Antécédemment : Les deux plans concurrents pour arrêter Philémon se poursuivent. Le mari d’Ada, chassé de la pension par son épouse qui n’en peut plus, veut mettre la main sur le vieux harceleur ; le sylphe Jean a résolu de l’accompagner. L’amant de Nathanaël et son amante, de leur côté, commencent à répandre la rumeur de leur mariage prochain, qui doit servir de piège au criminel en fuite. On en oublierait presque que l’une des dernières victimes des exactions de Philémon, la petite Olivia, souffre d’un problème de santé…
Line le sylphe, inquiet de la santé d’Olivia, avait emboîté le pas d’Ada – à ceci près qu’il ondoyait plutôt que de marcher. Elle accueillit sa présence avec froideur, jusqu’à ce que sa fille l’informe :
— Non mais c’est mon copain, il peut rester.
Depuis, ils attendaient ensemble que Mél arrive au dispensaire, condition apparemment nécessaire à opérer Olivia. La nécessité de cette opération contrariait Line ; depuis qu’il avait refermé la joue de la petite fille, ouverte par le scalpel de Philémon, il constatait ses plaintes, sa fatigue, la dégradation de son état général. Et n’y comprenait rien.
Certain que ni la fille ni la mère ne lui prêtaient attention, il devint le vide.
— Salamandre ?
Ce dernier, affairé à étudier l’envers du monde, lui accorda son attention.
— Oui, bébé ? Je suis occupé, fais vite.
— Pourquoi est-ce qu’elle est dans cet état ? Qu’est-ce que j’ai raté ?
Salamandre rit.
— Tu as essayé de réparer un humain sans jamais t’être intéressé à comment c’est fait à l’intérieur. Il n’y avait aucune chance pour que tu y parviennes.
— Et tu ne m’as pas prévenu.
— L’intégrité physique des petites filles sudropéennes individuelles ne fait partie ni de ma juridiction, ni de mes priorités. Vous êtes où, là ?
— Dans un dispensaire.
— Quelqu’un a repéré le problème, alors ; laisse faire. Il faut encourager la médecine humaine traditionnelle, on ne peut pas être partout. Même si, faut avouer, la tête d’un docteur confronté à une guérison miraculeuse est toujours hilarante.
Line regagna le monde. Mél arriva ; Ada l’informa du problème. Le chirurgien les interrompit d’un sonore :
— Quelle est cette splendeur qui frappe mon regard ? Les anciens philosophes thalassides seraient-ils parvenus à animer, par un procédé ingénieux, la statue d’or massif de la Déesse Sélène ? Ah non, c’est toi : bonjour Mélanie.
Ada attrapa le chirurgien par l’oreille et y glissa un long discours chuchoté qui lui décomposa le visage. Mél attendit, les yeux clos et les lèvres pincées. En fin de compte, l’apothicaire s’agaça :
— Bon, on y va, oui ?
Olivia fut allongée sur la table d’opération, un masque sur le visage relié à une outre où l’apothicaire mélangeait des liquides issues de plusieurs flacons. Elle s’endormit ; Mél garda sa main entre les siennes. Le chirurgien attendit la confirmation de l’anesthésie pour ouvrir. Ada, assise dans un coin de la salle, tremblait du genou.
— Ouaip, c’est infecté, commenta le chirurgien.
— D’accord, pourquoi ? répliqua l’apothicaire.
— Je cherche, Méli-Mélo, je cherche. Oh là. Qu’est-ce que c’est que ça ?
À la pince, il retira un caillou qu’il fit tinter dans une assiette. Ada se leva et alla le regarder. Mél et elle échangèrent un regard.
— On dirait…
— Du gravier de La Laguna ?
Le mouvement incessant de l’air qui animait Line se figea une seconde.
— C’est pas fini !
