Antécédemment : Olivia va mieux : il suffisait de lui retirer l’ensemble du gravier que Line avait laissé dans sa plaie en la refermant. Évident pour vous, mais le corps et l’esprit humain sont pour lui si plein de mystères que sa jeune amie lui a demandé de garder ses distances. Ada et Nathanaël continuent de déployer le plan consistant à feindre un mariage entre Félix et Paule pour y attirer leur ennemi commun Philémon ; il se trouve que la situation des Morez, la peut-être famille naturelle d’Ada, a attiré l’attention de Félix, qui a résolu de se pencher sur le sujet. Sven et Jean ont toujours leurs propres projets…
Au plafond d’un bureau du poste de Garde, Jean le sylphe attendait.
Sous lui, Sven Stiegsen-Rousseau noircissait du papier. Il en relevait parfois la tête pour dicter d’autres textes à son aide de camp, un major qui écrivait plus vite que lui. Quelque chose dans ses paroles ou son expression dut attirer son attention, puisqu’il haussa la voix :
— Un problème, Cominetti ?
— Je n’ai rien dit.
— Vous avez la permission de parler franchement, major.
L’aide de camp s’éclaircit la gorge :
— Je me posais la question de la pertinence de reprendre un congé si tôt après le dernier, mon capitaine. Le poste ne peut pas tenir à coups de feuilles de route écrites à la dernière minute.
— Votre opinion a été entendue, major.
Ils retournèrent à leur rédaction. Cominetti repoussa sa chaise et quitta la pièce, lançant derrière lui :
— Chicorée ?
— Oui, merci.
La porte se referma. Jean s’informa :
— Quand est-ce qu’on repart à la recherche de Philémon ?
Avant la fin de sa phrase, Sven s’était mis en sécurité sous le bureau, puis avait réalisé la nature de l’interruption et fait ressortir son grand corps de là.
— Je vous avais dit de ne pas me suivre.
— En effet.
— Vous m’avez suivi.
— À quel moment est-ce que vous avez conclu que j’obéissais à vos ordres, de manière générale ?
Cominetti revint, une tasse dans chaque main, le coude sur la poignée de la porte. Sven répondit à Jean :
— Écoutez-moi bien. Arrêtez de m’espionner. Partez tout de suite.
L’aide de camp s’apprêta à refermer le bureau.
— Pas vous, major !
— Bonjour ! Je m’appelle Jean, je suis essentiellement le courant d’air, mon existence est un fait avéré et vérifiable, et c’est à moi que le capitaine adressait la parole.
— Enchanté Jean, je, euh, ne suis pas assez payé pour ça.
Cominetti claqua la porte. Sven se rassit à son bureau et continua d’écrire.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Le capitaine soupira.
— Rien qui vous concerne.
— Ben si. Vous cherchez à arrêter Philémon, qui menace Ada, qui une fois hors de danger permettra à Nathanaël de rentrer chez lui. Or l’avenir de Nathanaël, c’est mon expertise.
Jean répéta l’évidence sur un ton tranquille :
— Nous avons le même objectif. Je vais vous aider.
— Je ne veux pas de votre aide.
— Tout le monde dit ça au début. Vous verrez : nous serons une équipe formidable.
Le capitaine finirait bien par accepter la situation.
*
Perdre une amie avait enseigné à Line le sylphe qu’il nécessitait davantage d’amis. Des amis qui ne soient ni des morceaux de lui-même, ni des semblables aux ambitions destructrices, ni des enfants humains.
Alors il avait entamé pendant le dîner une conversation avec une femme qui élevait des oiseaux, puis avec un homme qui vendait des fleurs, puis avec un garçon qui étudiait la médecine, puis avec une fille qui fabriquait des bijoux, puis avec une personne qui jouait des timbales à l’Opéra, personne qui mit fin à leur discussion avec un :
— Mais vous ne vous arrêtez jamais, par Polaris ?
