Antécédemment : Jean s’est rendu compte que sa conscience est tout-terrain et que, tout-terrain, ça comprend les humains. Humains qui n’ont malheureusement pas de temps à lui consacrer, occupés qu’ils sont à élaborer des plans de bataille contre Philémon. Plans avec lesquels le mari d’Ada a exprimé son désaccord…
Au moment de son mariage, on s’était inquiété pour Ada Rousseau-Stiegsen. Une orpheline de vingt-et-un ans qui ne parvenait ni à décider d’un métier ni à conserver un emploi, disparaissait par intervalles sans donner de nouvelles… sans parler de son fiancé assassiné trois ans auparavant… se sentait-elle assez… non-folle pour prendre ce genre de décisions ?
À l’époque, elle avait mal vécu ces alarmes. Les années avaient adouci sa colère. Pour une jeune femme à peine majeure, drôle d’idée que d’épouser un major de la Citadine de trente ans et six mois – contrairement à ce que disaient les gens, ils n’avaient pas dix ans d’écart ; neuf ans et demi.
Si Mél lui présentait demain un fiancé de plus de cinq ans son aîné, Ada serait la première à menacer l’homme de tous les sévices. Devoir de grande sœur.
Mais Sven était le bon choix. Elle voulait fonder une famille avec lui et vieillir à ses côtés ; deux tâches inconcevables et pourtant, dans ses bras, elle se sentait de taille à les accomplir.
Ce qu’elle lui trouvait ? Les mots manquaient. Elle aurait pu s’étendre sur sa prévenance, sa volonté et cette tendresse à laquelle, avant de rencontrer Ada, il manquait un exutoire ; la vérité, c’était que ça ne s’expliquait pas.
Autant lui demander pourquoi elle aimait le jour. Il faisait beau, voilà tout.
Or le Ciel venait de cligner, les ténèbres répandues sur la Terre un bref instant d’angoisse.
(Ada visualisa Jean Nisiou le poète l’informer qu’on appelait ça une éclipse, et Eugénie Danvers l’astronome renchérir que la prochaine visible depuis la Sudropée n’aurait pas lieu avant longtemps. La logeuse adorait être entourée de pensionnaires qui peuplaient la table du dîner de conversations passionnantes ; triste conséquence, elle ne pouvait ignorer que la poésie et l’astronomie se portaient mieux lorsqu’elle les laissait aux professionnels.)
À deux minutes d’intervalle, elle suivit Sven jusque dans leur chambre conjugale. Elle supposa qu’il souhaitait effectuer une courte sieste, rattraper son sommeil décousu. L’alternance entre le service du matin et le service du soir posait des problèmes à tous les travailleurs qu’elle connaissait, son mari ne faisait pas exception à la règle.
Pas qu’elle veuille compromettre son sommeil, mais Ada espérait attraper son mari avant qu’il ne s’endorme, histoire de clore la discussion. Elle ne pouvait pas le laisser partir comme ça.
Elle le trouva debout, en train d’étaler des vêtements sur le lit.
Sa première idée fut qu’il faisait son sac ; qu’il l’abandonnait.
Sa seconde, qu’il défaisait son sac, puisqu’ils rentraient de voyage.
Sa troisième se vérifia : il choisissait une tenue pour sortir parmi ses vêtements achetés exprès pour le grimage. La Garde de Ville pratiquait l’espionnage des organisations citadines pour prévenir l’apparition de nouvelles activités criminelles, une de ces tâches auxquelles les citadins tentaient de ne pas penser. L’impéritie de Sven dans cet aspect de son travail avait justifié sa stagnation parmi les sous-officiers des années durant : il peinait à prétendre être autre chose que ce qu’il était – un homme très grand, très large et très policier. Ada l’avait rendu moins inapte à force de répétitions, dans l’intimité de leur deux-pièces de l’avenue Basse, au début de leur mariage.
— Est-ce que tu vas quelque part ?
D’habitude, Sven ajoutait à ses congés le jour de leur retour de voyage, histoire de ne pas enchaîner la route et le travail. Il se tourna vers elle, bloquant la lumière de la fenêtre. Elle croisa les bras. Le sujet, revenir au sujet.
— S’interposer et stocker Philémon quelque part en attendant de savoir quoi en faire, c’était le mieux qu’on pouvait espérer d’un amateur complètement saoul. Nous n’avons pas besoin que Luz nous fasse faux bond. Ne décourageons pas son mieux.
— Son mieux est insuffisant.