Cinq autres petites pierres rejoignirent la première. Olivia bougea : Mél lui remit le masque sur le visage jusqu’à ce qu’elle arrête. Le chirurgien termina de nettoyer la plaie puis la recousit. Ada enroula sa fille dans une couverture. Tous trois face à l’assiette, ils restèrent un long moment silencieux.
— C’est du gravier d’où, vous disiez ?
— Là où elle a été agressée il y a quelques jours. Elle dit être tombée évanouie, par terre.
Le chirurgien hésita :
— Aucune marque d’entrée par l’intérieur de bouche et rien non plus à l’extérieur. On parle de semaines de cicatrisation dans un cas comme dans l’autre. Quelques jours ? Non.
Line aurait dû lever le mystère. Il hésita. Au contraire de ce qu’avait prédit Salamandre, il ne trouvait pas la situation drôle du tout. À court d’idée, le chirurgien proposa :
— Ou alors : sa joue a été ouverte ; des cailloux et de la terre sont entrés dedans ; sa joue a été refermée de manière à ne laisser aucune marque ; les cailloux et la terre qui sont restés dedans ont fini par y causer une infection.
— Formidable scénario, sauf que c’est n’importe quoi.
— Les miracles existent et les Dieux sont bons. J’en ai la preuve chaque jour qu’Hèle fait quand j’ai la joie de te croiser…
Ada attrapa le lobe de l’oreille du chirurgien entre deux ongles. Il se recroquevilla. Mél roula des yeux.
— Ces fameuses « guérisons miraculeuses », j’attends d’en voir une pour y croire, pis elles ne sont pas censées guérir le patient ? Ou c’est un enjolivement et elles sont toutes nulles comme ça ?
La discussion devenait vexante. Line regagna l’autre côté de la réalité. Certes, il s’était trompé la première fois ; il n’aurait pas dû laisser la moitié du chemin de terre à l’intérieur de la blessure. Mais si elle était nettoyée, il ne lui restait plus qu’à…
Salamandre l’intercepta.
— Pas devant les gens. Un miracle, c’est rare, mystérieux, et anonyme. Question de bonne pratique.
— Qu’est-ce que tu me parles de bonne pratique ? Tu t’en fiches.
— Oui mais toi pas, et je préférerais que tu ne t’attires pas l’attention générale. Laisse-les savoir ce que tu sais faire et ils vont te refiler tous leurs problèmes. Sales créatures égoïstes et paresseuses.
Line ne répondit rien. Salamandre conclut :
— Tu me remercieras plus tard.
Incapable de le contredire, le sylphe revint au monde.
*
La partie la moins certaine de leur plan, ce n’était ni le bien-fondé de l’élaboration d’un traquenard, ni si son vieux harceleur mordrait à l’hameçon, ni la crédibilité que deux amants séparés des années durant par une malédiction souhaitent sceller leurs retrouvailles d’un contrat de mariage. C’était si Ada Rousseau-Stiegsen parviendrait à convaincre le conseil de quartier de laisser la cérémonie avoir lieu en connaissance du risque qu’elle soit interrompue par Philémon.
Aussi elle avait embarqué avec elle un certain noble banni de la maison Luz histoire de prouver qu’elle ne plaisantait pas. Nathanaël l’avait abandonnée pour étudier la configuration de la salle de cérémonie. Peu importait : Ada s’était assuré l’oreille du conseiller Denis Economou, ressortissant de l’enclave Thalasside, pas du tout politicien, élu de façon accidentelle, donc l’homme le plus facile à manœuvrer de tout le conseil. Jusque là, il hochait la tête avec terreur. Elle tentait de susciter en lui un autre sentiment. Puis il béa si dur qu’elle crut qu’il venait de se décrocher la mâchoire alors elle suivit son regard.
Dans son dos, Luz jouait avec le rideau de l’estrade : il le descendait et remontait. Certains drapés, ratés, criaient au non-naturel. Puis, abandonnant son manège, il les rejoignit.