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il est trois heures du matin, Dieux du Ciel !
Depuis cette remontrance, il alternait entre flotter dans le salon et aller vérifier le sommeil des humains qu’il connaissait.
Olivia gisait dans son lit, bordée par sa mère et le pansement changé. Ada, longtemps assise contre son oreiller, un large tome entre les mains qu’elle ne parvenait de toute évidence pas à lire, s’était effondrée d’une façon qui donnait un mauvais pli aux pages. Nathanaël, Paule et Félix, serrés sur le matelas prévu pour deux personnes, les bras et les jambes mêlés dans un canevas compliqué, ronflaient sans ambigüité : ils dormaient.
Line se sentit seul.
Pas tout à fait : au loin, il entendait la rumeur du travail nocturne – de ce qu’on lui avait expliqué, c’était une particularité de la capitale, ni la Tour ni la campagne ne partageaient cette ferveur insomniaque. D’après les pensionnaires toujours, la présence continue de millions de citadins sur le cercle serré des quelques kilomètres environnant la Tour éternelle représentait en soi un problème : il fallait faire parvenir la nourriture dans les bouches et évacuer les déchets des rues. Du soir au matin, du matin au soir, la Ville passait à un cheveu de ne pas y parvenir.
À vrai dire, tant qu’il cherchait des amis, autant instaurer une espèce de rotation, non ? Ses connaissances vivant surtout le jour, il devait ajouter plus de travailleurs de nuit à ses relations.
D’ici là…
Il hésita à jeter un regard sur l’envers du monde, ce rien-derrière-le-tout auquel Salamandre lui avait offert l’accès, pour voir si ce dernier y frayait. Passer davantage de temps avec le cénète était une mauvaise idée.
Une mauvaise idée d’un attrait insoutenable. Line devint le vide.
— Salamandre ?
— Eh bien ! On ne peut plus se passer de moi ?
— Pas du tout, mentit-il. Est-ce que tu fais quelque chose, là ?
L’éclat de rire de Salamandre résonna à travers le néant.
— Sylphe, c’est toi qui m’appelles en pleine nuit. Tu te morfonds, je me trompe ?
— … Peut-être.
— Raconte-moi.
Malgré la folie apparente de confier ses peines au futur destructeur du monde autoproclamé, Line ne parvint pas à couper le flot de paroles vibrées entre ses boucles. (Ou peut-être pas vibrées entre ses boucles, puisqu’il n’était plus le vent. Comment est-ce que quoi que ce soit fonctionnait dans le « rien » ? Peut-être qu’il valait mieux ne pas trop se poser la question.) Les sujets abordés furent l’obsession de Jean pour Nathanaël, la colère d’Olivia, les tensions entre Ada et Sven auxquelles il aurait préféré ne pas être mêlé, Nat lui-même et son incertitude sur leur relation – est-ce qu’il était son ami ?
— Tu veux de mes conseils ? Je donne de très bons conseils. Je vais temporairement enfreindre ma promesse à moi-même de ne plus jamais être le conseiller de personne.
La nuit était si propice aux mauvaises idées. Line accepta.
— Passons le fait que tu te torturerais moins l’esprit si tu ouvrais « Jean » et que tu réintégrais son contenu, tu m’as déjà dit non. Peut-être ressens-tu vraiment de l’amitié pour ton Nathanaël, maintenant que ça ne t’est plus obligatoire et que tu es libre de l’apprécier ; il faut reconnaître que les humains produisent des sons articulés avec leur bouche qui peuvent les rendre attachants. À propos d’attaches, ce qui se passe avec ta moitié c’est qu’elle a récupéré le serment que votre entièreté, Angeline, avait fait.
— Comment est-ce que je peux l’aider ?
— Absorbe-la.
