Antécédemment : Nathanaël est au centre de toutes les attentions : associé au mari d’Ada, Jean espère poursuivre de manière indirecte sa mission de protection. Line, tentant de défaire son alter ego de son obsession, s’est adonné à des pratiques métaphysiques douteuses sur la chair humaine de leur ancien codétenu. Ada, lisant son courrier, s’est aperçue que le nom du type censé la protéger de son harceleur figure sur les bans de mariage…
Nathanaël de Luz devait reconnaître qu’il ne s’intéressait pas assez aux coutumes de la Ville. Il ne s’agissait pas de manque de curiosité ; ce qu’il y avait, c’était qu’il s’était trouvé trop occupé par les affaires de la Tour éternelle durant la première partie de sa vie. Au nombre de ses ignorances, on comptait par exemple cette réglementation citadine sur les mariages qui les obligeait à attendre dix jours avant la cérémonie.
— Je suppose qu’il vous est impossible, vu le masse de votre population, de consacrer le temps des fiançailles à vous assurer que personne ne redit rien de l’union des deux promis, d’où le report de la responsabilité de se manifester sur les éventuels mécontents.
Ada s’agaça :
— Luz, concentrez-vous sur le problème, plutôt ?
Affalée sur le canapé du salon, Paule relut les bans, un pli soucieux entre les sourcils.
— Je croyais m’être débarrassée de ce troisième prénom, on ne m’a pourtant jamais notifié le refus de mon dossier ?
— Oui, et aussi le conseil de quartier a cru bon de publiciser de ce qui était censé être notre arme secrète contre Philémon. Est-ce que l’un de vous deux peut courir là-bas arracher l’affiche ? J’aurais demandé à Félix s’il n’était pas déjà parti–
Paule roula des yeux :
— Ada, ça ne change rien. L’objectif est toujours d’attirer l’attention de Phil.
Elle s’allongea sur les coussins et reposa sa tête sur les genoux de Nat. Ce dernier se retenait déjà de la chasser quand elle tendit son bras et lui caressa la joue.
— Un si joli minois ne peut que nous y aider.
Nathanaël manifesta son désir de se lever : Paule le laissa partir. Il s’adossa au mur et attendit la suite de la discussion. Ada secoua la tête, un geste trop vif, presque animal.
— Je n’aime pas ça. Ce n’est pas ce que nous avions prévu.
Elle se redressa d’un coup et Nathanaël perçut, pour une fois, l’apparition de cette Illusion fine derrière laquelle elle cachait les véritables expressions de son visage.
— Pas que ça me pose problème. Je peux gérer l’imprévu. Bon. Dix jours. Le quatorze, tout sera fini.
Ada partit afficher les bans. Paule profita de son départ pour s’inquiéter des réactions de Nathanaël à son contact. Il passa sa manche sur sa joue, histoire de remplacer la sensation fantôme de ses doigts trop hardis par une autre.
— Ça t’a dérangé ? Je te demande pardon, je n’ai pas l’habitude que les hommes avec qui j’ai déjà couché–
— Paule, nous n’avons pas couché ensemble.
L’amante de son amant battit des paupières avec lenteur.
— D’accord. Comment décrirais-tu notre intimité partagée ?
— Nous avons fait l’amour au même homme dans le même lit et au même moment.
Un tic souleva la paupière inférieure de la femme dans un mouvement non-naturel. Nathanaël craignit l’explosion. Le silence perdura. Puis, recomposée, elle sourit.
— J’ignorais que tu concevais notre relation de cette manière. Je n’aurais pas dû sauter aux conclusions. Je le regrette.
Chacun de ses mots et chaque pli de son visage sonnait faux. Frappant à quel point, bien qu’il l’eût vue nue, il ne savait rien d’elle ; insupportable, de fait ! Il lui plaqua ses mains autour du visage, histoire qu’elle ne pût lui glisser entre les doigts, l’attaquer de biais comme la malhonnête qu’elle était.