— Que se passe-t-il ? sourit le conseiller.
— Bonjour ! Nathanaël de Luz, Banni de la Tour éternelle. J’Illusionnais.
— Ah ! Compréhensible, bonne journée.
— Oh non non non, le corrigea Ada, nous n’en avons pas fini.
Economou parut sur le point de fondre en larmes.
— Hum, madame, j’ai bien compris votre, hum, requête, et ce n’est pas qu’elle soit, hum, impossible car nous avons en effet de la disponibilité en juillet, néanmoins attirer un tel, hum, criminel entre nos murs ? Vous me savez en, hum, minorité au conseil, et bien que je sois sensible à votre, hum, situation, comme à celles de toutes les petites personnes que je voulais représenter au cours de mon mandat, hum, je ne me vois pas officier…
Les traits du conseiller se détendirent d’un coup : le soulagement de quelqu’un qui vient de trouver une solution à un problème épineux. Il se tourna vers Nathanaël et lui attrapa la main.
— Suis-je bête ! Je suppose que vous vous apprêtiez à mentionner Monsieur de ? Luz ? N’étiez-vous pas le Seigneur de votre maison jusqu’à récemment ?
Luz le lui confirma. Le conseiller, ragaillardi, demanda :
— Le droit d’officiant est séparé du reste des privilèges d’un maître de maison, non ? C’est la nuance qui vous permet de célébrer des mariages entre plébéiens au sein de la Tour sans exercer d’autorité sur eux. À moins que votre bannissement ne soit si total ? Cela dit, si on vous a laissé garder votre nom…
Ada pinça les lèvres.
— S’il s’y colle, est-ce qu’on peut avoir la salle pour le quatorze ?
— Mais bien sûr, madame, bien sûr !
— Luz, ça ne vous ennuie pas ?
— Oh, non, non.
Une bonne chose de faite : elle transmit les documents d’état-civil de Félix et Paule au conseiller, il promit de s’atteler à la rédaction des bans. Ada se laissa emporter dans les préparatifs ; organiser un mariage lui évitait de penser à son mari.
Leur plan devait réussir avant le sien.
*
Charlotte passa la première dans l’encadrure de la porte au réveil d’Olivia ; ce fut donc elle qui lui résuma :
— Ta maman est au conseil de quartier et ton papa au travail il me semble, c’est Isidore qui t’a ramenée. Tu as mal ? Tu as soif ? Tu as faim ? Je crois qu’il n’y a pas grand-chose de prêt à la cuisine à part les biscuits de ta mère, ces horreurs sans goût ni odeur ni texture, mais bon, ça nourrit. Ah, et, le courant d’air, c’est Line ! Il ne t’a pas quittée. Tu as la cote avec lui, on dirait ? Demande-lui où il planque son magot et tu n’auras jamais besoin de travailler.
— Merci Charlotte, à plus tard Charlotte.
La porte claquée, Line le sylphe se retrouva soumis au regard trop précis d’Olivia. Elle resta silencieuse un long moment, la moitié du visage mangée par le pansement sur sa joue. En dessous, le chirurgien avait utilisé quelques cheveux de la petite fille comme fil pour coudre ses chairs séparées, dans l’espoir répugnant qu’elles finissent par ne plus faire qu’une. Pire, connaissant la nature visqueuse de l’animal humain, il ne s’agissait pas d’un espoir déraisonnable.
L’habituel dérangement face à la réalité solide, liquide et brumeuse de l’expérience charnelle s’additionnait chez le sylphe à la certitude qu’il disposait d’une méthode plus sûre pour parvenir au même résultat. Méthode que Salamandre lui avait interdit d’exercer.
Avis qu’il partageait.
À la réflexion, il ignorait s’il aurait pu en être autrement. Le sylphe Angeline était apparu de façon spontanée, mais doté d’un instinct qui le poussait vers le côtoiement de l’humanité et sa protection ainsi que d’une compulsion à respecter ses promesses. Qu’est-ce que ces caractéristiques avaient de naturel, au juste ?