Line laissa le silence exprimer sa désapprobation à sa place. Salamandre soupira :
— Ton Olivia semble avoir la tête sur les épaules. C’est rare, et sans doute momentané. Fiche-lui la paix : laisse-la t’oublier, ce sera meilleur pour le reste de sa vie. À moins que tu ne veuilles devenir son sylphe de compagnie qui exauce tous ses vœux ? Ça t’ennuiera très vite, très fort. Qu’y a-t-il d’autre, les deux époux, Machine et Machin ? Encore une fois, pas tes affaires. En revanche, Machine t’a promis « tout ce que tu veux » : fais-la payer.
— Je ne veux et n’ai besoin de rien.
— Tu ne peux pas offrir tes services contre rien. Demande-lui son corps.
Line se crispa.
— Hors de question.
— Pas pour toujours, j’ai bien compris que ça ne t’attire pas. Un quart d’heure, le temps d’essayer, sentir l’humanité de l’intérieur, dédramatiser l’expérience, te rendre compte qu’elle n’a rien de si extraordinaire qu’il faille la préserver à tout prix.
— Au revoir, Salamandre !
Le sylphe revint au monde. D’après la pendule du salon, le temps écoulé depuis son départ était d’exactement zéro secondes. Insupportable : la conversation ne l’avait même pas aidé à passer la nuit. Il flotta à travers la pension, à la recherche de noctambules réveillés dans leur chambre.
Line ne trouva personne. Chacun était soit absent, soit endormi ; aucune respiration ne s’accélérait sur son passage en signe de réveil nocturne. Il entra dans la pièce où dormait Nathanaël et regarda sa forme couchée, amorphe et paisible.
Est-ce que cet homme était son ami ? Un véritable ami ne l’aurait pas forcé à prononcer un serment l’obligeant à assurer sa sécurité. Cela dit, Angeline et lui ignoraient ce que ces mots signifiaient, à ce moment-là… Moment qui ne remontait qu’à douze jours auparavant. Le temps filait à une vitesse. Surtout quand on recommençait à vivre des événements après plusieurs années d’emprisonnement en bocal.
La prison ; la privation de liberté ; le désir de fuir. S’y étaient ajoutés les souvenirs créés ensemble au cours de leur évasion. À présent, Nathanaël ne fuyait plus. Qu’est-ce qui leur restait comme points communs ? Pourquoi tout penser à travers l’existence ou non de points communs, d’ailleurs ? Line ne détestait pas ses différences avec ses interlocuteurs. Elles formaient des occasions de discuter.
La réponse lui apparut enfin. La similitude le fascinait parce qu’elle constituait une demi-promesse d’appartenance et de compréhension soit, respectivement : une place dans le monde et des proches à qui parler.
Mais Line connaissait déjà sa place dans le monde. Apparu par accident, morceau de l’univers manifesté, de la même nature métaphysique que Salamandre, le Grand Maître et Jean.
Nathanaël, quant à lui, faisait partie des proches à qui il appréciait de parler. De mémoire, ce dernier avait même déjà fait des efforts pour le comprendre.
Restait le problème du lien forcé entre Jean et Nat. « Hors de danger », il le serait quand l’affaire politique qui l’opposait au Seigneur d’Ascley serait résolue – il faudrait sans doute insister auprès de Jean, mais c’était défendable. « Sorti de prison »…
Line repassa dans le vide.
— Jean a mentionné qu’il considérait que Nathanaël n’est jamais sorti de prison parce que la prison l’a marqué.
— Rebonsoir, déjà ?
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour ça ?
— Dis donc, mon chou, je ne suis pas à ton service.
— Pourquoi tu passes ton temps à traîner ici, alors ?
— Je ne traîne pas, je travaille !
— À quoi ? À détruire le…
— [silɑ̃s].
Tout autour, les autres présences les regardaient. Salamandre glissa à l’ouïe du sylphe :
— De nombreux cénètes ont des aspects du monde à réguler ici. Aucun d’eux n’a besoin de connaître les détails du travail d’un subalterne tel que moi. Me suis-je bien fait comprendre ?
