Antécédemment : Tandis que Nathanaël profite de ses retrouvailles, tensions à la pension des Alouettes : Jean est fâché contre Nathanaël, qu’il accuse de le négliger, Ada se trouve tiraillée entre un désaccord stratégique avec son mari et une urgence médicale de sa fille, et Line s’est pris le bec avec le mari d’Ada, parti à la recherche de Philémon…
Contrariés dans leurs retrouvailles par une logeuse envahissante, Nathanaël de Luz, son amant et l’amante de celui-ci planchaient sur une liste d’invités au futur mariage. Comprendre que Félix et Paule dialoguaient tandis que Nat, étranger à la Ville et à leurs vies, découvrait les personnes évoquées.
— Faudrait avertir le Juge Tailleur de l’intégralité du plan, nota Félix. Au cas où ça lui paraîtrait trop proche d’une provocation policière à elle aussi.
— Lui aussi, corrigea Paule. Et ton père ?
— Le vieux Théophile ? Jamais de la vie, et tant pis pour Claude, j’aime mieux le savoir loin de tout ça.
— Je parlais de Yared.
— Ah, mon géniteur, corrigea Félix.
Nat hochait la tête en rythme, affectation de participation qui finit par le lasser. Il s’excusa et partit se désaltérer à la cuisine.
— Rebonjour, Capitaine, salua-t-il. Je cherche cette fameuse tisane froide dont on m’a chanté les louanges, où la trouve-t-on ?
Sven, qui en buvait un verre, se figea à sa vue. Nathanaël tâcha de ne pas manifester de surprise. Il avait entendu l’écho de sa dispute avec Ada ; il reconnaissait cette attitude d’animal traqué, expression du désir de n’adresser la parole à personne. Il enfila son sourire le plus aimable.
— Je ne fais que passer, répondit le capitaine. Je repars.
— Le devoir vous appelle ?
— Oui.
— Ce n’est pas ce que j’avais compris.
Nathanaël sourit davantage : il se disait bien que le courant d’air était fort. Sven claqua son paquet de tabac sur la table. Le sylphe émit cette espèce de soupir qui relatait une émotion sur laquelle son ancien compagnon de cellule ne parvenait pas à mettre le doigt.
— Line, mon ami ! Quoi de beau ?
— Sven cherche Philémon de son côté.
Le capitaine fixa son tabac, la mine songeuse.
— Vous ne comprenez pas la notion de menace ou vous avez décidé de vous en fiche ?
— Faites-vous cavalier seul ? Pour quelle raison, Capitaine ?
Sven le dévisagea. Nathanaël s’assit à table. Il ne pouvait pas se montrer trop inquisiteur : il n’était pas le maître de cette maison. Hors de question que la conversation se détournât, cependant. À lui de trouver un angle d’attaque, un boulon lâche à desserrer le premier. Il posa sa main sur celle du capitaine.
— Je comprends votre colère.
— Vous savez, Luz. Pas que je vous déteste. Mais votre fleurette incessante commence à me courir sur le haricot.
Nat tenta de se remémorer à quelle occasion il avait bien pu donner une telle impression à l’époux de la femme qu’on l’avait envoyé protéger et échoua. Néanmoins, faute de grive, ah. Gare aux merles.
— Me voilà fait. Vous m’avez percé à jour. Oui, c’est en effet la concupiscence qui me pousse aujourd’hui à m’enquérir de votre trouble. Soulagerez-vous mon inquiétude ? Ou vous réjouirez-vous de la torture que vous infligez à mon cœur attendri ?
Nathanaël nota que Sven ne retirait pas sa main de sous la sienne. La comédie allait peut-être trop loin : bien que son amant Félix eût une amante, Nat ne s’imaginait pas séduire le capitaine Stiegsen-Rousseau sans lui en toucher un mot avant. (Sans parler d’Ada.) Sven soupira :
— Je ne suis même pas capable de protéger ma femme et ma fille. Qu’est-ce que vous espérez de moi ?
Miséricorde, il élucidait enfin l’objet de sa contrariété. Nathanaël garda son soulagement pour lui.
— Mais moi non plus, Sven, je n’y suis pas parvenu. C’est trop de responsabilité pour un seul homme, garde ou Illusionniste. Associons-nous, puisqu’il faut à la fois contrecarrer ses Illusions et l’arrêter.
Cette expression faciale, Nat la connaissait ; elle l’avait terrifié quand il était plus jeune, le temps qu’il apprît à l’accepter sur les traits de son propre visage. La haine, étourdissante. Il s’enquit :
— Vous comptez bien arrêter Philémon ? Le remettre aux autorités ? Le laisser échouer à se défendre à son procès ?