— Depuis mon arrivée dans cette maison, tu me veux quelque chose. Vas-tu me faire croire que tu abandonnes la chasse ? Que tu ne vas pas continuer à me tourner autour, la politesse même, la beauté incarnée, jusqu’à ce que je te cède comme tous les hommes autour de toi ont dû te céder depuis le jour de ta naissance ?
Elle éclata de rire. Il s’attendait à ce qu’elle le repoussât, elle préféra l’enlacer. Nat s’en trouva coincé par les nécessités de la politesse : il s’était rapproché le premier, impossible de faire volte-face maintenant.
— Tu proclames des choses pareilles puis tu voudrais me faire croire que je ne t’inspire rien, tsk. Et tu as une idée bien irréaliste de ma vie. Amant de mon amant, nous n’avons clairement pas assez discuté : laisse-moi t’inviter à déjeuner.
Nathanaël s’apprêtait à refuser quand son estomac le trahit : une longue crampe, un haut cri, une exigence en parfaite inadéquation avec son nourrissage récent. Il abandonna sa fierté :
— Fais de ce déjeuner une collation de mi-matinée et je te suis.
Une fois encore, contraintes d’étiquette : quel genre de goujat refusait une telle entrevue après s’être plaint de ne pas assez connaître une femme trop belle pour son bien-être ? Il allait finir inéligible à la tête de Luz, mortesélène.
*
Comme chaque fois qu’elle se trouvait seule hors des murs de sa maison, Ada Rousseau-Stiegsen sentit sa tête rentrer dans ses épaules. Trop consciente du tremblement de ses mains, elle cloua vite l’avis de mariage à côté de la porte.
Félix et Paule.
Ça allait faire drôle. Qu’est-ce qu’il adviendrait de leur nom, d’ailleurs ? Tailleur, Cousin, Cousin-Tailleur, Tailleur-Cousin ? Peut-être qu’ils ne changeraient rien. Oui, ça leur ressemblerait davantage. Leur relation n’avait rien transformé de leur caractère ; Paule et Félix ne s’étaient pas servi l’un l’autre de tuteur pour croître dans une forme rectifiant les erreurs de leur jeunesse, ils s’étaient trouvés.
Elle les enviait.
Ada ne sursauta pas quand le chat qui vivotait de leur corbeille à os vint se frotter contre ses jambes. C’était son numéro de charme habituel : l’imbécile essayait de se faire accueillir dans une maison où vivaient trois allergiques (la timbalière, le poète, et Isidore). Elle lui feula dessus pour lui enjoindre de déguerpir. Il roula sur le dos, réclamant qu’elle plonge la main dans les poils de son ventre.
Vaincue, elle accéda à sa requête. Dans son dos, Mél lui lança :
— Si tu lui laisses de l’espoir, il ne partira jamais !
Elle ne sursauta pas plus à cette intrusion qu’à la première. Le seul indésirable de sa vie était Philémon.
— Qu’est-ce qui t’amène ? Un problème avec le dispensaire ?
Mél bloqua son souffle. Ada abandonna le chat et saisit les épaules de son–
(Frère ? Ah, ce n’était pas le moment.)
Secoué plus métaphoriquement que littéralement, Mél cracha le morceau :
— J’ai besoin de ton aide. Ou de ton conseil. Je ne sais pas trop.
De sa sacoche sortit une lourde enveloppe cartonnée. Ada loucha dessus. Y figurait à l’encre bleue le dessin traditionnel du Passeur : la silhouette debout sur sa barque, sa perche tendue vers la berge, prête à quitter la terre pour affronter les flots du fleuve. L’emblème de la société secrète de la Traversée.
Le genre de choses qu’on ne brandissait pas au vu et su de la rue.
