Antécédemment : Philémon Levraut n’est plus la même menace qu’il représentait ; deux conséquences à ce fait. Primo, Nathanaël a rempli sa mission de protéger Ada. Secundo, cette dernière doit affronter l’ensemble des problèmes de sa vie qui ne sont pas Philémon Levraut…
Ada Rousseau-Stiegsen, assise sur son lit, boutonnait la robe de sa fille. Lorsqu’elle eut terminé, elle la fit tourner une fois sur elle-même et vérifia qu’aucun accroc terrible ne s’était invité sur le tissu. Les deux femmes de la famille sortaient leurs tenues des grands jours ; les gens de l’hôpital les mettraient dehors si elles ne s’habillaient pas pour l’occasion. Olivia sursauta :
— Quoi ? Non. Tu dis des bêtises ?
— Qu’est-ce que tu en sais, petit chat ? Est-ce tu vas souvent à l’hôpital ?
À la surface du miroir de son meuble de toilette, elle surprit leur image. Puis se demanda : est-ce que son sourire copiait celui de sa fille, ou bien est-ce que le sourire de sa fille ressemblait au sien ? Une pensée bien égocentrique, surtout dans ces circonstances. Olivia éclata de rire :
— Mais maman !
« Mais maman », et après ? On ne le sut jamais ; Charlotte signala une arrivée à la porte. Ada descendit l’escalier, la main de moins en moins petite de sa fille dans la sienne. Isidore, soulagé de l’arrivée de sa patronne, lui tendit un courrier ; elle le balaya du regard.
Le chirurgien de l’hôpital informait quiconque reprendrait le suivi médical de Sven que ce qu’il constatait, c’était une laparotomie effectuée dans les règles et recousue d’une main très sûre ; l’apothicaire, lui, estimait l’anesthésie douteuse. Ce bon vieil art de la médecine chirurgicale, qui consistait à empoisonner quelqu’un juste assez pour le découper en morceaux sans le tuer : Philémon Levraut maîtrisait un aspect de cet art. Pas l’autre. Ada trouva le courrier cohérent et se fit une note de le conserver.
Derrière la porte l’attendaient trois brancardiers costauds, et Sven.
Savoir son mari en vie était une chose. Le constater en était une autre. Trop soulagée pour exercer la moindre discipline, Ada ne put empêcher Olivia de bousculer tout le monde pour aller parler à son père dans son babil rapide, sa tête entre ses mains, ses coudes sur la civière.
Un des brancardiers prit l’initiative d’éclaircir la situation :
— Madame Rousseau-Stiegsen ? Votre mari est sorti.
— J’espère bien, vu que je n’ai pas commandité son rapt. Besoin d’aide pour le monter ?
— Oh, le chirurgien dit qu’il peut marcher mais qu’il boude.
— Jag vill inte, répliqua Sven. Ta reda på det.
Ada fronça les sourcils. Un soudain accès de sa langue maternelle constituait un indice que son époux s’était pris un sérieux coup sur la tête. Ou qu’il boudait vraiment très fort. Le brancardier badina :
— Alors, on dit des choses qui ne veulent rien dire ?
— Lär dig något och låt mig vara.
— En mitoyen, Capitaine !
— Ça ira, n’insistez pas, bougonna Ada. Premier étage, à gauche en sortant de l’escalier, la porte au fond encore à gauche.
Isidore et elle dégagèrent l’entrée. Olivia suivit la civière ; son père allongé traçait du pouce la cicatrice de sa joue. Son épouse ressentit une pincée de culpabilité vis-à-vis de ce secret qui n’aurait pas dû en être un, de cet échec intégral de leur mariage des jours durant, de toutes les décisions erronées qui avaient conduit leur famille à ce point. Alors elle étendit la main et toucha l’épaule de son mari.
Il eut l’œillade la plus courte pour elle puis détourna le regard. Écarlate de honte, elle demeura figée sur place ; les brancardiers firent leur office.
Ada observa le plafond, battit des paupières, replia la lettre dans sa main. Il aurait besoin de repos. Pas au point de rester alité des mois – le contraire, d’ailleurs, il fallait le faire remarcher – mais tout de même. Elle aurait dû présenter une demande de congés au Commandant de Sarh tant qu’elle l’avait sous la main, ha ! Tant pis. Olivia risquait de salir sa belle robe : elle devrait en changer. Quoi d’autre ? Quelle affaire la réclamait ?
Traîtresse, une larme lui roula du coin de l’œil.