Pas d’autre réponse que le silence. Nathanaël tenta :
— L’agression physique ne serait-elle pas, en Ville, aussi mal vue qu’elle l’est à la Tour éternelle ?
Il se concentra sur son sens Illusoire. Il sentit un petit quelque chose de Félix, à l’étage ; presque rien, mais la preuve que ses perceptions étaient bien ouvertes. Il chercha la présence d’Ada. Elle voudrait être informée de la tournure des pensées de son mari. La partie où il paraissait prêt à sortir des voies de recours légales pour se venger de Philémon Levraut ; pas celle où il ne repoussait pas plus que cela les avances d’un noble banni. Il tenait à la vie et les citadins semblaient prendre le meurtre à la légère.
*
Assise dans la salle d’attente du dispensaire, Ada Rousseau-Stiegsen battit des paupières pour chasser les taches floues apparues devant son regard. Elles persistèrent même une fois ses yeux clos. Allons bon.
Les taches changèrent ; plus éloignées, elles gagnèrent en précision. Deux phrases.
« Me lisez-vous bien ?
Navré, c’est la première fois que j’essaie cette méthode. »
Pas besoin de signature pour supposer que ces mots en l’air lui venaient de Luz. Comment est-ce qu’elle était censée y répondre ? Se donner des mines pour convaincre, Ada savait faire. Sortir des images de nulle part, beaucoup moins. Elle tenta de se mentir à elle-même et d’imaginer qu’elle ne commettait rien de plus surnaturel qu’écrire. Trois lettres tracées du bout de son doigt :
« oui »
Sélène, que c’était dur. La tension à l’arrière de sa tête céda d’un coup. Sans en être certaine, elle en conclut que Nathanaël lui avait volé son Illusion. Les phrases suspendues changèrent.
« Sven est dans la cuisine. Vous voulez l’intercepter. »
Ses doigts se crispèrent sur la chevelure d’Olivia. Celle-ci, enfin endormie, se retourna : d’allongée sur le côté entre sa chaise et les genoux de sa mère, elle passa sur le dos. Ada tenta de la réveiller.
— Chérie ?
Olivia ne lui répondit rien d’intelligible. Ada attrapa une pile de magazines sur la table basse, en fit un oreiller sous la tête de sa fille et rentra à la maison.
Elle se récapitula les arguments qui avaient échoué à garder son mari près d’elle. Leur exhaustivité lui flanqua un frisson. Qu’est-ce qu’elle pouvait dire de plus ? À quoi est-ce qu’elle n’avait pas pensé ? Quel angle ramènerait Sven à la raison ? À moins qu’elle ne se pose les mauvaises questions. Peut-être qu’elle s’était montrée trop raisonnable.
Elle ouvrit la porte de la cuisine avec un :
— Est-ce que tu veux divorcer, vieil homme ? Parce que si tu veux divorcer, y a pas plus simple : c’est deux papiers à signer au conseil de quartier.
Nathanaël laissa tomber le verre qu’il tenait en main et tâcha de le rattraper dans sa chute ; il atterrit sur le bout de son pied sans se casser. Sven écarquilla les yeux. Il était rentré depuis assez longtemps pour se changer, l’infâme, s’infiltrant dans la pension alors qu’elle s’occupait de leur fille.
— Tu es sérieuse, là ?
— Je ne sais pas, et toi ? Si tu te fiches de nous, qu’est-ce que tu fais ici ?
Luz s’éclaircit la gorge.
— Sans doute serait-il pertinent de garder notre sang-froid–
— Si je me fiche...?
Sven se leva et vint la rejoindre. Ada pinça les lèvres. Elle ne pouvait pas se laisser désamorcer par leur amour : elle avait raison. Ses deux mains sur ses épaules, son mari lui murmura :
— Qu’est-ce que tu attends de moi, en fait ? Que je reste impassible à regarder cet homme vous attaquer, encore et encore ?
— Je voudrais que tu sois encore avec nous quand tout ça sera fini ! C’est si compliqué ?
— Ça va être compliqué s’il parvient à ses fins, oui.
Il la repoussa ; le seuil de la cuisine désormais libéré, il gagna l’entrée. Ada le prévint :
— Si tu passes cette porte–
— Tu vas faire quoi ? Hum ? Me maudire ?
Ada retint son souffle.
— Tu sais quoi, peu importe. Va-t-en. Je n’ai pas besoin de toi. Je vais me sauver moi-même. Peut-être même que je te sauverai de ta petite crise. D’ici là, bonne journée.