Dans la confidentialité de son bureau, Mél dévoila le contenu du courrier : quelques documents explicatifs à la teneur moins médicale que lyrique et la pièce maîtresse, sept sachets de papier translucide dont on devinait le contenu granuleux. Mél se justifia :
— Bon, j’étudie l’apothicariat alors, comme tous les collègues, j’ai essayé d’obtenir des informations, bâtir un pont, réguler les choses… Mon contact n’a pas cru mon intérêt strictement professionnel.
Ada ricana. Elle en avait appris davantage sur les activités traditionnelles et semi-mystiques des passeurs après avoir abandonné ses études de médecine que pendant qu’elle les suivait encore. D’après un type rencontré dans un bar, la Traversée possédait de grands tonneaux hérités du fond des âges, remplis d’eau et d’une espèce de levure qui, en échange d’un mélange dont la composition était tenue secrète, leur régurgitait en continu de petits grains aux propriétés tabou pour le quidam commun.
Dilué dans un verre d’huile, ingéré une fois par jour autant de jours que désiré, le Passeur exauçait le vœu des gens insatisfaits par la forme décrétée par la nature pour leur corps. Effet secondaire non-négligeable, il rendait l’Ordre des Médecins furieux : l’anatomie humaine était censée demeurer son domaine. La rumeur voulait qu’un jour, la Traversée avait envoyé un courrier à l’Ordre comportant la provocation suivante :
« Nous reconnaissons toute autorité à la médecine sur le corps meurtri. Nous n’hésiterons pas à faire appel aux vôtres quand nous aurons des gens à recoudre sur un champ de bataille. D’ici là, restez à votre place et nous garderons la nôtre. »
Il devait s’agir d’une plaisanterie. Une société secrète ne restait pas secrète très longtemps si elle s’adonnait à ce genre de farces.
— Tu crois que je devrais..?
Ada haussa les sourcils.
— Est-ce que tu attends mon autorisation ?
— Non, mais on ne sait pas ce qu’il y a dedans… et mes collègues… et la famille… qu’est-ce que maman va penser ?
— Maman, elle pensera ce que je lui dirai de penser. Qu’est-ce que tu veux, que je goûte avant toi ?
Mél eut un haut-le-corps.
— Tu plaisantes ? Et le bébé ?
Enceinte, Ada se fit confirmer, elle qui n’avait pas souvent pu le contempler elle-même, que son eczéma de début de grossesse était à ce point reconnaissable par les gens qui la fréquentaient. (Est-ce que Sven l’avait remarqué ? Ah, ce n’était pas le moment de penser à ça non plus.)
Son aide ? Son conseil ? Son autorisation ? Tsk ! En fin de compte, Mél ne souhaitait qu’une chose : sa présence.
— C’est ce que tu veux, non ? Depuis un moment, maintenant. Au pire, la Traversée, ça se fait dans les deux sens.
Un verre d’huile fut réquisitionné en cuisine. De tête, Ada calcula le budget à raison d’un cinquième de litre par jour et grimaça : au prix du tournesol, heureusement que la société secrète de la Traversée fournissait le Passeur gratis.
Mél but à petites gorgées, un pli gêné au coin des lèvres. Question de texture. Sa sœur s’enquit :
— Comment tu te sens ?
— Bien. Je me sens bien.
En fin de compte, c’était la seule réponse qui importait. Ada étreignit son frère.
*
Air flottant sur l’air, Line le sylphe subissait peu des affres de la gravité. En conséquence, il ne maîtrisait pas bien la notion de pesée ni les unités afférentes. Toutefois, il aurait juré que trois cent quarante-huit grammes de nourriture ne pouvaient pas occuper tant de volume. Il passa dans l’envers du monde le temps de demander à Salamandre s’il était certain de ne pas s’être trompé quelque part quand il avait fait il-ne-savait-quoi aux organes de Nathanaël. Le cénète lui répliqua :
— Tu n’as pas compris le principe, mon chou. On a dit trois cent quarante-huit grammes d’humain à gagner par jour ; ça représente bien plus que ça à l’entrée, il faut aussi l’énergie nécessaire à anaboliser le matériau.