*
Devant l’entrée de la Tour éternelle, un certain noble banni gardait ses bras croisés en attendant la réaction des deux seconde classe placés là en faction. Ils savaient qui il était. Il savait qu’ils savaient qui il était. Ils savaient qu’il savait qu’ils savaient qui il était. Une belle brochette de savoirs qui rendit leur échange extrêmement lassant :
— Qui va là ?
— Nathanaël de Luz.
— Vous avez vos papiers ?
— J’ai mon visage, le reconnaissez-vous ? Il était sur un avis de recherche voilà quelques semaines.
— Ah mais attention, ça, ça veut rien dire ! Les Illusionnistes, ça peut se faire la tête que ça veut.
Nathanaël s’interrogea sur la logique de l’argument puis y renonça :
— La suite, je vous prie.
— C’est à quel sujet, monsieur de Luz ?
— Rien qui vous concerne ! Pour votre information, je n’ai nul besoin d’entrer, seulement de rester dans les parages ; je vous saurai gré de ne pas me déranger.
Satisfait de la confusion provoquée chez les deux membres de la Garde Touraine, il ferma les yeux et prépara ses Illusions.
Depuis l’arrestation et la neutralisation de Philémon Levraut, monsieur de Luz attendait qu’un certain personnage mystérieux se manifestât et lui remît ce qu’il lui avait promis : des preuves de son innocence. Ulcérant qu’il en fallût, étant donné qu’on l’accusait d’avoir imbibé son ennemi politique d’alcool avant de l’allumer de la flamme de son briquet, comme si une personne sensée, un être humain respectable, un homme de sa trempe s’adonnait à ce genre d’horreurs. Enfin : la citadine Ada Rousseau-Stiegsen se trouvait hors de danger : maintenant, les preuves, merci.
Nathanaël ignorait comment contacter son commanditaire. Toutefois, il connaissait sa façon d’envoyer des messages ; aussi, à toutes les fenêtres de la Tour éternelle, il écrivit Illusoirement :
« Elle est sauve.
Alors ? »
Afin de ne pas informer l’ensemble de ses comparses de ses petits arrangements, il avait choisi de rester court. Il attendit une petite minute, puis une réponse lui parvint, lettres flottant devant ses paupières :
« Monsieur de Luz,
Si vous ne savez pas envoyer des messages, laissez la pratique à ses professionnels.
Annulez votre Illusion.
Mgr. C. de Sarh »
Nathanaël roula des yeux. Si le Commandant des Gardes lui donnait un tel ordre, c’était qu’il n’était pas parvenu à s’en charger lui-même. Voler le contrôle d’une construction si étendue – deux lignes de texte sur chaque fenêtre individuelle – exigeait de pouvoir la maîtriser ; au doigt mouillé, son propriétaire estima qu’il fallait bien atteindre onze et demi au test de niveau des Illusionnistes. Niveau que le Seigneur de Sarh ne possédait pas, ha.
Aussi, lorsqu’on la lui arracha d’autorité de l’arrière de la nuque et qu’on la détricota pour lui, il avait une courte liste de coupables en tête. Elle fut bientôt réduite à une ligne par de nouvelles phrases flottantes :
« Nathanaël, qu’essaies-tu au juste d’accomplir ? Ne bouge pas, je descends. »
Elle n’avait pas signé mais Nathanaël savait encore reconnaître l’inratable empreinte Illusoire de sa mère. Il surveilla sa descente, depuis l’étage où elle logeait jusqu’au bas de la Tour en élévateur, puis sa traversée de la cour intérieure. Enfin, la demoiselle Angeline de Coq apparut devant lui. Une bande d’argent cerclait son front, prolongée d’une perle qui lui tombait entre les deux yeux ; coquetterie déraisonnable pour une demoiselle bannie de cinquante ans. Ses cheveux fins, plaqués à son crâne par le poids du bijou, se vengeaient sur la longueur en s’élançant vers le ciel sans toucher ses épaules. Désirait-elle tant être informée que, oui, elle eût pu attirer des regards admiratifs, sans son petit problème de bannissement ? Son fils s’épargna de tomber dans son piège. D’une voix fausse, elle demanda :
— Nathanaël… est-ce bien toi ?
— Allez savoir, les Illusionnistes pouvant se faire la tête qu’ils désirent dans l’objectif scélérat de tromper notre bonne Garde Touraine et de forcer leur entrée en notre belle demeure.
Il darda son regard vers les plantons :
— Notamment la tête du seul homme interdit de séjour, grâce à un sens de la stratégie inégalé !
Angeline de Coq roula des yeux :
— Bichette, ne t’énerve pas sur le petit personnel, c’est mauvais pour la tension.
