Antécédemment : À l’aube de son bannissement, une mission fut confiée à Nathanaël de Luz : transmettre à une vieille femme le message que son frère était vivant et ne pouvait malheureusement pas la rejoindre. La récompense promise une fois cette tâche effectuée était l’annulation de son bannissement ; encore faut-il que l’information circule…
L’attente contrariait la nature active de Jean le sylphe. Il espérait depuis des heures l’apparition d’une faille dans la routine entre le Grand Maître et son assistant Juan ; plus précisément, il avait besoin que l’attention de l’un se détourne de l’autre. Ainsi, le sylphe pourrait informer l’homme en aparté que son message à une certaine Magda Morez avait bien été transmis.
Plus le temps passait plus Jean envisageait d’abandonner toute discrétion et de révéler l’affaire devant le Grand Maître. Une décision vouée à causer des conséquences et qui aurait le mérite de secouer le statu quo.
Il décréta en son for intérieur qu’il n’assumait pas le chaos qui s’ensuivrait. L’assistant devait avoir ses raisons pour agir en secret.
Enfin, l’occasion se présenta : il sinua jusqu’à sa cible et lui glissa la bonne nouvelle. Dépourvu de compréhension des expressions faciales, il ne sut interpréter celle qui éclaira le visage de Juan.
— Remerciez-le pour moi. Je ne sais pas si j’en aurai l’occasion.
Le Grand Maître s’intéressa à lui :
— À qui parles-tu ?
— À moi, se dénonça Jean.
— Et de quoi ?
Le sylphe ignorait comment se dépêtrer de la situation. Par bonheur, Juan reprit la main :
— De Nathanaël de Luz, que notre petit camarade a continué de surveiller, et des aspects délétères de son bannissement.
— Je te demande pardon ?
— Ici et là, on se demande ce qui vous a piqué. Rappelez-moi ce que le bonhomme a fait, au juste ? À part vous parler d’une façon qui ne vous a pas plu ?
— Tu te méprends. Je n’ai rien contre lui : j’ai quelque chose contre sa remise en question de mon autorité.
— Ah ! Mais qui le sait ? Vous n’avez annoncé que le bannissement, pas le motif. Et si ce n’était pas clair pour moi, alors le reste de la Tour, vous pensez ! Je vous parie que pour la plupart tout ça n’est qu’une prolongation de la controverse entre Luz et Ascley et que vous avez définitivement pris parti pour Ascley.
Jean observa le crépitement des lumières de la salle sans mieux saisir leur sens caché qu’à ses autres visites au sommet.
— Juan. Je ne prends pas parti pour mes gens : ils me servent, ou ne me servent pas. Je n’apprécie Ascley qu’à la mesure où il me pacifie la Tour. Je m’oppose à Luz lorsqu’il y cause de l’agitation.
— Parce que coller un bannissement sur un maître de maison jeté en prison sans procès et démis de ses fonctions en son absence, ce n’est pas de l’agitation ?
Nouvelle chorégraphie de fausses étoiles. Le sylphe n’en distingua pas le dessein.
— Tu penses que le retour au calme définitif passera par un acte de clémence.
— C’est mon opinion d’être humain, en tout cas, si elle vous intéresse.
— Soit. Et toi, Jean ?
— Quoi ?
— Quel est ton avis sur le sujet ?
Jean y réfléchit.
— Peut-être qu’encourager la diffusion de substances qui endorment les humains est une bonne solution pour qu’ils vous laissent tranquille mais c’est aussi le choix de la facilité.
Pris de court, l’assistant du Grand Maître retint son rire le poing serré sur sa bouche, sans succès. Leur patron reformula la question :
— Nathanaël de Luz, dans ton opinion, est-il davantage un problème hors de mes murs que dedans ?
En Jean, deux loyautés se contrarièrent : la plus forte remporta le combat.
— Oh, vous devriez annuler son bannissement, mentit-il.
*
Ada Rousseau-Stiegsen, l’ensemble de ses papiers importants étalés sur son bureau, échouait à travailler. Elle résolut enfin d’abandonner ses comptes et de rattraper sa correspondance en retard. L’enveloppe épaisse des minutes et des bulletins pour les votations du conseil de quartier, qui surplombait la pile, la jugeait, son cachet jouant le rôle d’un gros œil rouge et sévère.