Peut-être le Grand Maître et Salamandre se trompaient-ils aussi fort, l’un que l’autre, à les croire libres ou dangereux. Si les deux cénètes en conflit étaient des outils pensants au service du pays, Line avait de plus en plus le sentiment d’être un outil pensant à la libre disposition de qui croisait son chemin. Moins ce « qui » en saurait sur l’étendue de ses capacités, mieux ça vaudrait.
Olivia sortit de son mutisme figé ; elle attrapa une grande feuille de papier et des bâtons d’encre dans son placard.
— Je veux te peindre.
Cherchant parmi ses définitions du domaine artistique, Line supposa qu’elle préparait un lavis. Une pellicule d’eau noire recouvrit la feuille. Olivia l’encouragea :
— Approche.
Le sylphe osa tremper ses boucles dans le mélange. L’encre imprima leurs arabesques. La petite fille, fascinée, les regarda tourner. Leur première tentative ne ressembla bientôt plus à rien ; Olivia attrapa une seconde feuille.
— Moins d’eau, je pense. Ce sera mieux.
Ils recommencèrent. Line se surprit à apprécier l’expérience. Laisser une trace sur le monde, quelque chose de plus visible que l’air, de moins impermanent qu’une rafale de vent, de différent des objets brisés qu’abandonnait la tempête, lui plaisait.
Néanmoins, il s’inquiéta de ne pas comprendre où Olivia voulait en venir.
— C’est toi qui m’as fait ça, non ?
Elle pointa sa joue du doigt. Le sylphe recula ; dans sa précipitation, il emporta les papiers, l’encre s’envola, tout fut taché. La petite fille, très calme, poursuivit :
— Je sais que Philémon m’a blessée. Qui d’autre aurait fermé la coupure ?
— Tu ne sais rien du tout.
— Il n’y a pas d’autre explication, Line. Ou c’est Sélène qui est descendue du Ciel pour me soigner, mais elle a oublié de nettoyer ma plaie ? Je serais à la fois la fille la plus importante du monde, et en même temps pas assez pour penser à tout ? Ça te paraît logique ?
Le sylphe ne répondit rien.
— Enfin, merci quand même.
— De quoi ?
— J’imagine que tu voulais pas me faire mal. T’avais jamais soigné personne avant, pas vrai ? Maman dit qu’on peut faire de grosses bêtises quand on fait de la médecine sans s’y connaître, et c’est pour ça que j’ai pas le droit de nourrir les poules avec ce que j’ai trouvé dans la rue.
Line soupçonna l’existence d’un antécédent pour cette règle précise. Olivia soupira :
— Quel âge tu as ?
— Je ne sais pas. Mon existence est passée d’un fait notoire à une légende. Plusieurs vies humaines ?
— Moi je dis que t’as mille ans.
Le sylphe s’offusqua :
— Ça fait un peu beaucoup, quand même.
Redressée sur ses pieds, Olivia lui adressa un sourire sauvage et fredonna :
— Si, t’as mille ans !
Line attrapa la courte chanson au vol malgré lui. De quoi refaire une boucle sans extraire d’énergie au néant. Son amie continua :
— T’es tellement vieux ! Et en plus tu peux faire des miracles. Moi, j’ai neuf ans et j’ai même pas fini l’école. Pourquoi tu traînes avec moi ?
— Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es fâchée ?
La petite fille tapa du pied.
— Oui, idiot ! Je veux pas de ton trésor, je veux pas de tes miracles, et je veux pas que tu flottes sans but quand je serai morte ! Autant que tu t’en ailles maintenant si c’est pour faire n’importe quoi de ta vie !
— Je ne suis pas en vie.
Olivia soupira :
— Je m’en voulais de pas avoir compris à quel point tu es vieux mais, quand tu es bête comme ça, je m’en veux moins. Sors de ma chambre.