Line se demanda de qui il s’agissait et ce que ces entités pensaient de lui.
— Bébé, personne n’a le temps de penser à toi. Tu désirais ? Pardon : [paʁl].
— Est-ce qu’il y a un moyen de réparer Nathanaël ?
Salamandre soupira :
— Ton premier exercice illégal de la médecine ne t’a pas suffi ? Voyons voir.
Line ne comprit pas ce qui se produisit : il lui sembla que l’image de l’humain se décomposait. Sa peau s’arrachait, ses veines se soulevaient, ses os sortaient de leur emplacement ; une petite dizaine de formes couchées s’étirèrent devant lui, formées de fragments divers de son anatomie.
— C’est vraiment en train d’arriver ?
— Non, mon chou, c’est un changement de visualisation. Il était implicite que tu ne souhaites pas le tuer. Ton Nathanaël n’est pas l’humain le plus costaud du gratin mais il ne va pas en mourir, je ne vois rien à retoucher.
— Et avant la prison, il était comment ? Je ne sais pas, si tout est possible ici, est-ce que tu peux remonter le temps pour le voir, ou quelque chose comme ça ?
Salamandre marqua une pause.
— Tu n’as pas entendu parler de ce fin anneau de poussière rouge autour du soleil, situé entre la Terre et la ceinture d’astéroïdes ?
— Non ?
— C’est la raison pour laquelle je dois te répondre que non, je ne peux pas remonter le temps, ou quelque chose comme ça. On ne me laisserait pas faire.
Il désigna les autres entités présentes dans l’envers du monde. Certaines leur sourirent. (Comment savait-on qu’il s’agissait d’un sourire en l’absence de bouche, ou d’univers ? Encore une question à ne pas trop se poser.)
— Par contre, je peux lui interroger le métabole.
— Le quoi ?
— C’est un organe ; t’occupe. Il a été enfermé quand ?
— Au solstice d’hiver, il y a cent quatre-vingt-quatorze jours.
Un nouveau jeu de silhouettes se déploya de l’infini-vers-le-bas à l’infini-vers-le-haut. Salamandre sifflota.
— Certes, pas le même bonhomme. Enfin, avec une alimentation normale et deux ans d’exercices progressifs, si c’est ce qu’il veut, il y reviendra.
Line sentit la frustration le gagner tout entier.
— C’est trop long pour Jean. Il mérite sa liberté. Est-ce qu’on peut faire un miracle ?
— Oh, on peut toujours faire un miracle. Ce n’est jamais opportun.
Le sylphe resta coi. Salamandre fredonna, tout à sa réflexion, puis reprit la parole :
— Huit semaines. Je ne peux pas proposer moins sans lui casser le métabole et lui ruiner la santé. Ça représente trois cent quarante-huit grammes par jour, ce sera déjà rigolo. Tu ne cherchais pas à être discret, j’espère ? Ça rendra beaucoup de monde confus, à commencer par lui.
Leur vue sur le monde se gondola. Les fragments écartelés de Nathanaël se joignirent. Puis Salamandre arrêta tout.
— Au temps pour moi, j’ai oublié de vérifier si c’était une bonne idée viser le schéma exact d’il y a cent quatre-vingt-quatorze jours !
Il rouvrit les morceaux écartelés.
— Heureusement qu’on n’a pas continué, il était complètement saoul, comme attendu des nobles un jour de fête. Et… ah, oublie.
— Quoi ?
— Rien d’important. Je trouve les proportions de ses neurotransmetteurs anormales.
Line chercha dans le dictionnaire qu’on l’avait forcé à apprendre : introuvable. Il découpa le mot visiblement composé en son préfixe et son radical. Quelque chose qui transmettait (quoi ?) dans les nerfs (ou les fibres ?)