La porte claqua. Luz toussota :
— Eh bien, je visualisais quelque chose d’un peu plus, comment dire ? Diplomate.
Ne pas émettre de commentaires sur sa propre inaptitude dans le domaine.
— La déclaration de guerre est un acte de diplomatie. Le dernier.
— Que connaissez-vous au sujet ?
La goujaterie incarnée, comme à son habitude. Ada grommela :
— J’ai fait la visite obligatoire au Musée de la Guerre comme n’importe quelle enfant passée par l’école.
— Quelle guerre est relatée par ce musée ?
— Toutes ?
Ils échangèrent un regard qui informa Ada : il n’avait jamais entendu parler de l’établissement culturel. Il sourit :
— Si c’est un incontournable de l’expérience citadine, j’y ferais bien un tour : vous m’avez déjà fait remarquer mon ignorance, je dois y remédier.
La notion d’exposer le noble banni à un passé dont il traçait mal les contours perturba Ada. Elle hésita à le décourager mais elle avait plus urgent sur le feu. Il était adulte, contrairement à sa fille, qu’elle partit rejoindre.
*
Jean le sylphe arriva à la pension au moment où le mari de la tenancière en sortait. Il fut frappé par l’énergie que le capitaine exsudait dans chacun de ses gestes, alors il se renseigna :
— Bonjour, Sven ! Tout va bien ?
— Qu’est-ce que vous racontez, encore ?
— Encore ?
L’homme se mordit le poing.
— Vous êtes le deuxième sylphe, c’est ça ? Jean ? Est-ce que ma femme vous a embobiné vous aussi ?
— Pardon ?
— Vous êtes tous ligués, ma parole. J’en laisse un, je tombe sur l’autre. C’est de la folie.
Pour aucune raison en particulier, Jean l’observa s’agiter. Il avait l’air fort – dans le sens : ses bras paraissaient aptes à former un levier d’une puissance considérable. S’il était un humain comme ça plutôt qu’un sylphe, Jean pourrait soulever Nathanaël de terre.
Une idée intéressante. Qui ne permettrait pas à son ami de l’ignorer.
Peut-être qu’il suffisait de demander poliment ?
— Sven, est-ce que je peux vous emprunter une minute ?
— Non. Ça suffit maintenant. Ne me suivez pas.
— Vous allez quelque part ?
— Vous pourriez faire l’effort d’accorder vos violons avant de vous lancer dans le harcèlement, non ?
Il fouilla ses poches, puis se plaignit :
— J’ai oublié mon tabac.
Jean le regarda disparaître dans une rue voisine. Il revint cinq minutes plus tard.
— Trop d’attente au buraliste.
Il rentra à la maison. De l’extérieur, le sylphe entendit Nathanaël :
— Déjà de retour ?
— Pas de commentaire, monsieur de Luz.
Une voix plus autoritaire proposa :
— Il faudrait penser à grandir, vieil homme.
— C’est à cause de ce genre de remarques que ça n’a jamais marché entre nous, lieutenant.
La discussion se poursuivit sur le pas de la porte. D’un côté, le capitaine ; de l’autre, ce trio exclusif et insupportable formé par Nathanaël, Paule et Félix. Ce dernier tenta :
— Y a la Tour qui veut visiter le Musée de la Guerre, vous voulez pas venir avec nous, patron ? Ça vous changerait les idées.
— Je ne suis pas votre patron.
— Toutes mes excuses, monsieur le mari de ma créancière.
— Vous n’avez pas un faux mariage à organiser ?
Sven les abandonna sur place. Le sylphe vit Nat estimer le courant d’air d’un doigt mouillé ; toujours fâché contre lui, il suivit plutôt le capitaine. Les mains dans les poches, l’homme fendait la foule, qui l’esquivait avec diverses imprécations. Jean l’entendit maugréer :
— Des enfants. De foutus enfants.
Des gens à aimer et à protéger, donc : il fut ravi de savoir l’homme et lui d’accord sur le sujet.
*
Nathanaël de Luz contemplait un tableau.
Le général dépeint avait le regard fou. Son cheval avait aussi le regard fou. Chacun des soldats à ses pieds avait exactement le même regard fou. La toile s’intitulait « La bataille pour l’honneur de la Demoiselle de ████ » ; elle mesurait neuf mètres de long sur trois mètres de haut et occupait tout un mur intérieur du Musée de la Guerre.