Son bras sous le sien, elle l’entraîna avec elle. La Tour éternelle, à son rez-de-chaussée, était ronde ; quelques pas leur suffirent à se dissimuler derrière sa courbure, histoire de discuter plus tranquilles.
— Alors, où étais-tu, fils indigne ?
— Là où j’avais besoin d’être, mère ; à noter que je vous retrouve sobre, pour une fois.
— Non.
Nathanaël haussa les sourcils. Ce que prenait sa mère, parmi l’assortiment des drogues d’Ascley, tendait à l’assommer plutôt qu’à la garder éveillée ; à moins que l’ordure Gabriel eût changé son traitement ? Elle explicita :
— Pas « pour une fois ». Tu m’as demandé de prendre soin de ma santé. Je suis restée loin des substances depuis notre dernière entrevue.
Surpris, il la félicita.
— Tu n’as rien fait pour m’aider, vil ; de quoi t’avais-je prévenu, rappelle-moi ?
Sa mémoire fouillée, il répondit :
— Que votre cœur allait se briser si j’osais feindre mon affection pour des affaires politiques.
— Voilà : il est brisé !
Le ton aussi peu faux qu’il y parvint, Nathanaël protesta :
— Mère, voyons, calmez-vous, usons de raison, rien ne vous permet de me juger insincère.
— Un fils aimant…
Elle l’attrapa par la manche et le tira contre elle, ses deux bras une nouvelle prison.
— … aurait demandé à sa vieille maman comment bien vivre son exil !
Perdu sur la conduite à tenir, Nat lui tapota le dos. Elle laissa sa tête rouler sur son épaule, un geste incompatible avec sa colère apparente. Tout n’était-il pas perdu ? Elle poursuivit :
— Au lieu de disparaître dans la nature ainsi. Infâme que tu es. J’ai harcelé Casiel pour qu’il me donne ton adresse, quelque chose, n’importe quoi ! Il n’a pas cédé ; lui et sa fichue morale d’airain.
Nathanaël retint son persiflage. Depuis que le maître de la maison Sarh l’avait jeté puis maintenu en prison six mois, il ne croyait plus à sa réputation de gentilhomme sévère mais juste, de dernier rempart de l’ordre en la Tour éternelle. Toutefois, il s’agissait du logeur principal de sa mère, qui sans lui aurait été réduite à dormir dans un couloir ; même son fils ne lui souhaitait pas un tel sort.
— Qu’en savait-il, de toute manière ?
— J’ai bien cru comprendre qu’il te faisait suivre.
Mouvement réflexe, Nathanaël regarda autour d’eux.
— Par qui ?
— Je ne connais pas son nom ; je sais que Casiel a demandé dans ta maison s’il existait un membre de la Garde Touraine avec qui tu aurais le moindre début de relation particulière…
En toute logique, sa famille avait évoqué Amandine – si tant fut qu’elle comptât comme membre de la Garde ; du fait de son statut spécifique d’aide de camp du Commandant, il avait dû l’écarter. Qui d’autre Nat avait-il jamais cité, ou retenu d’ailleurs, parmi la longue collection d’idiots en uniformes…? Une image lui revint ; celle de retours de soirées arrosées où il se plaignait à voix haute, « qui a demandé à cette grande brute d’être aussi immense, mortesélène ? »
Le première classe Abrinque. Dont le gabarit semblait pourtant l’astreindre à des missions liées à l’intimidation plutôt qu’à la discrétion. C’était-à-dire qu’il aurait dû le voir : enfin, si manipuler la vision n’était pas une spécialité locale.
Il chercha alentour moins une silhouette qu’une anomalie dans le tissu du monde. Trouvée : il plissa les yeux et la pointa du doigt. La tache floue sursauta et se déplaça de côté.
— Je suppose qu’il aurait été inconvenant de me laisser sans escorte ; qui sait, si un citadin ivre m’avait cassé une chaise sur la tête ou quelque chose de ce goût-là.
— Qu’il doit être doux de cultiver dans son crâne un esprit qui suppose l’évidence après la
clarification des faits.
Nathanaël se raccrocha à l’idée qu’il n’était pas dans son intérêt de se fâcher avec sa mère et ravala sa vexation. Angeline de Coq, sa mauvaise âme satisfaite d’avoir lancé sa pique, serra davantage son fils contre elle. Puis, ayant rencontré une résistance, elle le lâcha d’un coup.
Pour une fois, il la vit hésiter à poser une question indiscrète, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de se montrer impolie, abandonner enfin tout espoir de civilité :
— Ils te nourrissent bien, en Ville, à ce qu’on dirait.