— La science sudropéenne n’a pas encore réinventé le concept donc les Thalas ne pouvaient pas te l’enseigner, ne t’inquiète pas. Ce n’est sans doute pas grand-chose. Enfin, rien que pour le taux d’alcoolémie, il vaut mieux chercher un autre moment, sinon son métabole le rendra perpétuellement ivre pour les huit semaines à venir.
Ils remontèrent le long de la ligne. Salamandre s’agaça de l’existence de l’éthylisme. Trois jours avant le solstice d’hiver, ils trouvèrent enfin le fantôme sobre d’un Nathanaël qui n’avait jamais été emprisonné.
Salamandre expliqua le processus : il imprimait ce schéma sur le métabole en tant qu’idéal à atteindre, ainsi qu’un sentiment d’urgence poli quant à la mise en conformité de Nathanaël à cette idéal. Le sylphe trouva étrange qu’on puisse donner des ordres si précis à une masse de chair.
— Ce n’est pas un organe naturel comme un foie ou un cœur ; il est artificiel, les humains se le sont ajoutés il y a longtemps dans le cadre de leur haine du moindre effort. Je n’existais pas à l’époque mais on m’a dit qu’il date d’un temps où leur apparence physique primait pour eux sur d’autres aspects de leur vie.
La réalité se calma : c’était fait. Huit semaines, puis les signes physiques de l’emprisonnement de Nathanaël auraient disparu. Salamandre encouragea Line :
— Si tu as autre chose à me demander, n’hésite pas.
— Tu t’en es plaint à l’instant.
— Même des choses stupides de ce genre. D’une part ça me dérouille, d’autre ça pourrait me donner de l’inspiration sur une faille dans le plan de tous ces, hum…
Il désigna l’ensemble des entités veillant sur l’envers du monde.
— … de façon à parvenir au résultat que nous n’avons pas besoin de rappeler.
Line soupira. La destruction du monde restait au programme, peu importait à quel point il divertissait Salamandre. Il retourna du bon côté de la réalité ; la nuit ne passerait pas s’il restait au-dehors.
*
Ada Rousseau-Stiegsen se leva de la table du petit-déjeuner, l’estomac barbouillé. Le phénomène ne tenait ni de la rechute de sa malédiction, ni du symptôme de grossesse, ni d’un dégoût qu’elle ressentirait envers ses voisins de table. Il ne s’agissait que d’émotion contrariée. Sous contrôle, néanmoins. Elle caressa les cheveux d’Olivia et lui demanda si elle s’en sortirait seule ; sa fille le lui confirma. Le dernier arrivé dans la pension s’enquit :
— Ne finirez-vous pas votre assiette ?
Elle lui offrit ses restes ; Nathanaël attrapa son assiette et entreprit de la nettoyer. Ada échangea un regard avec Paule : qu’est-ce que Félix et elle avaient fabriqué la veille pour lui creuser un tel appétit ? La mine de sa vieille amie lui répondit qu’elle ne comprenait pas non plus ce qui piquait le noble banni.
Son courrier attrapé entre les mains d’Isidore, Ada grimpa jusqu’à son bureau. Charlotte y changeait les fleurs et la carafe d’eau ; froissée d’être prise sur le geste, elle se retira. Son ouvre-lettres brandi, la propriétaire décacheta les trois enveloppes.
La première venait de sa mère. Pour qu’elle arrive maintenant, Acha avait dû l’écrire dès leur départ. Qu’est-ce qui l’avait piquée ? Ada enfila ses lunettes de lecture : pour une médecin, sa mère écrivait bellement, mais en petits caractères et lignes serrées.
« Mon Ada,
Ce courrier a pour objet de répondre aux questions que tu m’as posées avant que Philémon ne vienne t’enlever. »
Ada posa la lettre, regarda par la fenêtre, se pinça la peau du bras, ne se réveilla pas, puis se servit un verre d’eau. Tout arrivait, ah. Qui avait permis aux choses de se produire en même temps ? Au lieu de prendre la file, dans l’attente d’être rappelées à son bon souvenir ? Elle revint à sa lecture.
