Antécédemment : Nathanaël n’est plus banni de la Tour éternelle et Ada y est convoquée : l’occasion pour tout le monde de s’y rendre, y compris pour les sylphes Jean et Line qui n’ont rien de mieux à faire…
Line le sylphe se trouvait patient avec le n’importe quoi humain qui rythmait son existence. Même le cénète Salamandre, futur destructeur du monde autoproclamé, était une créature plus stable et régulière que les créatures de chair et de sang.
Donc, l’humanité avait déclaré qu’on se rendait à la Tour, qu’on passerait un moment dans la maison de Nathanaël, et que les sylphes étaient invités. Parce que Jean avait dit oui et que Line désirait surveiller Jean, il avait bien fallu se plier aux desiderata animaux.
— Si tu définis un [animal] comme un être organisé, sensible et apte à se mouvoir, j’ai le regret de t’annoncer que tu es un animal.
— Tu as laissé un mot essentiel de côté : un être [vivɑ̃].
— Je ne voulais pas rouvrir la polémique.
— La mort est la conclusion du processus appelé vie. Nous sommes dans l’incapacité de mourir, donc pas en vie.
L’ensemble de boucles aériennes qu’était Jean tourna sur lui-même ; le dictionnaire qu’on avait fait avaler de force à leur prédécesseur Angeline informa son comparse que la figure s’appelait un tonneau. Le courant d’air qui hébergeait sa conscience y reconnut une expression de joie.
— Nos petites conversations sémantiques m’avaient manqué.
— Manqué d’où ? Est-ce qu’on en a jamais eu une ?
Line vit la boucle appropriée produire chez Jean la réponse au même moment où il la déduisait lui-même :
— Je parlais des réflexions dans le for intérieur d’Angeline.
— Je sais. Arrête ça.
La voiture qui transportait leurs humains s’engouffra dans la Tour ; les sylphes suivirent. Nathanaël, comme de coutume, produisait bien plus de bruit que nécessaire :
— … et tous les emplacements d’échoppes que vous voyez dans le mur d’enceinte appartiennent au marché des échanges, qui a lieu deux fois par semaine et que nous venons de rater.
— L’endroit où le bel argent de nos impôts revient vers la Ville, merveilleux, déclara Ada.
— Le bel argent de tes impôts, cousine, j’en paie pas, ricana Félix.
— Un jour, peut-être, sourit Paule.
— C’est pas faute d’avoir essayé !
— Bref, ce qui nous intéresse ici est la colonnade centrale dans laquelle nous allons retrouver huit élévateurs aux quatre points cardinaux et à quatre points intermédiaires, élévateurs qui nous permettront, comme leur nom l’indique, de nous élever dans les étages. Suivez-moi !
Ada, dans son dos, paya et remercia leur chauffeur. La petite équipée s’en fut appeler un élévateur. Lorsque celui-ci arriva, une évidence se fit manifeste, que Line décida d’épeler pour tous :
— Nous n’allons pas tenir.
— Sornettes !
Nathanaël congédia le domestique qui opérait l’élévateur, arguant qu’il pouvait le remplacer. Line s’agaça :
— Nous ne tiendrons toujours pas.
— Ou alors, intervint Jean, il va falloir nous emboîter.
La réaction de l’assistance informa les sylphes que deux définitions différentes du verbe flottaient dans l’atmosphère. Précision donc :
— Je ne prendrai plus de place si je me range à l’intérieur de quelqu’un. Qui m’héberge ?
— Moi je veux bien.
Le regard collectif s’orienta vers Paule, qui se justifia :
— C’est toujours les mêmes qui s’amusent.
— J’arrive !
La réalité frémit ; Line se retint de faire écho à la plainte du monde. Puis chercha une trace, sur le visage humain, d’une mauvaise réaction au mélange.
*
Au bout de quelques minutes d’un trajet silencieux en élévateur, Jean le sylphe conclut la chose suivante :
Le lieutenant Paule Tailleur était un bon être humain à être.
(Erf, lieutenant. Plus pour longtemps ; son capitaine se tâtait à la rétrograder, comme si le mois de mise à pied sans solde qu’elle se mangeait ne constituait pas une punition suffisante pour le crime d’avoir résolu une affaire traînant depuis des années. Enfin, dans leur profession de maintien de l’ordre, conserver les apparences pour les civils importait davantage que ses petits sentiments de frustration personnelle, elle n’en mourrait pas.)
Le sylphe insista pour que sa logeuse accepte le compliment. À côté d’elle, le capitaine Stiegsen-Rousseau était si plein de fiel !