L’inspiration bloquée dans ses poumons, elle s’en saisit et l’ouvrit, une seule question en tête : est-ce que le conseiller Guibre essayait encore de réécrire le cadastre de la rue des Alouettes de sorte à délégaliser la pension ? Un balayage rapide du compte-rendu lui confirma que oui. Par bonheur, les autres conseillers ne le laissaient pas faire : l’ancienne maison bourgeoise devenue refuge de personnalités foutraques apportait un peu de variété à cette rue de vieux riches et personne ne s’en plaignait, sinon les voisins directs. Pendant ce temps, leurs serviteurs passaient boire des coups avec Isidore et Charlotte, qui leur vendaient l’idée d’une association de domestiques dévolue à défendre leurs intérêts.
À la réflexion, le conseiller Guibre avait ses raisons de souhaiter qu’Ada mette la clé sous la porte. Toutefois, avoir ses raisons différait d’avoir Raison.
Elle se surprit à fixer le mur qui la séparait de Sven.
Personne n’imaginait que son mari ait souffert d’une péritonite soudaine au moment de confronter Philémon. Ce qui lui était arrivé constituait un nouvel exemple du goût du chirurgien pour les opérations inutiles ; elles tenaient, en vérité, de la démonstration de force, destinée à soigner sa fierté meurtrie par sa radiation de l’Ordre. En jargon médical, on appelait ça de la barbarie. Un crime de plus sur la pile ; une souffrance de plus pour l’entourage d’Ada.
Dans ces circonstances, la dernière chose dont Sven avait besoin était que son épouse lui rappelle qu’elle avait eu Raison.
Et pourtant.
Pourtant.
Elle le lui avait dit.
Les coups toqués à sa porte la détournèrent de cette pensée malsaine. Félix entra, l’air embarrassé.
— Pardon de te déranger mais si je continue d’attendre le bon moment je vais jamais remettre le dossier sur la table, alors tant que je te tiens.
— C’est à quel sujet ?
— Les Morez.
— Qui ça ?
Une seconde trop tard, sa mémoire remonta l’affaire de sa – peut-être parenté naturelle, peut-être une simple famille de fous végétant au fond de la campagne sépanaise sans aucun lien avec elle, qui savait ? – sur le haut de la pile des Choses qui Arrivaient. Félix s’était absenté des préparatifs de son propre mariage pour enquêter là-dessus alors qu’elle n’avait pas le cœur de le faire : elle lui devait de le laisser donner ses conclusions.
— Les Morez, donc.
— Te bile pas, Dada, on te sait fatiguée. Donc ! Au nombre des perdus : Juan, le frère de Magda Morez ; seule à avoir été perdue et retrouvée : Adèle, la fille de Magda – et, d’après la façon dont tata Chacha a refusé de te le confirmer, définitivement ta mère…
Ada dut grimacer, vu le son qu’émirent ses dents. Félix se corrigea :
— Tu préférerais un autre terme ? Génitrice ?
— Non. C’est la femme qui m’a donné naissance. Il se trouve que j’ai une autre mère, celle qui m’a élevée. C’est un partage des tâches, voilà tout. Et Magda n’a jamais été certaine qu’Adèle Rousseau soit réellement son Adèle, et… Bref je ne m’y attendais pas, continue, mer–
Olivia, passant devant la porte entrebâillée, darda son regard vers le juron maternel.
— –credi, compléta Ada sans sourciller.
Sa fille, déçue, s’en repartit. Félix revint à leur conversation :
— Et, perdus supplémentaires : le fils de Soledad et Antonio, disparu avant son baptême, et le fils d’Adèle et d’un anonyme, pareillement. Tous ces enfants de la même famille qui s’évanouissent dans les mêmes circonstances évoquent un seul perpétrateur.
Ou une seule perpétratrice. Parce qu’on ne pouvait pas épouser un officier de la Garde sans adopter un peu de leur logique, Ada soupira :
— Dis-moi juste si Magda a assassiné tout le monde, qu’on en finisse.
— Non. Je lui ai bien fait comprendre que j’étais là pour élucider le mystère et je lui ai laissé plusieurs occasions de se débarrasser de moi et de cacher le corps, elle en a saisi aucune. Je la crois donc innocente.
Ou peut-être que la vieille dame était plus retorse que l’enquêteur indépendant. Ou peut-être que les fées existaient. Dur à dire, à ce stade de Choses Se Produisant. Enfin, pas qu’Ada soit d’humeur contrariante, néanmoins elle supposait que Félix, une fois la solution la plus simple écartée, s’était arrêté là ?