Il s’arrêta sur un débardeur, un pantalon et un foulard de tête qui pouvaient le faire passer pour un marin fluvial en escale. Il se déshabilla. Le regard détourné, les joues en feu, Ada répéta :
— Où est-ce que tu vas, à la fin ?
Il termina de se changer, puis, ses deux mains sur ses épaules, répondit :
— Ça ne va jamais fonctionner. Tu comprends, ça ? Nous ne l’arrêterons jamais, il ne s’arrêtera jamais, quelqu’un va finir par en mourir, et Sélène m’en soit témoin Ada, à choisir, ce sera lui.
*
Jean le sylphe visa au jugé la partie la plus haute de la Tour éternelle et espéra arriver à peu près au bon endroit.
— Grand Maître, vous êtes là ?
Les lueurs multicolores des machines s’agitèrent.
— Je suis toujours là. As-tu des nouvelles de Nathanaël de Luz ?
— Oui.
Juan sortit de sous un recoin et s’étonna :
— Déjà ?
— Silence, Juan. Dis-moi, Jean.
— Il est de retour en Ville après un voyage à la campagne et a été invité à un mariage mais ce n’est pas de ça que je voulais parler.
— Qu’y a-t-il d’autre ?
— C’est difficile à expliquer.
Sa voix plate soudain teintée de patience, le Grand Maître le cajola :
— Prends ton temps.
Le sylphe se força à confronter cette boucle douloureuse, cette petite partie de lui qui prenait enfin conscience de la vérité.
— Nathanaël de Luz…
Il se tut. On l’encouragea :
— C’est ton devoir de rapporter les faits importants.
Jean reprit courage.
— C’est un mauvais ami !
Les machines de la Tour clignèrent. Juan pinça les lèvres, un son rugueux perçant de l’arrière de son nez. Le sylphe poursuivit son rapport :
— C’est comme s’il ne m’appréciait même pas, après tout ce que j’ai fait pour lui ! Comment c’est possible d’être aussi ingrat ?
Juan glissa :
— De l’espionnage de haute qualité – on a ce pour quoi on paie.
— Silence. Jean. Je ne t’ai pas demandé d’écrire une thèse sur la nature des relations humaines. Nathanaël de Luz prépare-t-il quelque chose de dangereux, oui ou non ?
— Non, à part des fêtes avec ses vrais amis, ceux faits en peau et en os et en sang qu’il peut prendre dans ses bras.
— Je préviens, comptez pas sur moi pour le remettre en bocal.
Le Grand Maître ouvrit Jean. Celui-ci se laissa faire : c’était allé trop vite pour réagir.
— Tu as une commande, là : t’es-tu fait cela tout seul ?
[ʒə tə ʒyʁ kə ʒə nə tə kitəʁe pa ʒyska sə kə ty swa sɔʁti də pʁizɔ̃ e ɔʁ də dɑ̃ʒe]. La boucle ressortait à sa surface, tirant le reste de lui vers l’extérieur. Elle était importante ; il le savait. D’un autre côté, elle le faisait souffrir : il le savait aussi.
— Est-ce que vous pouvez la retirer ?
— Non. Ha. Je ne souvenais pas que tes boucles étaient si bien rangées.
Le travail de Line, peut-être, qui s’était inspiré des méthodes enseignées par Salamandre. Jean en ressentit un vertige : il ne restait plus grand-chose en lui d’intouché, de naturel, ce fameux chaos de la tempête qui lui avait donné naissance.
— Pourquoi ?
Le Grand Maître le referma.
— Trop de connexions avec le reste, elle laisserait un trou et je n’ai pas que cela à faire de te raccommoder.
— Comment je vais faire ? Il ne m’aime pas.
Le Grand Maître soupira :
— Écoute. L’utilité, l’amour et la morale sont trois notions qui ne se chevauchent pas. Certaines choses mauvaises et inutiles sont aimées. D’autres, bonnes et utiles, sont négligées. L’affection des humains est une horrible métrique. Par ailleurs, ils meurent : leur amour ne dure pas toujours, leur désamour non plus. Tu trouveras comment t’en détacher. Tu n’auras pas le choix.
Jean ne sut quoi répondre.
— Si tu n’as rien d’autre à dire, tu peux partir. Ta mission reste la même. Bonne journée.
Le sylphe s’apprêta à traverser le mur. Juan l’intercepta, la voix réduite à un murmure.
— À propos de monsieur de Luz : vous savez s’il a trouvé l’adresse qui lui a été transmise ?