(Paule ignorait si quelqu’un avait pensé à mettre Jean au courant, mais ce genre de comparaisons entre deux anciens amants tenait de la faute de goût.)
Alors que sous sa peau, la vie paraissait plus douce. Où que se portait son regard, il y avait de l’amour. Celui, vieux et sûr, pour son époux Félix…
(Pardon ? Ah oui, mince ! Ils devaient toujours attraper ces formulaires de divorce au conseil de quartier. Peut-être plus tard. Donner au monde davantage de raisons de penser que leur mariage n’était qu’une mascarade aggraverait leur cas.)
… un autre, plus incertain, naissant, pour Nathanaël…
(N’importe quelle femme dotée d’un minimum de curiosité intellectuelle accorderait son intérêt à un homme mystérieux, célibataire et de son âge descendu de la Tour éternelle, c’était la version de l’histoire qu’elle escomptait servir à quiconque lui demanderait des précisions sur l’aventure et elle n’autorisait le sylphe à en connaître aucune autre.)
… et un dernier, tortueux et bouleversant…
Paule et Jean fondirent en larmes. Désarçonnée, Paule couvrit son visage de ses mains ; les autres occupants de l’élévateur s’inquiétèrent de leur état.
— Tout va bien, mentit-elle. Elle vous aime tous tellement, rectifia Jean.
— Il faut qu’on vous sépare, c’est n’importe quoi, décréta Ada. Est-ce qu’on est bientôt au dixième ?
— Vouliez-vous y descendre ?
Un très long soupir plus tard, Nathanaël inversa leur trajet et redescendit vers la maison Virive où Ada était attendue. La cabine arrêtée, l’heure des au revoir arriva ; encore humide des yeux de Paule, Jean les regarda faire.
— Merci, Luz. Pour tout.
— Je vous en prie ; nos mésaventures me laissent étreint du sentiment que je n’ai, en fin de compte, pas aidé à grand-chose.
— Vous plaisantez. Au strict minimum, vous m’avez rendu l’espoir nécessaire pour changer une situation si ancienne et si douloureuse que je n’osais plus croire qu’elle prendrait fin un jour, et je ne pense pas être la seule dans ce cas.
Félix passa son bras sur l’épaule de Nat pour le confirmer. Celui-ci soupira :
— Je suis désolé pour votre mari.
— Il est majeur et responsable et il a fait ses propres choix. Adieu.
— Que dites-vous là ! Vous êtes la bienvenue dans ma maison.
— Et vous à ma pension ; mais, entre nous, est-ce que vous comptiez y revenir un jour ?
Les portes de la cabine se refermèrent. Nathanaël les rouvrit de force.
— Tenez-moi au moins au courant de la situation avec les Morez.
— J’enverrai un courrier. Au revoir, Luz.
— Au revoir, Rousseau.
Elle tourna les talons ; il relança l’élévateur. Félix cala une tape dans le dos de Paule :
— Allez, sortez de là mon vieux, ça a assez duré.
Avec une personne de moins ? Ça s’essayait. Jean se déploya dans l’air disponible. Les deux sylphes se retrouvèrent agglutiné l’un contre l’autre. L’élévateur eut une secousse ; l’espace d’un instant, l’air se confondit.
Les boucles emmêlées, Angeline fut.
Line s’arracha à Jean et traversa le plafond de la cabine ; il se déplaçait assez vite pour la devancer dans le puits où elle circulait. Jean, fatigué de sa mauvaise humeur habituelle, le pourchassa.
— C’était si simple que ça ? Je pensais que ça serait plus compliqué. Mais c’est simplement toi, et moi, sans plus de différence–
— C’est le problème, oui. Est-ce qu’on a raté l’arrêt ?
La cabine ne les suivait plus : ils redescendirent à sa recherche. Jean laissa Line le devancer pour contempler ses boucles tièdes ondoyer entre les murs.
Le monde était certainement plein de merveilleux êtres humains à être. De quoi se perdre dans une infinité de gens, de sensations, d’histoires qui ne le concernaient pas.
Alors que la seule qui le regardait était là, si près depuis tout ce temps, et enfin claire.
*
Nathanaël de Luz ne transportait pas de miroir de poche sur lui parce qu’il n’était pas ce genre d’autolâtre. Aussi il emprunta celui de Félix pour vérifier sa coiffure, le pli de son col et le froncement du haut de son pantalon sous sa ceinture plusieurs fois à mesure que les étages s’égrainaient.