Nat aurait préféré n’importe quel sujet plutôt que celui-là. Il mangeait à sa faim, qui s’avérait inextinguible ; il transportait des œufs durs dans ses poches pour les moments où il ne pouvait accéder à un meilleur repas ; il évitait les miroirs ; il ne voulait pas savoir ce qui se passait. De toute manière, il ne consulterait pas de médecin, alors à quoi bon s’adonner à la surveillance paranoïaque de ses contours ?
— Leur ordinaire manque de goût ; on s’y fait.
— De la part d’un Luz, quelle plaisanterie ! Il me fallait des trésors de patience pour vous faire asseoir à table et manger autre chose que des sandwiches.
Elle s’empourpra soudain, marmonna :
— Pardon, tu n’aimes pas cette période.
Car elle évoquait cette vieille parenthèse, entre la mort du père de Nathanaël et leur dispute, où elle s’était installée chez Luz et, sous couvert d’aider son fils dans ses affaires, l’avait presque supplanté. Pourquoi cette étrange attention ? Nat n’était plus un Seigneur, à peine un sieur, rien qu’un homme injustement accusé, humilié, banni, en exil. Sa mère possédait désormais un statut plus enviable que le sien, la logique voulait qu’elle le prît de haut.
À moins que… la seule explication… mortesélène, l’aimait-elle ? De sa manière maléfique et reprochable ? Voilà qui lèverait le voile sur son attitude. Et si elle éprouvait pour lui une forme d’affection maternelle corrompue, il fallait en déduire que ses propos portaient en eux une part d’émotion véritable. Qu’il décida d’aborder, abandonnant le vouvoiement :
— Tu me vois navré d’avoir éveillé ton inquiétude, petite mère ; je me porte comme un charme et fus si bien accompagné que mon exil y ressemblait à peine.
— Tout de même, l’angoisse des premiers instants, et ce châtiment hors de proportions ! J’aurais voulu me tenir à tes côtés.
— Pour mieux rire de mon malheur ? Pas d’inquiétude, te dis-je, j’étais en bonne compagnie.
Nathanaël s’aperçut trop tard que cette double mention de ses doubles amours, du fait de son caractère insistant, attirerait la curiosité maternelle. Elle ne manqua point de noter :
— Fils. De quelle genre de compagnie parles-tu ?
— D’aucune qui te concerne.
Ces deux mains sous son menton ; ce visage soudain grave. Nathanaël, en réponse, inspira et prépara ses arguments dans son esprit. Il ne prenait aucun risque. La fleurette ne durerait pas. Il s’agissait d’une histoire sans ambition ni avenir. Sa mère le surprit :
— Lorsque nous perdons ce que nous estimions être le principe fondamental de nous-mêmes, la tentation est grande de ne plus soumettre au regard de la critique les quelques âmes charitables qui daignent encore nous accorder leur intérêt. Toutefois, qui ne s’est engoué de nous qu’à notre plus grand désespoir se révèle incapable de tolérer la grandeur lorsqu’elle nous revient.
— … me parles-tu de mon père ? craignit Nat.
— Me parlais-tu de gens avec qui tu as couché ? sursauta Angeline.
Vite, reprendre la main sur la conversation avant qu’elle n’usât de son esprit retors pour l’humilier davantage :
— Voilà une question indiscrète, sur un sujet qui te regarde autant que me concernent tes troubles rapports avec les maîtres des maisons Sarh et Ascley.
Un air de dégoût sur le visage, Angeline répliqua :
— J’ose espérer que tu plaisantes. Casiel m’offre sa pitié et ne m’a jamais rien offert de plus ; quant à Gabriel…
— Mère, chut : je ne veux rien savoir des transactions terribles auxquelles tu dus te résoudre pour ne pas dormir dehors.
— Nathanaël.
— Je ne souhaite non plus subir un laïus terrible sur les qualités supposées de l’homme qu’il faudrait séparer de l’empoisonneur ; de fait, l’infâme qui use de ma mère comme d’un pion dans notre conflit, quitte à lui faire tourner la tête pour parvenir à ses fins, ne fait qu’attiser mon mépris.
— Nathanaël ! Tes propos sont insensés. À croire que tu as oublié qu’il est mon frère !
Le vent siffla. Des paupières battirent. La rumeur de la Ville se fit plus insistante. Puis :
— Qui, Casiel ? Je n’avais jamais vu la ressemblance. N’est-il que ton demi-frère ?
— Non, Gabriel !
Le soleil poursuivit sa course dans le ciel, ainsi qu’il en avait l’habitude. L’ombre de la Tour vira avec lui, en toute logique. Nathanaël éclata de rire.