Le cartel recontextualisait bien des choses – la technique, la date, l’origine du conflit, les forces en présence – mais Nathanaël ne pouvait détacher ses yeux de ceux du général. Dans son dos, Félix l’interpella :
— Tu vas nous faire ça à chaque peinture ou comment ça se passe ?
Paule lui mit une main timide sur l’épaule.
— Nat, tout va bien ?
Il revint à lui. Ils se trouvaient dans la première section du musée ; un florilège des grandes lignes des griefs de la plèbe contre la noblesse. Rien de ce qu’il y voyait ne lui était familier. À la nurserie, l’histoire de leurs maisons ne remontait pas plus loin que la construction de la Tour éternelle.
Au-dessus d’une arche était peint le nom d’une section plus spécifique. « Loisirs seigneuriaux. » Il s’y introduisit.
Le premier tableau était intitulé « Madame de ████ buvant. » Il figurait une grande femme de profil, la tête levée haut, les lèvres jointes sur le bord d’un verre rempli d’un liquide clair. À ses pieds, une jeune fille, peinte en tons de chair habituels quand la Dame dégageait une froideur de statue, paraissait indifférente à la béance de son crâne d’où dépassait la cervelle.
Le deuxième tableau portait le nom « Le plaisantin du Seigneur de ████. » L’homme qu’il représentait était vêtu d’un habit bleu, jaune et rouge. Il portait un chapeau cousu de dizaines de grelots, détaillés d’une telle façon qu’on croyait les entendre tinter. De sous le haut de son vêtement sortait un viscère : un intestin très grand, très blanc, trop propre. Le plaisantin était représenté au milieu d’un saut. On comprenait à la composition générale qu’il jouait à la corde à sauter avec ses propres entrailles. À l’arrière plan, le Seigneur de ████ riait à gorge déployée.
Nathanaël ressentit un vertige.
Félix l’assit de force à une table de la buvette du musée. Paule lui frotta le dos comme s’il était un enfant malade ; il hésitait à l’envoyer paître, car d’autres visiteurs les regardaient. Elle maugréa :
— Je savais que c’était une mauvaise idée.
— En quoi ? répliqua son amant. C’est son patrimoine.
La question qui hantait Nat depuis le début de sa visite trouva sa forme définitive, puis le chemin de ses lèvres :
— Donc. La raison pour laquelle personne ne semble choqué qu’on m’accuse d’avoir mis le feu à quelqu’un. C’est que votre vision de la noblesse, c’est cela ?
Félix haussa les épaules.
— Il y a une raison pour laquelle les noms sont censurés. Qui sait quelle est la part de propagande révolutionnaire là-dedans.
— Qu’est-ce à dire ?
Paule expliqua d’un ton hésitant :
— À une époque, on avait besoin… Le peuple, je veux dire… Ah. C’était la réaction à tout ce qui s’était passé entre les murs des castels, du temps où les seigneurs et les dames possédaient la plèbe, et qui avait été tabou jusque là. Tous les nobles n’étaient sans doute pas des monstres, mais on voulait les voir ainsi : on voulait renverser la classe dirigeante entière.
— Après, tu donnes du pouvoir à n’importe qui, il devient cruel juste pour casser la routine. Quand c’est pas la noblesse qui le permet, c’est l’argent. Pis si jamais la bourgeoisie se trouve en manque d’imagination elle a tout ce musée pour lui donner des idées.
— Toujours l’optimiste.
— Tu m’aimes pour ça, Paulina.
Nathanaël tenta de comprendre. Sa tête se révéla vide.
— Un homme s’est-il vraiment ouvert le ventre pour amuser un de mes ancêtres ?
— Bah alors, faut lire les cartels, ricana Félix.
— Je ne veux pas y retourner.
Son amant vida son verre de limonade d’un trait, puis résuma :
— L’histoire, c’est qu’un jour, un garde du corps du gars a éventré un assassin de telle manière que ses boyaux lui sont tombés sur les pieds – le type devait être malade, les organes sont mieux attachés les uns aux autres d’habitude – et le gars a trouvé ça à se taper le cul par terre, du coup son amuseur officiel en a fait un numéro régulier. C’étaient des entrailles de mouton, hein. À l’époque la médecine de guerre a permis des bonds de géant en chirurgie mais quand même pas au point d’ouvrir et refermer un type juste pour rire.
Une inspiration, une expiration.
— Le jour où je vous ai rencontré, qu’attendiez-vous de moi ?
À force de lui geindre dessus, Félix reçut enfin le message : son air goguenard se fit plus doux.
— Laisse-moi recompter, tu as apporté quoi à ma vie, deux miracles ? J’en espérais trois, me v’là déçu.