Il avait besoin de sa maison et de tous ses membres. Leur première impression de lui à sa sortie de prison avait été celle d’un homme faible et traqué, incapable de les diriger ; il devait la corriger à son nouveau retour. Le portrait à dépeindre ne comprenait pas deux amants à ses côtés, mais il ferait avec, ha.
Quatre-vingt-quatrième étage. Les portes de la cabine s’ouvrirent.
L’intégralité de sa famille attendait dans l’antichambre, le sourire à la bouche. Surpris par une telle vision, Nat laissa sa bizarrerie l’imprégner.
En tête de cortège, l’actuel chef de famille Abigaël ; à ses côtés, sans en avoir trop l’air, son ex-fiancée Amandine de Sarh. Les sieurs et demoiselles de Luz s’étaient disposés derrière lui pour reproduire l’organisation des branches masculines et féminines de la maison. Martine se tenait seule, Émeline était couvée par Mazarine ; Ariel pressait l’épaule de Judicaël, qui présentait lui-même un adolescent aux cheveux châtain. Nathanaël le reconnut moins qu’il déduisit son identité :
— Joël ! C’est vrai, tu es né fin juin – as-tu déjà quinze ans ? Incroyable, j’ai l’impression que c’était hier que tu nous réveillais toutes les nuits.
Les sourires dégringolèrent.
— Vous ne m’attendiez pas.
— Non, imbécile, soupira Judicaël : Églantine est partie chercher sa cadette à la nurserie.
— Quel est ce langage, mon cousin ? Est-ce ainsi qu’on s’adresse à son maître de maison revenu d’exil ?
— Allez, que vas-tu nous inventer encore ?
Félix exsuda la gêne lorsqu’il glissa à Nathanaël :
— Surtout si on dérange tu nous dis.
— Que non ! Mes chers Luz, sieurs comme demoiselles, je vous présente Félix Cousin et Paule Tailleur, de très bons amis que je me suis faits en Ville.
— Très bons amis ? répéta Mazarine, le ton suggérant qu’elle n’y croyait pas une seconde.
— Si bons amis qu’il a officié notre mariage, répondit Paule au pied levé.
Amandine réagit à l’annonce :
— Oh, cuistre ! On te laisse en Ville cinq minutes et tu maries des gens qu’on ne connaît même pas ? Je croyais que nous serions ton premier !
Voilà qui constituait une accroche comme une autre. Nathanaël rebondit :
— Comment, mademoiselle de Sarh ? Vous déclarez avec cette impudeur votre intention d’épouser mon cousin Abigaël alors qu’il est le maître de Luz et ne peut donc s’unir à personne ? Sédition, trahison que ceci ! Par ailleurs je constate que Monseigneur ne proteste pas !
Abigaël, son visage caché dans ses deux mains, laissa passer entre ses paumes la supplique :
— Abrège, par pitié.
— Je me vois contraint, pour sauver la face, de dénoncer mon remplaçant et de lui reprendre par la force, avec beaucoup de chagrin car le respect des procédures me tient à cœur, le rôle de maître de la maison. Quelqu’un a-t-il une objection ?
Seul le jeune Joël leva la main, timide.
— Peut-on m’expliquer ce qui vient de se passer ?
— Du théâtre, essentiellement, soupira son père.
Nathanaël reprit :
— Parce que notre lien de parenté et l’amitié qui nous unit ne sauraient être ébranlés par les viles tentations d’une vile tentatrice, Abigaël, je ne te bannirai point.
— J’aurais dû laisser mon oncle t’arrêter, goujat, soupira Amandine.
— Goujat que je suis en effet, je ne vous ai même pas informés que nos amis les sylphes sont avec nous aujourd’hui, dites bonjour.
Émeline, que sa timidité avait contrainte au mutisme jusque là, osa :
— « Les » sylphes ?
L’histoire expliquée, le carillon de l’élévateur retentit derrière eux. Abi voulut remettre les gens dans l’état où ils s’étaient trouvés ; il informa Nathanaël qu’il avait copié une coutume des Abadi qui reproduisait les ramifications de leurs arbres généalogiques pour faciliter aux adolescents l’apprentissage des liens familiaux dans les branches féminines et masculines. Les Abadi avaient une raison valable de s’y prendre ainsi : ils étaient une bonne trentaine : il convenait de les numéroter. (Nat attendait avec une impatience frémissante le jour où il pourrait enfin placer ce jeu de mots dans une conversation avec le Seigneur Séalathiel). Pour la petite maison qu’était Luz, c’était se casser la tête pour rien.