— Félicitations ! Je n’ai pas marché, j’ai couru ! Je ne te savais pas si farceuse !
— Je ne plaisante pas. Comment est-ce possible ?
— Je crains, mère, que tu ne viennes de me voler la réplique.
Sur ce ton ennuyé avec lequel on dépliait son arbre généalogique, détachant chaque mot de son explication, Angeline rétorqua :
— Je suis la fille aînée de Pauline de Coq, que tu connais, et d’un triste sieur nommé Samuel d’Ascley, dont tu as eu le bonheur de ne jamais faire la rencontre. Né quatre ans après moi des mêmes parents, Gabriel est mon cadet. Comment l’ignores-tu ?
Nathanaël roula des yeux.
Voilà bien un fait naturel de la Tour éternelle auquel on prenait soin de ne pas penser trop fort. Les membres de la noblesse, après des générations à vivre les uns sur les autres, appartenaient à la même famille étendue – c’était-à-dire qu’ils partageaient les mêmes ancêtres et se retrouvaient ainsi tous cousins à des degrés divers. Une excellente archive des naissances et une vérification pointue des paternités permettait d’identifier les personnes avec lesquelles on était le moins cousin, histoire de produire les enfants les moins consanguins possibles.
Parce que l’idée de fondre toutes les antiques dynasties en une seule à force d’alliances avait déplu aux premiers habitants de la Tour, les fils rejoignaient la maison de leur père et les filles celle de leur mère. Comme il fallait établir des priorités dans les rapports sociaux, les règles tacites dictaient qu’un noble devait sa loyauté d’abord à sa maison, branche masculine comme féminine, puis à la maison de son autre parent.
Il était devenu proche de son oncle paternel Ariel parce que celui-ci vivait au même étage que son père et lui ; il n’avait croisé qu’une poignée de fois dans sa vie leurs demi-sœurs, filles du grand-père Lemuel de Luz ou de la grand-mère Tangerine de Frem, quand elles rendaient visite à leurs demi-frères. Alors un oncle maternel ? Quel rapport familial était-il censé entretenir avec un homme qui n’appartenait ni à sa maison, ni à celle de sa mère ?
En fin de compte, rien d’intéressant ne venait de lui être révélé. Pire : si Gabriel d’Ascley s’avérait si incapable d’affronter son propre neveu sur le terrain des idées, la décence exigeait qu’il abdiquât son poste et le remît à quelqu’un de plus compétent.
Sa mère soupira :
— Entendu, je ne te ferai pas revenir à la raison. À ce propos, qu’essaies-tu d’accomplir ? Entre ton départ, l’absence de nouvelles et ton irruption ici…
Il hésita. Angeline se montrait plus coopérative que son fils ne l’avait imaginée voilà des semaines de cela, lorsqu’il avait tenté la réconciliation ; que perdait-il à l’informer ? Alors il lui résuma ses aventures : mot mystérieux, citadine en grave danger – et demi-sang de surcroît –, promesse de preuves de son innocence en échange de sa protection.
L’inquiétude sur le visage de sa mère crût à mesure de son récit.
— Nathanaël, j’ignore comment te l’annoncer avec délicatesse…
— Essaie donc sans.
— Tu t’es fait avoir, mon fils. Tu fus escroqué, arnaqué, roulé dans la farine.
— Peut-être n’y avait-il aucune façon de me l’annoncer avec délicatesse. Qu’en sais-tu ?
— Je reconnais la méthode et l’attitude. Ton commanditaire n’a jamais eu l’intention d’honorer son paiement. Je vais menacer de lui casser un bras, cela lui remettra les idées en place.
Nathanaël sursauta :
— Maman ?
— C’est la seule attitude correcte avec son genre d’énergumène. Je m’en charge, mon chéri. Mais, en échange…
Ah, les procédés traditionnels de la Tour éternelle. Il devina d’avance :
— Le logis et le couvert chez Luz ?
— C’est moi qui vous le servirai, le couvert. Je me suis déjà compromise pour toi : si je mets davantage la main à la pâte, je devrai renoncer à la miséricorde de mes logeurs.
— Y compris ton fameux frère ?
— Surtout mon fameux frère.
La transaction fut conclue. Angeline le prévint que sa manœuvre d’intimidation exigerait sa patience : qu’il rentrât chez lui, ou ce qui en tenait lieu. Elle le préviendrait.
Nathanaël examina le baume qu’elle venait de lui mettre au cœur.
« Ne plus soumettre au regard de la critique les quelques âmes… »
Bah, des propos de vieille femme.
Il retourna chez ses amants.