— Mais…
— Va-t’en.
*
Nathanaël de Luz n’avait pas l’habitude des personnalités qui refusaient qu’on les aidât. Son rôle en tant que maître de maison était, du moins il l’interprétait ainsi, de porter assistance à tous les membres de Luz, sans s’inquiéter qu’ils lui fussent de parenté proche ou éloignée : c’était l’objet de la hiérarchie entre eux, les liens familiaux s’aplatissaient vus d’en haut.
Du temps où les choses allaient bien…
Émeline réclamait parfois qu’il la laissât régler ses propres affaires mais ne dédaignait jamais son soutien moral. Églantine ne pouvait quasiment pas fonctionner sans ingérence. Abigaël passait la moitié de sa vie aux côtés de son maître de maison et l’autre avec sa fiancée. Judicaël réclamait son attention au moins une fois par semaine. Il était leur ami, leur appui, leur représentant au conseil.
Mais Félix – à qui il avait proposé infiniment moins que cela ! – ronchonnait, adossé au mur, tandis qu’Ada comptait son argent dans son bureau.
— Luz, vu l’ingratitude du spécimen, vous avez encore l’option de garder votre fortune.
— Fais donc, la Tour ! J’ai pas besoin d’oseille, ça rend bourgeois.
Sa propriétaire lui décocha une œillade. Nathanaël se rendit compte qu’il n’avait pas la moindre idée de la classe sociale de Félix – de son rang parmi la masse de la plèbe. Que savait-il de sa situation ? Que son emploi n’existait pas, qu’il était censé être l’héritier par la mère de la gestion d’un fonds d’investissement appartenant à sa famille paternelle mais n’en disposait pas pour une quelconque raison, qu’il pratiquait la savate moins comme un bagarreur autodidacte que comme un homme ayant reçu des leçons particulières…
Une minute.
Son amant impromptu, cette espèce de phénomène qui lui avait fait ruiner son vœu de célibat, cette quintessence de ce qu’il imaginait être un gamin des rues grandi…
… ne fût-il pas en vérité une sorte de bourgeois en disgrâce plus qu’un fils d’ouvrier ?
— Ça vous a pris tout ce temps, Luz ? soupira Ada. Je ne sais pas si je dois vous admirer ou vous juger pour passer tant de temps enfermés dans votre chambre et vous parler si peu.
Félix bougonna :
— Si vous voulez me faire un vrai cadeau de mariage, trouvez-moi une affaire. Une bien mystérieuse, avec des secrets à tiroir.
— Toujours à chercher les problèmes, Cousin ?
— Ça vaut mieux que de vivre dans un monde plein de « miracles » et de « malédictions » indiscutables ; les problèmes, ça se résout.
Nathanaël comprenait, à force qu’on le lui fît sentir, à quel point les personnes impliquées dans cette affaire à part lui se connaissait depuis longtemps. Aussi, il voulut forcer son retour dans la conversation avant d’en être parfaitement exclu :
— Nous en connaissons un, de mystère. Celui des Morez.
Ada le foudroya du regard. Félix, l’œil brillant, exigea :
— Dites-m’en plus tout de suite et je prends l’annulation de dette sans râler.
La tête entre ses mains, sa logeuse soupira :
— Oui enfin le mystère en question c’est un peu ma vie, vois-tu. Pas que la mienne, à vrai dire. Je ne sais pas si j’ai bien le droit de…
Elle s’interrompit. Nathanaël crut suivre le cheminement de sa pensée, la poursuivit :
— Offrir un enquêteur indépendant à une famille abandonnée par la Garde et qui voudrait des réponses ?