— Quel serait le troisième ?
— Je plaisantais.
— Pas moi.
Paule intervint, un sourire de chat aux lèvres :
— Sa dette de loyer est de quarante livres, douze sous et neuf deniers.
— Est-ce beaucoup ?
— Rien d’irrémédiable mais une épine au pied pour qui ne touche pas un revenu régulier.
— Je dois avoir le compte dans le coffre de la pension.
Félix parut choqué.
— Nat, non ! Comment tu veux que je te rembourse une somme pareille ?
— Jamais de la vie, c’est mon cadeau de mariage.
Son amant tenta de formuler un nouveau refus. Paule le coupa :
— Accepte les bonnes choses qui t’arrivent, chéri.
— Vous êtes déments. Je vous adore. Mais vous êtes déments.
Dans son dos arriva une personne connue ; Nat, trop abattu pour la saluer, tenta de rassembler les oripeaux de sa galanterie. Le temps qu’il y parvînt, elle plaqua ses mains sur les yeux de son… Nathanaël réalisa que, s’il leur connaissait un lien de parenté, il n’identifiait pas lequel.
— Qui c’est ? claironna-t-elle.
— Madame Malkia Marguerite ? Vous ici ? Sur votre lieu de travail ? En pause à une heure indue ?
— Monsieur Félix Cousin ? Vous ici ? Sur mon lieu de travail ? Sans passer à mon bureau dire bonjour ?
— Je promène mes amants, tu veux pas assister à ça.
Madame Marguerite s’assit à leur table ; elle braqua son sourire sur Nathanaël.
— Alors, le mystérieux bavard, ça va ?
— Mystérieux ? répliquèrent Félix et Paule d’une même voix.
Nat toussota :
— À la fête où nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas fait réclame de ma situation personnelle.
— Me fais pas croire que t’as pas une idée en tête, commère.
— Peut-être une petite, admit Malkia.
— Trois chances et les deux premières ne comptent pas.
— Vous avez mis le Seigneur de Luz en exil dans votre lit, bande de pervers polymorphes ?
Nathanaël rectifia son rang exact – il n’était que sieur ; et, plus qu’exilé, surtout Banni. Malkia ricana :
— Je ne sais pas si on vous dit assez à quel point vous êtes des gens bizarres.
Une remarque qui fit ressentir à la pièce rapportée en Ville à quel point on en savait plus sur lui que lui sur les gens qui l’entouraient.
— Ada ne vous a pas fait le topo ?
— Elle m’a, hum, demandé de ne réclamer de réponse à aucune, hum, question stupide, notamment en ce qui concerne votre, hum, teint naturel.
Malkia haussa les sourcils.
— Fainéantise de sa part, ça s’explique très bien. La Terre est ronde ! Ce qui veut dire que certains pays sont plus proches du Soleil que les autres et que leurs habitants sont davantage bénis par Hèle. Le plus bizarre pour vous, ce devrait être nos noms sudropéens.
— … je ne les avais même pas remarqués.
— Tout commence avec le Naufrage…
… à la suite duquel quatre groupes de marchands, soudain confrontés à l’exil et à la disparition inévitable de leur statut d’invités en Sudropée, s’étaient efforcés d’assurer l’avenir de leurs enfants. Ils confièrent le bénéfice dégagé de la vente de leurs marchandises à un courtier qui leur inspirait confiance, nommé Cousin. Pour qu’on ne pût saisir leur argent sous prétexte qu’ils étaient étrangers – pas une loi existante, mais une dont ils craignaient l’apparition – ils changèrent leurs patronymes afin de se fondre dans la masse.
— … nous coupant ainsi de notre histoire ; bref. Voilà plus de trente ans, la descendante du courtier Cousin qui gère toujours le fonds annonce à la famille qu’elle veut faire un enfant toute seule sous contrat de bâtardise : elle cherche un homme pour ce faire, et comme elle tient les cordons de notre bourse, elle pense à nous. Le tonton Yared se porte volontaire, et voilà ! Félix naît. Puis sa mère se faire embobiner par un sinistre individu…
— Le passé c’est le passé, la coupa-t-il. Moi ce qui m’intéresse c’est le futur : on se marie.
Malkia demeura interdite. Félix embrassa la main de Paule, défiant.
— Et votre Philémon ?
— Philémon, il fera bien ce qu’il voudra.
La compréhension naquit sur le visage de madame Marguerite.
— Je fais passer le mot ?
— S’il-te-plaît.
Ayant mobilisé l’une des plus grandes commères parmi leurs connaissances, les trois amants rentrèrent à la pension.