Une telle périphrase ? Jean se rendit compte que l’assistant du Grand Maître n’avait pas averti celui-ci de la commission donnée à Nathanaël.
— Je ne sais pas. Je vais me renseigner.
Le Grand Maître intervint :
— De quoi discutez-vous ?
— De tout et de rien.
— Bonne journée, à bientôt !
Jean retourna espionner Nathanaël.
*
Line le sylphe suivait Sven Stiegsen-Rousseau et se justifiait à lui-même d’avoir accepté une corvée pareille.
Il ne suivait pas les allées et venues de tous les pensionnaires, ayant mieux à faire. À noter toutefois deux événements. Nathanaël, Félix et Paule étaient remontés à l’étage à la suite d’une discussion dégoûtante – Line prétendait ne pas comprendre ce à quoi ils s’adonnaient à l’heure actuelle. Sven était descendu par les escaliers, Ada sur ses talons – le souffle rapide, elle le suppliait de rester à la maison : il avait claqué la porte.
S’asseoir par terre et trembler, de l’expérience du sylphe, formaient deux indices de contrariété chez l’humain. Aussi s’était-il renseigné auprès d’Ada sur ce qui la mettait dans cet état. Elle avait répondu :
— Est-ce que vous pourriez l’accompagner ? Vous êtes invisible. Je n’ai pas besoin de savoir ce qu’il fait. Je veux juste m’assurer qu’il ne lui arrive rien. Je peux vous payer.
— Avec quoi ? Je n’ai pas besoin d’argent.
Il ne disait pas ça pour refuser ; il ne voulait que lui signaler l’illogisme de la négociation. Alors, quand elle promit :
— Tout ce que j’ai. Tout ce que vous voudrez.
Il décampa de peur qu’elle ne perde davantage la raison et ajoute quelque chose qu’elle regretterait. Depuis, il suivait son mari. Assurer la sécurité de quelqu’un lui causait de la nostalgie. On ne changeait pas une recette gagnante : le premier humain qui le regarderait de travers se prendrait une rafale de vent dans la figure.
Après vingt minutes de marche dépourvues de regards mal placés, Sven passa le rideau d’un troquet. Line préféra devenir le mur plutôt que de s’engouffrer dans la salle par le même chemin : le brutal envol du tissu risquait d’attirer son attention. le capitaine prit un tabouret, s’assit au bar et attendit. Derrière le zinc, la tenancière lui adressa la parole :
— Il prendra quoi, le petit monsieur ?
— Une bière.
Elle posa un bol de noix devant lui puis alla ouvrir le tonneau. Line s’interrogea l’espace d’un instant sur la définition du mot [pəti] avant de se rendre compte que la femme ironisait. Il observa la pièce, à la recherche de danger. Des gens jouaient au carte à une table, d’autres mangeaient du pain beurré et des œufs mollets avec une tasse de liquide qui réchauffait l’air au-dessus de lui. Malgré toute sa retenue, le courant d’air les dérangeait ; il s’écarta.
Sur le mur du fond, une affiche claqua sous ses boucles. Elle informait :
« Reprise des cours Lire-Écrire-Compter à partir de septembre.
Adolescents les lundi.
Adultes les samedi.
Vieux les mercredi. »
— Voilà la bière du petit monsieur. Il lui faudra autre chose ?
— Des renseignements sur un chirurgien.
On trouvait davantage de lecture, sous forme de dépliants, sur une table dévolue à cet effet : Line en lut les titres avant qu’ils ne s’envolent :
« Connaissez-vous vos options ? : toutes les pistes à épuiser avant la voie criminelle. »
« Principes fondamentaux de solidarité délinquante. »
« Purger sa peine aux mines ou à la Tour ? Ce que vous devez savoir. »
« Suis-je condamné à la Mer du Froid ? : le Sélénisme ou la survie. »
— Et une autre bière, s’il-vous-plaît.
La tenancière claqua une gamelle sur le bar.
— On n’a plus de verres propres, chien.
Ses autres clients se dirigèrent vers la sortie dans le plus grand calme. Sven prit son récipient entre ses mains et but.
— Très propre, merci.
— Pas envie de me faire arrêter pour avoir empoisonné un garde.
— J’ai quand même besoin de ce renseignement. Philémon Levraut. Il a été déchu de son titre de docteur, a perdu le droit d’exercer et est recherché depuis des années. Par ailleurs, ses comptes ont été saisi. Il a dû passer par un de ces établissements pour assurer sa subsistance. Un profil comme le sien, vous avez dû le remarquer.