Les portes de l’élévateur s’ouvrirent donc, entrèrent la cousine Églantine et sa dernière sortie de la nurserie : la jeune Gabine, petit portrait vivant de sa mère, plus encore que sa demi-sœur aînée Martine. Une inspiration, puis Nat tonna :
— Bonjour, Gabine ! Bienvenue à la maison Luz. Je suis son Seigneur Nathanaël et je suis ravi de t’y accueillir.
— Ne l’écoute pas, c’est un fou qui raconte n’importe quoi, cingla Églantine. À moins que vous ne l’ayez laissé faire ?
Le silence qui suivit dut lui paraître éloquent ; elle conclut :
— Couards.
Nathanaël eût poursuivi l’échange si l’adolescente nouvellement arrivée n’avait pas réclamé :
— Permission de parler, mère ? Ou Monseigneur ?
— Si tu veux, fit Églantine.
Aussitôt retentit un cri lancé à pleins poumons juvéniles :
— Joël !
— Gabine !
— Je suis si heureuse !
— J’espérais que c’était toi !
La fille courut se jeter dans les bras du garçon, qui utilisa toute la force de son jeune dos pour la décoller de terre.
L’on savait apprécier, à la Tour éternelle, les retrouvailles de deux camarades de nurserie. Toutefois, à l’air sur la figure de la mère de l’une, au pli sévère sur la face du père de l’autre, aux apparences de l’affaire, Nathanaël sut qu’une discussion sérieuse s’imposait.
Rien que du travail de maître de maison ; le sien, donc.
*
Ada Rousseau-Stiegsen, assise sur un fauteuil dans un salon de la maison Virive, attendait qu’on l’appelle.
Appel il y eut ; elle sortit de la poche de son tablier le courrier afférent à sa présence. Dans son bureau, la Dame pestait :
— Gwen, vous saviez que je l’attendais, vous auriez dû me prévenir avant !
Le secrétaire Gwenaël, les dents serrées et les larmes aux yeux, resta debout au fond de la pièce. Ada lui accorda le sourire désolé qu’on réserve aux gens maltraités par leur patron. Omérine de Virive, ses lourds verres sur le nez et sa canne en travers de sa table, poussa un soupir soulagé.
— Ma petite Ada, pourquoi n’avez-vous pas répondu à mon courrier ?
Avec un haussement d’épaules, elle se justifia :
— J’avais beaucoup de choses à penser et j’ai oublié d’ouvrir l’enveloppe.
Celle-ci était, après tout, arrivée le même jour que la publication des bans. Elle poursuivit :
— Je n’avais pas saisi l’urgence… et comme je n’ai lu votre lettre qu’après avoir confié mon message à Monseigneur de Sarh, j’ai pensé que venir éclaircir les choses en personne serait plus simple.
— Avez-vous vraiment utilisé le petit Casiel comme messager ? Je l’ai traité de menteur ; il ne me le pardonnera jamais. En tout cas, la situation est grave.
— En quoi ?
Omérine de Virive frappa dans ses mains ; son secrétaire déposa sur son bureau un des lourds registres qui peuplaient les étagères. L’état délavé de la couverture laissait supposer son âge, mais les pages intérieures semblaient résister au passage du temps. La Dame des Archives le feuilleta tout le gardant orienté dans la direction d’Ada.
— Ceci est le registre des naissances correspondant à la date que vous nous avez donnée. Voilà ce qu’on y trouve.
Les pages interrompirent leur danse. Le doigt arthritique de la Dame pointa un paragraphe situé entre deux autres datés d’octobre. Il était entièrement censuré à l’encre noire : on se serait cru au Musée de la Guerre.
— Est-ce que c’est l’entrée d’un enfant mort-né ? demanda Ada.
L’archiviste secoua la tête en signe de dénégation.
— Un tel enfant serait inscrit au registre des naissances et aussi au registre des décès, parce qu’il aurait existé. Ceci, ma fille, est un crime. Un déni de votre existence et, conséquemment, un déni de vos droits. Gwen, vérifiez sa nuque, je vous prie.
Le secrétaire lui souleva le chignon ; Ada se retourna et lui cala une gifle sur la main.
— Elle a bien un organe Illusoire.
— Qui vous a permis, oh ?
La Dame de Virive soupira :
— Citadine, je crains que la brièveté de notre dernière rencontre n’ait causé quelque quiproquo. Je vous ai crue la fille non-Illusionniste d’un sieur ou d’une demoiselle qui aurait déjà été demi-sang, cela se produit. Il aurait été naturel à la maison de ce dernier de vous laisser à votre autre parent : il est impossible de prétendre à la noblesse sans être Illusionniste. Votre prénom commun a contribué à me le laisser croire. Sauf que ceci…
Sa main désigna le paragraphe encré.