— Ça ne paraît pas très optimisé.
— Des milliards d’années d’essais et d’erreurs du hasard pour arriver à ces imbéciles, puis l’intervention malavisée de leurs ancêtres par-dessus ; il ne fallait pas s’attendre à mieux.
Le sylphe retourna au monde : impossible de surveiller l’évolution de Nathanaël sans le passage du temps. La discussion entre Paule et lui reprit :
— … et c’est pour ça que je ne peux pas tomber enceinte. L’information n’est pas tout à fait publique alors garde-la pour toi, s’il-te-plaît ? Toujours est-il que, même si tel était mon plan, je ne pourrais pas te faire un bâtard dans le dos et causer ton inéligibilité au poste de maître de ta maison. La prochaine question est pour toi.
— Je manque d’idées. Ah, si : ce « Lunaison » dans tes prénoms témoigne-t-il d’un baptême sélénite ?
— Pas très dur à deviner : oui. J’étais censée m’en débarrasser à ma conversion.
— Pour ce que ça change. Le bergérisme est le sélénisme des gens qui n’assument pas d’appartenir à la religion majoritaire.
Paule secoua la tête.
— Et l’athéisme le sélénisme des asociaux, goujat. Si tu veux ouvrir ton esprit et jeter un œil au Livre du Soir et du Matin, je peux te prêter mon exemplaire.
— Non, merci.
— Bon, à mon tour : comment as-tu tenu un vœu de célibat dix ans durant ?
Nathanaël s’étouffa sur sa collation de mi-matinée. Paule lui cala une tape dans le dos.
— Avec de la discipline !? Que veux-tu que je te réponde ?
— Quelque chose qui explique comment il t’a suffi d’une demi-journée hors de la Tour pour sauter sur le premier homme venu.
— Me jugerez-vous sur mes moments de faiblesse, madame Tailleur ?
Il se recoiffa du bout des doigts ; sa chevelure ne tint pas, ramenée en avant par le courant d’air. Nat appela :
— Jean ? Line ?
Démasqué, le sylphe céda :
— Je ne voulais pas vous déranger.
— Line ! Mon ami, annonce-toi quand tu arrives. Que fais-tu dans ce café ?
— Je garde un œil sur toi.
Le visage de Paule parut au sylphe trop immobile, interrompu dans un regard et un sourire figés.
— Et vous pratiquez souvent l’espionnage ?
Nathanaël le défendit :
— Lui et Jean forment un piètre système de surveillance : je n’arrête pas de les prendre sur le fait.
Paule sirota sa tisane avant de disserter, songeuse :
— En matière d’expérience de pensée : imagine embaucher le même en plus petit. On lui demande de rester au plafond et d’observer la salle, on revient de temps à autre lui demander ce à quoi il a assisté. Voilà qui rendrait obsolète toute une partie du travail de la Garde.
— Maintenant que tu le dis, je me demande si quelque chose de ce genre n’est pas déjà pratiqué dans la Tour.
Line tourna son regard vers un bruit soudain : un serveur de l’établissement venait de crier à un autre l’ordre de « ne pas rester planter là » et « d’aller lui parler ». Le petit homme houspillé arriva à leur table.
— Monseigneur ?
Paule et Nathanaël sursautèrent d’un même mouvement.
— Monseigneur de Luz, c’est bien vous ?
— Peut-être. À qui ai-je l’honneur ?
— Pardon, Francis Torres, je voulais vous dire… On croit en votre retour. Ma grand-mère a toujours votre portrait dans son salon, elle a refusé d’afficher celui de l’usurpateur.
— Excusez-moi ?
Le ton montait ; Paule intervint, la voix conciliante :
— Votre grand-mère appartient à la communauté luzitanaise, je suppose ?