— Pas du tout, parce que je suis un génie que ce monde ne mérite pas. C’est une coïncidence qui a attiré mon attention : Adèle et toi avez toutes les deux grandi en foyer pour orphelin. Hypothèse de travail : et si c’était la méthode du ravisseur ? Il arrache ces enfants à leur famille mais ne veut pas ou ne peut pas les élever lui-même, il utilise le système d’assistance aux enfants à son avantage. Du coup, pour voir, j’ai fait le tour des foyers de la Ville à la recherche des autres Morez.
— … et la quantité de mômes qui arrivent chaque année dans le système t’a fait abandonner tes démarches.
— Toujours pas, Dada ! Et ça, c’est grâce à l’obsession de la vieille Magda pour les dates et les portraits. Demander à un foyer des informations sur tous ses pensionnaires, ça ferme les portes ; demander des informations avec des dates et des portraits, ça les rouvre.
— Rien ne ressemble plus à un nourrisson qu’un autre nourrisson.
— Oui, mais ils sont tous roux. Tu savais que c’était la couleur de cheveux la plus rare de ce pays ?
Ada roula des yeux. Seul quelqu’un n’ayant pas passé son enfance à se faire traiter de sorcière sur le ton de la plaisanterie pouvait proférer une telle remarque.
— En effet. D’accord, j’arrête de chicaner : est-ce que tu as retrouvé les disparus ?
— Ton peut-être grand-oncle, non ; ton peut-être cousin, j’ai plusieurs pistes et aucune claire ; ton demi-frère, oui !
Respiration prise, réflexion faite et raisons analysées, Ada n’était pas prête pour cette conversation. Toutefois, elle décida de débroussailler l’affaire :
— Comment est-ce qu’il va ?
— J’ai seulement pu rencontrer sa mère adoptive, donc je vais te répéter ce qu’elle m’a dit : il vient de finir l’école, ses parents l’ont mis en apprentissage chez un ferronnier, il veut travailler le métal.
— Quel âge est-ce que ça lui fait ? Douze ans ?
— Et demi.
Se retenant d’imaginer l’enfant, le poing serré sur la bouche, Ada maugréa :
— Normal qu’ils ne t’aient pas laissé le voir. On ne compte plus les affaires d’orphelins ciblés par des escrocs.
Au foyer, les nourrices expliquaient qu’il fallait hurler et s’enfuir si jamais on croisait quelqu’un dans la rue qui prétendait appartenir à sa vraie famille. Les orphelins plus âgés, eux, avaient enseigné aux petits un certain nombre de coups qui faisaient très mal, non sans préciser qu’il y avait peu de chance pour que quiconque les mérite un jour. Les charognards qui conduisaient ce genre d’arnaques s’attaquaient aux gens faibles ; il suffisait de ne pas en avoir l’air. (Et un membre d’une vraie famille retrouvée saurait pardonner l’éclat.)
Selon l’âge auquel il avait été adopté, leur éducation avait peut-être été similaire.
— Sinon, tu veux pas savoir comment il s’appelle ?
Elle pinça les lèvres et secoua la tête.
— S’il a un nom il devient réel.
— C’est un petit Charles.
Toute la laideur de leur réalité apparut en un éclair devant les yeux d’Ada. Un garçon sorti de la femme qui lui avait donné naissance. Volé au berceau. Confié à un foyer. Adopté par des gens de bonne volonté. Grandissant sans espoir de connaître ses origines. Les supposant semblables à celles de centaines de ses comparses : famille désargentée au point de ne plus pouvoir le nourrir, ou décédée sans qu’on puisse trouver une parenté à qui confier l’enfant. Et il fallait l’informer, ce gosse, cet apprenti de douze piges, qu’il appartenait à une lignée marquée… par quoi, même ?
Une main sur son épaule dans un geste qui se voulait rassurant, Félix demanda :
— Et maintenant ?
Ada tenta de remettre ses priorités en ordre.
— Est-ce que nous avons des raisons de penser que sa famille adoptive maltraite Charles ?
— Aucune.
— Alors pas un mot aux Morez : je ne veux pas qu’ils viennent le ré-enlever.
— C’est pas eux qui m’ont payé, c’est pas eux qui décident de toute façon. Et pour le môme lui-même ?
Ada, à court de logique, s’imagina dans la situation. Adèle Rousseau qui tapait à sa porte. « Bonjour Acha, je viens de comprendre ce que tu me disais l’autre fois, tu as retrouvé ma fille ? » L’immensité du malaise, partout, inévitable.
Et en même temps. Ne pas savoir. Est-ce que ça avait été si bien que ça ?