— … n’a aucun sens dans ce scénario. Nous n’avons pas pu reconstituer l’entièreté de l’entrée mais le prénom semble être « Adamantine ». Vous dit-il quelque chose ?
Dans la poche de son tablier, ce fameux bijou reconstitué, don pour une moitié de sa mère et pour l’autre de Nathanaël, devint incandescent. Mais, dans ces circonstances, à quoi bon le mentionner ? Il avait joué son rôle.
— Ça n’a plus d’importance–
L’air outré de la Dame la fit taire.
— Plus d’importance ? C’est un crime, Adamantine. Un crime dont vous êtes la victime.
— Oh, qu’il prenne la file derrière les autres.
L’expression d’Omérine de Virive changea. Plus de déception que de colère.
— Quand bien même il ne vous intéresse pas, l’intégrité des Archives a été remise en cause, l’honneur de ma maison est atteint ; Gwen, quérez-moi Ju.
Le temps que le secrétaire aille chercher la personne mandée, Ada tenta de ramener la Dame à la raison :
— Madame, je ne suis venue que pour vous confirmer que vous pouvez abandonner les recherches. Je n’en ai plus besoin.
— Cette affaire dépasse votre besoin.
Gwenaël revint, une grande femme à son bras qui, vu son âge, devait être une de ses tantes. Celle-ci évita le regard d’Ada. La maîtresse de maison frappa de sa canne sur le sol.
— Pardon pour le manque de cérémonie, mais nous n’avons pas le temps pour les fanfreluches. Justielle de Virive, acceptez-vous de prendre Adamantine l’enfant trouvée comme fille adoptive ?
— Excusez-moi ? réagit Ada.
— Oui, répondit Justielle.
— L’enfant trouvée Adamantine est accueillie au sein de la maison Virive avec les devoirs et privilèges afférents. Mademoiselle, bienvenue chez vous.
— Attendez. Attendez une minute.
— Quoi, encore, mademoiselle ?
Ada se laissa le temps de trois respirations pour formuler des évidences oubliées par les autres occupants de la pièce.
— Vous ne pouvez pas m’adopter. Je le suis déjà, j’ai une mère.
— Une citadine ? Les plébéiens ne peuvent pas adopter les enfants nobles : le contrat est caduque.
Ada reconnut une chute de tension aux motifs aléatoires qui lui apparaissaient devant les yeux et prit une chaise.
— Mais mon mari est souffrant.
— Est-il un citadin ? La noblesse et le peuple ne s’épousent pas, ce contrat-là est aussi nul.
— Ma fille a besoin de moi.
— Est-elle demi-sang ?
Ada ne précisa pas qu’elle n’était même pas de sang, tout court : elle connaissait déjà la réponse. En désespoir de cause, elle posa sa main sur la faible promesse de son ventre – qu’elle s’attendait à voir tourner à la fausse couche, comme toutes les autres avant elle.
— Je suis enceinte.
— De votre citadin ? Une chance sur deux, alors : si l’enfant est demi-sang, vous le garderez, s’il ne l’est pas, il devra retourner à son père.
Ada retourna dans sa tête le reste de ses attaches à la Ville. Est-ce qu’il n’y avait rien qui l’y enracine, l’en rende inextirpable ? Elle tenta :
— J’ai un commerce et des employés.
La maîtresse de maison soupira :
— Il vous faudra le vendre. Quelqu’un peut-il régler vos affaires à votre place ?
Son frère. Oh, Mélaine ; leur mère l’avait prévenu de ne pas contacter la Tour. Acha devait savoir ce qui se produisait quand on cachait des enfants dont la place était parmi la noblesse.
— Très bien, en ce cas rédigez une lettre à votre frère pour lui expliquer la situation. Tenez, prenez mon sous-main, c’est du galuchat, je ne peux pas m’en passer pour écrire.
Ada tenta de résumer la prise de contrôle de Virive sur son existence. Omérine lui retira le papier d’entre les doigts et la corrigea :
— Allons, vous lui ferez croire que nous vous séquestrons. Reformulez.
Ada reformula.
— Cela s’améliore, mais le salut final ne sied pas à une demoiselle noble.
Ada réécrivit. Le poignet en feu, elle supplia :
— Est-ce que c’est assez bien ?
— Coupez vos « que » inutiles : « est-ce assez bien ? »
Ada attendit la suite. Sa maîtresse de maison resta muette. Soudain, elle se rendit compte de ce qu’on exigeait d’elle ; la colère lui monta au visage. Puis elle répéta :
— Est-ce assez bien ?
Que pouvait-elle faire d’autre ?