— Toute ma famille, madame. Pardon, mademoiselle peut-être ?
Nathanaël frappa du plat de la main sur la table.
— Mon petit Francis, pour votre gouverne, je suis « monsieur » de Luz ; celui que vous traitez d’usurpateur est mon ami et mon cousin ; et la décoration de votre grand-mère, je m’en fiche comme de mon premier lapin. Décampez !
De l’humidité au coin des paupières, le serveur obtempéra. Line hésita à suivre son exemple, puis sentit l’urgence le quitter. Une nouvelle fois, il se frustra de ce qu’être un fragment d’univers manifesté ne le rende pas imperméable aux effets des Illusions.
Paule fila au comptoir : des excuses plein la bouche, elle régla l’addition, puis attrapa Nathanaël par le bras et l’entraîna dans la rue ; Line suivit.
Nat exprima son désarroi :
— Je n’avais pas terminé de manger !
— Tu ne peux pas faire ça.
— Plaît-il ? Quoi, à l’instant ? Ce garçon s’est montré d’une rare impolitesse–
— Tu n’es pas n’importe qui, Nat. Il t’a reconnu du portrait dans le salon de sa grand-mère. Est-ce que tu réalises ce que tu représentes ?
— Ma maison et pas grand-chose d’autre : tout l’enjeu de votre petite révolution n’était-il pas de vous débarrasser de notre autorité ?
— Tu crois que je peux crier sur les gens quand je suis en uniforme ? Non ! Parce qu’à ce moment-là, je suis la Garde, et personne ne veut vivre avec une Garde qui vous hurle dessus !
— Quel fichu rapport… ?
— Que tu le veuilles ou non, tu es ce que ce jeune homme a de plus proche de la Tour. Et, je ne sais pas si tu l’as remarqué, la Tour a des choses à se faire pardonner.
Nathanaël se dégagea de son bras avec une telle brutalité que Line se demanda si Paule entrait désormais dans la catégorie des ennemis. Est-ce qu’il devrait l’en débarrasser ? C’était le travail d’Angeline, ça. Peut-être, une fois, en souvenir du bon vieux temps, un bon coup de bélier aérien…
Paule bloqua sa respiration, puis expira.
— Je te présente mes excuses. Je suis allée trop loin, c’était injuste de ma part. Si tu veux qu’on rentre séparément–
— Non.
Le sylphe ne s’attendait pas à cette note de résignation dans la voix de Nathanaël.
— Non, tu as raison. Nos ancêtres torturaient les vôtres et nos contemporains torturent vos prisonniers. Je sais ce que je suis.
— D’une, les ancêtres en question sont les ancêtres de tout le monde vu tous les mélanges – tu sais, les fameux demi-sangs – et de deux, me penses-tu fâchée contre toi ? T’ai-je donné cette impression ? Le système judiciaire auquel j’appartiens choisit de vous envoyer des plébéiens. Choisit de vous fournir les instructions pour leur torture. On externalise la barbarie. Pas de taches sur nos mains, les nobles s’en chargent à notre place. Il n’y a que les enfants pour en conclure que vous êtes seuls responsables de ce qui se passe dans les geôles de la Tour.
Elle lui tendit la main.
— Ce que tu es, c’est l’amant de mon fiancé, l’homme qui a levé sa malédiction, celui qui va officier mon mariage ; Le Berger m’en soit témoin, ma vie est meilleure du fait que tu en fais partie. Alors je t’en supplie, Nathanaël de Luz, sache que mes sentiments pour toi–
La main fut saisie, le bras tiré, le corps enlacé et – ah bon ? Ah. D’accord. Dégoûtant. Line orienta son regard ailleurs, patienta une minute. Puis revint aux deux humains. Toujours pas fini. Le souci de fréquenter des créatures charnelles. Le sylphe rappela sa présence, des fois que ça les décoince ; les deux paires de lèvres se détachèrent. Paule, haletante, termina :
— … sont. La gratitude. Et l’estime. Est ce que j’allais dire. Que vient-il de se passer ?
