolut le mystère :
— Ceci est l’œuvre du Générateur Principal, ma nièce.
— Oh.
Sa mine, d’une tristesse propre aux enfants voyant leurs ambitions piétinées, appelait du réconfort. Son cousin le lui offrit avec l’assurance de son tout début d’apprentissage :
— La Tour éternelle allume les lampes, soulève les élévateurs et chauffe le sol en hiver, toutefois ce sont là les limites de ses dons. Pour les autres usages de l’électricité, les maisons recourent à Luz !
— C’est drôle.
Le silence s’abattit. Trop de regards tourains tombèrent sur l’autrice de la dernière remarque. Paule, le rouge aux joues, balbutia :
— Luz veut dire lumière dans plusieurs langues. Et cela fait partie des seules choses que vous ne faites pas. La lumière, c’est-à-dire. Je trouvais cela drôle. Pardon, murmura-t-elle.
Nathanaël, confit de désolation, fut soulagé que chacun ignorât l’intervention pour se recentrer sur la visite des enfants.
— Et comment faisons-nous tourner l’aimant-autour-de-la-bobine ou la bobine-autour-de-l’aimant ? s’interrogea Gabine. Pas à la main, si ?
Trop heureux de la surprise qu’il se savait sur le point de causer, Joël poursuivit :
— Avec des lapins.
— Plaît-il ?
— Il faut que tu voies la ménagerie ! Pouvons-nous aller à la ménagerie, tante Églantine ?
— Allez-y, céda celle-ci. Et souviens-toi, neveu : pas de friandises. Ce sont des athlètes taillés pour la course, pas des jouets.
— Promis, tante Églantine !
Les deux apprentis s’enfuirent à leur rythme insoutenable ; leur Seigneur ignora son point de côté et se prépara à les suivre. Toutefois, sa cousine lui attrapa le col entre deux doigts, signe qu’elle désirait lui parler.
— Si tu es sérieux sur le sujet de reprendre ta place, primo : occupe-toi de tes invités, ils tournent de l’œil.
Croisant son regard, Paule se tétanisa ; Félix, un grand sourire placardé sur le visage, répliqua :
— Pas du tout, ça va très bien, ignorez-nous, pas de problème.
— Secundo, poursuivit Églantine, il faut qu’on parle de ce qu’est… ceci.
Son index pointé dans la direction où sa fille avait disparue, son sous-entendu était clair. N’importe quel enfant sorti de la nurserie appréciait de retrouver ses camarades et de les découvrir ses cousins et cousines par la grande alliance que formait sa maison. Toutefois. Joël et Gabine ne semblaient-ils pas trop heureux de se voir ? Judicaël balaya le soupçon :
— Si je ne saurais prétendre connaître les sentiments de ma nièce, je connais ceux de mon fils. Lorsque je l’ai présenté chez Arrida, aucune timidité envers sa demi-sœur ou les autres filles de la maison, mais devant les garçons ? Tétanisé. C’est donc mon opinion qu’il a hérité du côté androphile de notre branche masculine et que nous n’avons pas de scandale à craindre.
Il précisa pour les invités :
— Arrida, c’est la maison de sa mère.
— J’avais compris, souffla Paule.
— Moi je m’en fiche ! Vraiment, pas la peine de nous inclure ! s’écria Félix un peu fort. On est pas venus espionner vos affaires !
— Alors que faites-vous ici ? cingla Églantine.
— Pas d’espionnage en tout cas !
— Mais pourquoi serait-ce un scandale ? demanda Paule, la voix tremblante. « Cousin », c’est un terme honorifique en ce qui les concerne, non ? Si les hommes et les femmes d’une même maison ne se mélangent jamais, ces deux-là ne peuvent pas être du même sang. Pourquoi voulez-vous policer le bonheur de deux enfants ?
Sous le regard sévère d’une demoiselle noble au caractère particulièrement mauvais, le fard aux joues de la citadine devint de ceux dont on dépeignait les couchers de soleil. Nathanaël grinça des dents, saturé de gêne.
Il se doutait que, de tous ses gens, Églantine et Judicaël étaient ceux qui apprécieraient le moins la visite impromptue de deux étrangers ; et il percevait, malgré leur impolitesse, leur retenue. En temps normal, ils auraient jeté Paule et Félix dehors.
Mais Nathanaël sentait aussi que ses deux amants, qu’il n’avait même pas osé présenter comme tels et qui acceptaient ce fait avec un flegme admirable, se trouvaient fort mal reçus.
Sa cousine avait raison. Il devait s’occuper de ses invités.
— Les branches féminines et masculines d’une maison, expliqua-t-il, ne sont pas toujours parfaitement séparées – imagine un exemple où le père de la fille serait le frère de la mère du garçon. Et, de toute manière, qu’adviendrait-il de deux amants contraints de vivre et de travailler ensemble, incapables d’échapper l’un à l’autre, qu’ils demeurent soudés ou se déchirent ? Ces situations créent des drames, surtout chez des sieurs et demoiselles aussi jeunes, et je ne connais pas une seule maison qui ne s’efforce de les prévenir. Sur ce, mes amis, que diriez-vous d’un thé dans mon bureau ?