— Il mérite de connaître son histoire au moment où il voudra connaître son histoire. Pas au moment où nous voudrons bien l’en informer. Je vais lui écrire une lettre. Est-ce que tu pourras la transmettre à la famille ?
— Bien sûr.
Félix repartit ; Ada libéra assez d’espace sur son bureau pour s’adonner à l’art de la correspondance.
« À l’attention de monsieur Charles… »
Le nom de famille. Elle se redressa sur sa cheville en vrac, ouvrit sa porte, ne vit Félix nulle part, le voua à la Mer du Froid et retourna s’asseoir. Elle tenta de gratter l’encre, reconnut qu’elle ne sauverait pas cette feuille, pas grave, pas comme si le prix du papier grimpait après tout, en sortit une autre, dégota une nouvelle formule introductive :
« À l’attention du jeune monsieur Charles,
Je me nomme Ada Rousseau-Stiegsen et je vous écris cette lettre car un homme qui travaille pour moi a des raisons de penser que vous êtes le fils perdu de ma défunte mère. Si la question vous intéresse, je peux vous raconter les circonstances dans lesquelles ce fils a été confié à son foyer pour orphelins. »
Elle ne se mouillait pas trop ; c’était mieux comme ça. Elle précisa tout de même :
« Je connais l’émoi complexe des enfants forcés de changer de gardiens, aussi je vous recommande de ne pas vous forcer à lire mon courrier sans vous y sentir prêt. »
La porte s’ouvrit derrière elle ; ces pas si abrupts et pourtant si légers appartenaient à Olivia.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— C’est compliqué, mon chat.
D’une largeur d’épaules insuffisante pour dissimuler son ouvrage à qui que ce soit, Ada ne put empêcher sa fille de lire son courrier.
— Tu as un autre petit frère ?
— Olivia. Un frère, c’est quelqu’un avec qui on grandit. C’est un enfant de la femme dont je suis née, c’est tout.
Sa gamine se buta :
— Non. Si c’est le fils de ta mère, c’est ton frère, si c’est ton frère, c’est mon tonton, et pourquoi tu as écrit « jeune monsieur » ? Il a quel âge ?
— Douze ans, répondit Ada du bout des lèvres.
— J’ai un tonton avec lequel je peux jouer ?
— C’est l’âge auquel les enfants arrêtent de jouer, mon chat.
— Dis-lui que je veux le voir ! Tu écris « j’ai une fille, elle est très gentille, elle s’appelle Olivia, elle veut jouer avec vous, salutations respectueuses »…
— Chaton, non.
Une seconde suspendue dans la crainte ; qu’Olivia s’enfuie, claque la porte, dévale l’escalier, s’échappe dans la rue ; puis sa fille enfonça son front dans l’épaule de sa mère. La peau contre la peau, à une épaisseur de tissu près.
— C’est pas juste.
— Olivia. Nous ne faisons pas toujours ce dont nous avons envie. Nous faisons ce qui est le mieux pour tout le monde. C’est à ce garçon de décider s’il veut être ton oncle. D’accord ?
En parlant de faire le bien, sa pile d’affaires en cours se rappela à son souvenir. Avec sa fille dans ses bras, elle pouvait lire, sinon écrire. Elle décacheta une nouvelle enveloppe.
Son contenu la désarçonna. Elle vérifia l’adresse d’expédition.
Le courrier lui venait de la Dame Omérine de Virive, l’Archiviste de la Tour éternelle, à qui elle avait demandé de retrouver la trace de sa naissance voilà tant de semaines qu’elle ne s’en souciait plus. On réclamait sa présence au plus vite. Depuis dix jours.
*
La missive était abrupte.
« À l’attention de monsieur Nathanaël de Luz,
La présente vous informe de l’annulation de votre bannissement.
En vertu de la première loi de l’an premier, vous êtes prié de regagner votre maison à la Tour éternelle.
À défaut de votre présentation le jour suivant la réception de ce courrier, vous serez rapatrié.
Bien à vous,
Votre Grand Maître. »
Assis au salon, Nat la froissait entre ses mains puis la défroissait sur son genou tour à tour, la pensée tressautant autant que ses membres. Sa réflexion échouait à aboutir. D’autres que lui se chargèrent de clarifier son esprit, listant les arguments à voix haute :
— Ah bah d’accord, conclut Félix ; un coup ça te bannit, un coup ça te convoque, magnifique, on se sent respecté. Et c’est quoi cette loi de je sais pas quoi… ?