Elle pinça les lèvres, puis débuta :
— Des enfants d’une même famille de fermiers sépanais sans histoire kidnappés sur trois générations, jamais d’explication ni de rançon, un éventuel lien avec la Tour éternelle…
Le regard de Félix s’agrandit ; il la supplia de se taire le temps qu’il aille chercher de quoi prendre des notes. Beaucoup trop de mots plus tard, l’enquêteur indépendant conclut :
— Il va me falloir les documents de la famille. Vous en faites pas, j’y vais je reviens. Si je loue un cheval au sortir du canal je suis de retour d’ici…
On calcula l’itinéraire :
— Sept jours.
— Gars, tu te maries dans dix jours.
— C’est large.
Comme l’affaire servait de condition pour qu’il acceptât son autre cadeau de mariage, il fut établi qu’il irait. Nathanaël craignit la réaction de Paule mais la nonchalance de Félix acheva de le convaincre qu’elle n’en penserait rien de particulier. L’inquiétude de son amant se portait ailleurs :
— Quelles nouvelles de Sven ?
— Aucune, ce qui se produit quand on déserte le domicile familial.
— Il sait pour Olivia ?
— Non.
— Ça aurait pu le faire rester.
Ada se replia sur elle-même, un pli coléreux au nez. Nathanaël partagea l’opinion de Félix : sa fille souffrante formait un motif assez fort pour garder Sven à la maison. Pourquoi ne pas poser cette carte sur la table ? Ada eût-elle décidé, dans sa grande Raison de femme Superbement Raisonnable, de ne pas utiliser ce genre de chantage émotionnel contre son mari ?
— Nous sommes des adultes, d’accord ? Des adultes rationnels et responsables de nos choix. Si Sven voulait des nouvelles d’Olivia, il n’avait qu’à en prendre.
— Cousine. Ta Lili s’est fait rouvrir la joue au scalpel et on est au courant avant ton mari. C’est pas lui qui s’intéresse pas, c’est toi qui lui caches des choses sur vos enfants.
Ada pinça les lèvres.
— Tu as de la chance que je ne puisse pas t’expulser vu que tu es à jour de ton loyer, goujat.
Nathanaël ne pensait pas avoir les oreilles qui sifflaient, aussi il se renseigna sur un point d’incompréhension :
— Comment ça, leurs enfants ? En avez-vous plusieurs ?
— Olivia et le…
Félix s’interrompit, puis traça les contours du visage d’Ada en l’air.
— C’est vrai, t’es pas au courant ! La petite dame souffre d’un mal rigolo qui lui grêle le visage en début de grossesse.
— Ça s’appelle un eczéma, et dis-moi que tu plaisantes, par pitié.
Elle vérifia un miroir sur son bureau, se plaça en lumière rasante ; les irrégularités de son grain de peau apparurent. Nathanaël tenta un :
— Toutes mes félicitations ! Mes vœux de bonheur. Allez, la septième sera la bonne ?
Le soupir qu’émit Ada transpirait tant de fatigue qu’il regretta sa boutade aussitôt. Félix cala une main sur l’épaule de la jeune femme.
— Désolé de te l’apprendre comme ça.
— Ce n’est pas le moment. Sélène, ce n’est vraiment pas le moment.
Nathanaël conclut :
— Tout arrive ; parfois même, tout se produit en même temps.
Rester debout quand elle était assise le dérangea ; il posa un genou à terre, attrapa ses mains.
— Madame Rousseau-Stiegsen. À défaut d’époux, il vous reste des amis. Nous arrêterons votre harceleur, votre mari reviendra, vous prendrez soin de vous, peut-être même que vous porterez cette grossesse à terme. Tout arrive. Les bonnes choses aussi. D’accord ?
Elle le contemplait avec une telle mine qu’il ruina son sérieux d’un sourire.
— Aurais-je une tache sur le nez ?
— Sélène, vous vous êtes vraiment pris pour mon chevalier servant.
— Dur, commenta Félix. Vous êtes au courant que c’était pas chaste, l’amour courtois ?
Nathanaël et Ada le huèrent d’une seule voix.