— Vous avez du thé ? réagit Paule. Berger ! Mon père ne parle que de cela, il en a une boîte dans sa cuisine qu’il n’ouvre que pour les grandes occasions.
— On l’a pas vue à la réception, nota Félix.
— Oh, il a dit qu’il la gardait pour mon vrai mariage.
— Je demande le divorce.
Nathanaël reconnut que leur conversation était incompréhensible à quiconque n’avait pas assisté au déroulé des événements de l’affaire Levraut et les entraîna plus vite vers son bureau. Par-dessus son épaule, il lança à ses gens :
— Je prends cette affaire au sérieux et je compte sur votre habilité de parents que je tiens en haute estime !
Églantine roula des yeux ; Judicaël haussa ses épaules. Nathanaël refusa de considérer leur attitude comme indicatrice de l’humeur de la maison à son égard : ces deux-là le détestaient déjà avant son retour.
La petite équipée trouva son bureau la porte ouverte. À l’intérieur, Abigaël, qui rangeait sa bimbeloterie dans une caisse en bois. Il s’interrompit à leur arrivée et salua son cousin d’un succinct :
— Voici les clés, ne me mande pas trois jours durant, je dormirai.
— Auprès de ta fiancée ?
Abigaël cessa d’Illusionner le peu de cosmétique qu’il portait au visage. Ses cernes dévoilés, il insista :
— Je dormirai.
— Bonne nuit, Abi.
— Merci Monseigneur, joyeuse reprise de fonctions, puisses-tu n’être plus jamais emprisonné et banni.
Sa caisse sous le bras, il quitta la pièce. Paule osa remarquer :
— La ressemblance est terrible ! C’est toi en plus grand.
— Aïe, il t’a entendue, nota Félix encore à la porte. Ouh, ce regard noir avec ces yeux noirs ! J’aurais été séduit plus vite si tu m’avais toisé comme ça, la Tour. Et le voilà parti.
Nathanaël répondit à la remarque :
— Nos pères étaient jumeaux identiques, autant dire que nous sommes quasi-frères. Ne l’ai-je jamais mentionné ?
— Tu ne nous as guère parlé de ta famille…
— Monseigneur ?
Martine, la fille aînée d’Églantine, se tenait dans l’entrée. Nathanaël s’enquit du motif de sa présence. Avec sa timidité habituelle, elle répondit en se tordant les mains :
— C’est à propos de Gabine.
Elle baissa les yeux.
— Je suis sa grande sœur et c’est à peine si elle m’a dit bonjour. De plus je suis la première de cette génération, Joël et elle me doivent le respect et… ils ont prétendu que je n’existais pas.
Nathanaël lui tapota l’épaule dans un geste affectueux. L’histoire concernait davantage l’oncle Nat que le Seigneur de Luz.
— Gabine vient d’arriver, laisse-la prendre ses marques.
— Elle n’était pas gentille, à la nurserie.
— Nurserie que tu as quittée voici bientôt quatre ans ; les gens changent avec l’âge, Martine. Ne penses-tu pas que porter l’affaire à ta mère serait plus pertinent que de te plaindre à ton maître de maison ?
— Maman est difficile.
Rassemblant l’entièreté de son sérieux, Nathanaël répondit :
— Non. Si peu. Aie foi en elle. Elle veut le meilleur pour vous. Essaie donc, et tiens-moi au courant.
Martine perçut l’injonction à débarrasser le plancher et lui obéit. Dans son dos, Nathanaël entendit l’un ou l’autre de ses invités renifler ; vu ses yeux rouges, il s’agissait de Paule. Elle paniqua, cacha son visage et hoqueta :
— Pardon, c’est juste que, je ne savais pas que cela faisait partie de tes attributions, que les enfants de tes cousins et cousines venaient se confier à toi, c’est si…
— Cauchemardesque, compléta Félix. Paulina, tu veux pas un siège ?
Il l’emmena avec douceur vers le fauteuil le plus évident de la pièce ; celui qui était réservé au maître de maison. Nathanaël lui en tira un autre. Crispé, Félix l’interrogea sur la nécessité de la contre-proposition. Nat tenta de tourner l’affaire à la plaisanterie :
— J’ai dû chasser l’autrice de mes jours de ma maison pour avoir occupé celui-là.
— Tu t’es fâché avec ta mère parce qu’elle s’est assise sur la mauvaise chaise ?
D’abord coi, Nathanaël répliqua :
— Ce n’est pas une chaise. C’est mon fauteuil, celui de mon prédécesseur avant moi, et celui de sa prédécesseure avant lui.