— Tu me disais toutes ces gentilles choses…
Ils se séparèrent, les mains demeurant jointes. Nathanaël termina :
— Tu avais clairement besoin d’aide pour fermer ta bouche.
Line se prépara à la mêlée. Paule soupira :
— La bonne nouvelle, c’est que je sais comment tu as tenu ton vœu de célibat dix ans. Tu aimes te nuire, n’est-ce pas.
— Plaît-il ?
— Je peux faire avec.
Ils rentrèrent ; elle menant la marche, lui entraîné derrière. Line se nota de les éviter dans les prochains jours.
*
La logique interne de l’organisation de la Garde de Ville paraissait incohérente à Jean le sylphe. Sven, capitaine et censé s’occuper de tout un quartier, était libre de disparaître dans la nature quand il le souhaitait. Les lieutenants de son poste semblaient quant à eux fatigués, ou nerveux, ou surmenés.
Non, vraiment, la répartition du travail n’était pas très logique.
Jean se demandait s’il aurait dû faire part de ses réflexions tandis que Sven interrogeait son subordonné du service des affaires domestiques. Parmi les plaintes reçues du personnel des familles assez fortunées pour entretenir du personnel, était-il possible de chercher quelque chose en rapport avec l’embauche d’un médecin ? Si ça ressemblait à de la sorcellerie – ou mieux, si le rapport mentionnait de la sorcellerie – il voulait le dossier sur son bureau.
Le lieutenant répondit :
— Non. C’est de l’agitation inutile, je n’ai pas le temps, et nous savons tous les deux que vous n’avez pas à chercher ce que vous cherchez.
— Insubordination, Marques ?
— Refus d’exécuter un ordre manifestement illégal, mon capitaine. Et exercice de mon droit de retrait : au revoir.
L’homme recouvrit son uniforme de son manteau puis quitta la pièce. Sven y demeura, debout et fixe, nimbé de son aspect habituel d’être légèrement trop grand pour les objets qui l’entouraient.
— Je n’ai vraiment plus personne, alors.
— Je suis là, moi.
Jean lâcha le plafond et revint à une hauteur plus humaine. Les yeux guidés par le courant d’air, Sven le regarda.
— Parce que vous comptez pour quelqu’un, vous ? Vous allez faire quoi, jeter des pièces d’or sur Philémon ?
— Alors, concernant cette histoire de monnaie, je n’ai pas la moindre idée d’où ça sort mais j’aimerais que les plaisanteries à ce sujet cessent. Puis je sais faire toutes sortes de choses. Jeter la tempête. Traverser les murs. Voir sans être vu. Me glisser sous la peau des gens. Je ne veux que vous aider et vous auriez tort de vous passer de moi.
Le sylphe ne prétendait pas comprendre les expressions humaines. Il ne savait même pas par quel phénomène l’émotion intérieure influait sur les traits du visage. Mais il crut voir Sven fléchir. Ou réfléchir. Un petit peu. Juste assez pour garder espoir qu’un jour, il le laisse emprunter sa chair.
Le capitaine secoua la tête et quitta le bureau.
— On va où ?
— Est-ce qu’il existe une réponse qui vous empêcherait de me suivre ?
— Non. Allons-y alors !
Ils quittèrent le poste de garde ; Jean compta trop de paires d’yeux braquées sur eux pour qu’il s’agisse d’une coïncidence.
Mirage - 48 - dine
Antécédemment : Les deux plans concurrents pour l’arrestation de Philémon continuent d’être déployés. Sven et Jean piétinent dans leur chasse à l’homme, tandis que le mariage destiné à piéger le harceleur attend que s’égrainent les dix jours réglementaires après la publication des bans. Le genre de moment de flottement dans lequel diverses faims se réve…