« L’écriture m’est plus aisée que la parole. S’il est décidé, sans que je comprenne mon offense, que cette lettre en révèle plus qu’elle ne devrait, je pourrai toujours la brûler sans que quiconque la lise. Cela m’est, semble-t-il, acceptable. »
Toutes ces tournures passives. D’après Luz, une malédiction jetée par un noble assurait le silence de sa mère, la rendant incapable de révéler qui, quand, comment, pourquoi. Toujours d’après lui, selon toute probabilité, l’objet de ce silence était la protection d’Ada. Elle déglutit.
« J’ai connu une femme appelée Adèle Rousseau. Je la considérais comme mon amie. Son histoire est la raison pour laquelle il m’a paru impossible d’informer le père de Mélanie de son existence car, quand Adèle a révélé son état, son enfant »
La ligne s’interrompait. Quelques pâtés d’encre cachaient des tentatives de reformulation d’une même idée interdite. La lettre reprit :
« Avant de partir, Adèle a convenu avec la Tour que l’enfant demi-sang honorerait la maison de son père. Ce ne fut pas le cas. »
Si l’écriture s’avérait si tortueuse, imaginer l’épreuve que représentait la parole… Ada en perdait pied ; tous ses reproches à sa mère sur son incapacité à s’exprimer lui revenaient en écho et lui échauffaient les oreilles. Elle se força à lire la suite :
« J’ai revu Adèle, quelques années après la naissance de ta sœur. Je ne t’ai pas précisé qu’elle était orpheline depuis le plus jeune âge ; elle venait de retrouver sa mère et son frère, du moins elle en était persuadée. D’humeur familiale, elle m’a demandé ce qu’était devenue son enfant. Je lui ai suggéré de s’installer dans mon quartier et d’entreprendre les démarches pour adopter une fille du foyer. Elle a refusé, offensée par l’impertinence de ma proposition. J’ai suivi mon propre conseil et ai eu le bonheur de devenir ta maman. »
Si Adèle était une amie de la famille, Ada l’aurait-elle croisée à la maison ? Elle ne se souvenait d’aucune femme rousse. Ou est-ce qu’elle était rentrée à Puentazul sans rien savoir, avait eu un fils pour qu’il soit kidnappé derechef et, dans ce moment de tristesse abyssal qu’est la disparition d’un nourrisson, s’était laissée mourir ?
Par sa faute ?
Comme en écho à ses pensées, sa mère concluait :
« Tout cela est arrivé malgré toi, non à cause de toi. Par ailleurs, je suppose que, du fait que je parlais peu, Mélanie et toi avez pris l’habitude de taire les choses importantes : corrigez ce défaut de votre caractère. »
Ada roula des yeux et passa au courrier suivant. Le conseiller Economou lui avait envoyé une copie des bans pour les afficher devant chez elle – ça se faisait, puis la rumeur devait parvenir à Philémon.
« AVIS DE MARIAGE
devant être célébré en le conseil du quartier Cœur-Couchant
ENTRE
Félix, Icare, Yared, COUSIN, sans profession, domicilié au 35, rue des Alouettes
ET
Paulina, Céleste, Lunaison, TAILLEUR, lieutenant de la Garde de Ville, domiciliée au 35, rue des Alouettes.
Affiché par nous, Denis ECONOMOU, le 4 juillet (de l’an.ct.)
Conformément aux dispositions du code civil, toute personne en connaissance d’informations rendant le mariage illicite est invitée à se manifester au plus tard le 14 juillet, jour de la cérémonie.
ADDENDUM : la cérémonie sera officiée par Mgr Nathanaël DE LUZ. »
Ada abandonna la dernière lettre sur son bureau et partit prévenir ses co-conspirateurs.