Le silence perdura. Félix conclut :
— Cet endroit est trop étroit pour y rester sain d’esprit.
Le poids de son jugement courba les épaules de Nathanaël. Paule, abattue, tenta un :
— Nos observations ne nous réussissent pas, alors pourrions-nous respecter les coutumes locales le temps de notre visite ?
— Parce que tu t’es sentie respectée, toi ?
Le maître des lieux et responsable des gens prit son inspiration et offrit l’excuse trop tardive :
— Je vous prie de pardonner la grossièreté de ma famille. Nous traversons une période difficile et je n’avais pas annoncé votre venue.
— Il n’y a pas de problème, soupira Paule.
Félix, lui, soutint le regard de son amant une longue minute. Puis céda :
— D’accord. Merci pour la visite. On décolle dès que tu iras mieux, Paulina.
— Je vais très bien et tu sais que je déteste quand tu utilises mon prénom complet, gémit-elle. Arrêtez de me regarder. Occupez-vous plutôt de vous deux.
Nathanaël glissa à son amant :
— Je n’ai rien dont me plaindre.
— Moi non plus, répliqua Félix.
— Tout va bien, alors.
Une voix perça à la porte toujours ouverte :
— Dérangé-je ?
Le timbre éraillé annonçait la tante de Nathanaël. Mazarine fit son entrée, altière comme à son habitude, sa robe changée pour une plus habillée que celle dans laquelle il l’avait croisée plus tôt, une large pince retenant sa chevelure poivre et sel. Son neveu et maître de maison lui répondit :
— Jamais. Que puis-je pour toi ?
— Eh bien, je venais m’enquérir de ce que je pouvais pour toi.
— Rien pour le moment, tantine : offre-nous un peu de privauté, ta nièce s’est montrée infecte avec mes invités et je dois réparer ses dégâts.
— Je lui transmettrai tes remontrances. Monseigneur.
Mazarine se retira. Félix, une fois passé le temps de se trouver hors de portée d’oreille, nota :
— Elle a quoi à se reprocher, la vieille ?
Nathanaël protesta ; Paule renchérit :
— Quelqu’un qui amène cette attitude suspecte dans mon bureau, c’est quelqu’un au bord de la récidive.
— Pourriez-vous cesser une minute d’être des policiers, amateurs ou professionnels ?
— Qu’entends-je ici, neveu ? Nous as-tu envoyé la Garde de Ville ?
Fatigué d’être sollicité de deux côtés à la fois, Nathanaël accorda son attention à son nouveau visiteur.
— Qu’y a-t-il, mon oncle ?
Pour toute réponse, Ariel le prit dans ses bras.
— Tu m’as manqué, petit bonhomme.
Une telle démonstration d’affection avunculaire, entre deux hommes de leur nature sarcastique, tenait de l’exception et non de la règle ; elle s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé. Le naturel reprenant ses droits, Ariel sourit :
— Je te croyais perdu aux mille tentations citadines.
Nathanaël Illusionna de quoi cacher l’afflux de sang à son visage. Son oncle cligna de l’œil :
— Eh, la vie est courte.
Puis lui pinça la joue :
— En tout cas c’est un plaisir de voir que tu manges bien. Bonne journée !
L’infâme s’enfuit avant de pouvoir être rappelé à l’ordre par son Seigneur. Nathanaël se frotta la pommette pour en chasser le souvenir de l’insolence. Une pensée pour les tentations citadines le traversa ; il revint à ses deux amants.
— Et sur lui, vous qui vous plaisez à cancaner, souhaitez-vous partager un commentaire ?
— Rien à signaler, répondit Paule. De toute évidence, ton oncle t’aime beaucoup.
— Ça m’étonnerait qu’il te traite différemment de ses fils, renchérit Félix.
Le caractère harassant de la répétition manqua de faire crier Nathanaël lorsque le bois de sa porte résonna de nouveaux coups toqués ; il se retint et salua sa cousine Émeline. Elle apportait le plateau du thé ; une attention qui attirait davantage celle d’autrui quand on se remémorait que la maison disposait de domestiques pour cette sorte de labeur.
— J’ai entendu dire que quelqu’un nécessitait du réconfort liquide.
Elle distribua les tasses. Sa main resta une seconde de trop sur celle de Paule ; Nathanaël l’entendit chuchoter :
— Merci d’avoir veillé sur lui.
Émeline s’éclipsa ensuite, refermant la porte derrière elle.
Nathanaël, libéré un instant de la tempête des retrouvailles, parvint à clarifier sa pensée. Les Luz constituaient un assemblage à peine fonctionnel de personnalités insupportables ; mais il était certes doux d’être aimé par sa famille.
Paule grimaça :
— Oh, c’est du thé ménaéen. Tant pis, il doit se boire quand même.
Il était aussi doux d’être aimé par d’autres.
N’oubliait-il pas quelqu’un, d’ailleurs ?