— La première loi de l’an premier, expliqua Paule, contraint les citoyens du pays d’ascendance noble à demeurer dans la Tour.
— Le fameux ordre des priorités des révolutionnaires sudropéens, c’était sûr que c’était vraiment la loi à écrire avant toutes les autres.
— En fait, c’est « d’ascendance ou de descendance noble », intervint l’étudiant en droit qui désertait pour une fois sa chambre du premier. D’où un point de divergence de la jurisprudence : admettons un sieur qui trousse une soubrette ; elle tombe enceinte, l’enfant naît noble par le père ; la domestique doit-elle demeurer dans la Tour ? Pour quelle raison ? Est-elle devenue une demoiselle ?
— Elle est libre de partir, elle peut également rester afin de participer à l’éducation de son enfant, et jamais de la vie, répondit Nathanaël.
— Ça c’est seulement l’interprétation actuelle, qui n’a pas toujours été si nette !
Nat roula des yeux, puis relut le courrier sans y trouver de quoi se réjouir.
— N’est-ce pas ce que tu voulais ? souffla Paule.
— Moi je comprends, intervint l’orfèvre. Le Julot, quand y me disait qu’y ne me lâcherait jamais je voulais le quitter, pis crac ! y m’a prise de court et mis le doute au cœur. Pour vrai, c’est qu’y m’a triplement maltraitée, la première fois quand y voulait pas partir, la deuxième quand y voulait pas rester, et la troisième par derrière quand y est revenu les larmes aux yeux parce que j’avais pas assez rouspété à la rupture. Y a des choses qu’on veut, mais pas comme on les a.
— De sages paroles, confirma Félix.
— Toutefois serait-il possible d’échapper au commentaire de toute la pension sur ma vie ? cingla Nathanaël.
— Ben vous aviez qu’à pas vous installer au salon, oh l’autre, eh.
Nat replia la lettre, la fourra dans sa poche et s’en fut. D’abord au jardin, regarder les poules vivre. Il s’écailla deux œufs dur tirés de ses poches et leur en jeta la coquille ; si elles s’en offensèrent, elles n’en firent rien savoir et se disputèrent les miettes. Puis, les idées davantage claires, il convint qu’il devait boucler son sac.
Il rassembla ses affaires sur le lit de Paule après être allé chercher ses sous-vêtements qui terminaient de sécher dans la salle d’eau de Félix. Sa cousine Émeline avait déjà tenté de le convertir à cette histoire invraisemblable de topologie qui voulait qu’on fit de chaque habit un petit rouleau plutôt qu’un grand carré ; il avait résisté à cette folie et résistait encore. Même devant le constat que chaque vêtement voyait les coins de son pliage maltraités par le fond rond du sac.
Il fallait partir. Il fallait rejoindre la Tour éternelle et y demeurer à jamais. C’était la coutume, pire, c’était la loi. En conséquence, le sieur Nathanaël de Luz devait s’y plier. Et cesser d’être traversé de désirs absurdes.
Deux d’entre eux franchirent le seuil de la chambre.
— Es-tu sûr que ça va ? demanda Paule.
— Tu veux un coup de main ? renchérit Félix.
Il les avait prévenus, trois semaines auparavant. Il n’était que de passage, ils n’étaient qu’une passade. Aussi était venue l’heure des adieux. Une inspiration, une expiration. Puis :
— Voulez-vous m’accompagner la Tour éternelle ?
Quoi ? Quelle invitation venait-il d’étendre ? À quelle tentative pathétique de les retenir un peu plus longtemps s’adonnait-il là ? Il se rectifia :
— C’est une occasion rare, ma maison reçoit peu. Et, pour être honnête, cela me ferait plaisir de vous la faire visiter.
Quel était cet accès de démence qui remplaçait ses phrases par d’autres sans rapport ? Trop tard : l’invitation fut acceptée, les modalités discutées, les sylphes retrouvés, les sacs bouclés. Ada se révéla même de la partie, elle avait une affaire à résoudre datant de son incursion à la Tour éternelle.
Il s’isola, inspira, expira, étudia les battements de son cœur.
Puis parvint à une conclusion terrible.
En lui, le Seigneur de Luz qu’il escomptait redevenir jugeait la situation trop propice au scandale.
Mais Nathanaël, lui, était affligé d’un bonheur puéril, celui de l’adolescent qui présentait sa nouvelle chambre à un vieux camarade de nurserie.
Il força ces deux désirs opposés à s’asseoir à la même table jusqu’à parvenir à un accord.
Il faudrait quitter ses amours.
Demain.