La tenancière reposa le verre qu’elle séchait au torchon.
— Oui, Capitaine, un profil comme le sien, ça se remarque ; alors on creuse un peu, on apprend que l’abruti s’en est pris à l’épouse d’un officier de la Citadine et, un profil comme le vôtre, ça se remarque aussi. Vous n’êtes pas en charge de l’enquête. Qu’est-ce que vous fabriquez ?
Sven ne répondit rien. Elle lui tendit un dépliant. Il répliqua :
— Je connais mes options.
— Alors j’ai une bonne nouvelle, Capitaine, pour vous comme pour moi : il n’est plus dans le circuit. Il l’a été quelques temps, vous imaginez bien pourquoi.
— Un médecin à demeure pour les petites blessures attrapées lors d’activités illégales.
— Voilà. Une fois remis de ses émotions, il s’est rendu compte qu’il pouvait faire mieux : cherchez-le chez les bourgeois, Capitaine. Il aura persuadé le premier venu de lui offrir l’asile.
Elle rangea verres, bols, gamelle, et essuya le zinc.
— Pour mettre les choses au clair. La seule raison pour laquelle on se cause, là, tout de suite, c’est qu’il a jamais réglé son ardoise. Compris ?
Sven opina du chef. Son regard erra vers le plafond. Le sylphe se recroquevilla dans un coin.
— Dernière question et je vous laisse tranquille : y a toujours autant de courants d’air dans votre bar ?
Line partit attendre dehors. Sven sortit de l’établissement, cala les mains dans les poches, s’adossa au mur et tenta :
— Oh, le sylphe ?
Il ne répondit pas. L’homme secoua la tête. Il se roula une cigarette, se l’alluma, puis souffla un nuage de fumée que Line n’eut pas le temps d’esquiver. Les saloperies de particules fines prirent le circuit compliqué de ses boucles extérieures sans qu’il puisse s’en débarrasser. Le sylphe éjecta la cigarette hors des doigts de l’homme.
— Ne faites plus jamais ça.
— Me disais bien que j’étais pas bourré avec deux demis. C’est ma femme qui vous a mis sur mon dos ? Rentrez à la maison.
Si c’était pour être traité ainsi, il allait mettre en pause l’opération de surveillance et protection, et tant pis pour Ada.
— D’accord, j’y vais. C’est par où ?
— Par là d’où vous êtes venu ?
— Je ne faisais pas attention, je vous suivais. Tant pis, je vais demander mon chemin.
Sven grimaça.
— Oh non. Ça va vous réclamer des pièces d’or jusqu’à provoquer une émeute.
Désormais contraint par sa mission de maintien de l’Ordre, le capitaine raccompagna le sylphe à la pension.
*
Assise sur le sol de son hall d’entrée, Ada Rousseau-Stiegsen procédait à des additions de tête.
Le meurtre avec préméditation, c’était vingt ans de mines – on ne laisserait pas Sven commuer sa peine en emprisonnement à la Tour. Elle ne lui distinguait aucune circonstance atténuante : certes, on s’en prenait à son épouse, mais il appartenait à la Garde de Ville. Aucun juge ne lui pardonnerait d’avoir mis sa formation d’officier au service d’une vengeance personnelle. Deux décennies, ça supposait déjà qu’il bénéficierait d’une sortie anticipée pour bonne conduite.
Elle aurait alors quasiment quarante-sept ans. Il faudrait un miracle pour qu’ils puissent concevoir. Est-ce qu’ils en auraient même envie ? Sven serait presque sexagénaire.
Comment est-ce qu’il pouvait croire à cette voie-ci ? Ç’aurait été la solution, Ada aurait planté les scalpels de son harceleur dans ses deux carotides avant. (Pas besoin de quatre ans de médecine pour apprendre quelques exemples de blessures mortelles, et elle avait fait quatre ans de médecine.) À quoi bon se débarrasser de Philémon si leur futur n’y survivait pas ?
Elle bloqua une inspiration dans ses poumons, à la limite d’étirement de sa cage thoracique. Elle avait besoin de cet air.
Sven ne croyait pas au plan de Félix et Paule : attirer le harceleur à leur mariage, profiter de l’occasion pour procéder à son arrestation. Plutôt qu’en partenaire, il choisissait de se conduire en adversaire.
Soit. Il suffisait que le plan réussisse. Impossible pour Sven de ruiner leurs vies si Philémon se trouvait déjà aux geôles municipales dans l’attente de son procès. C’était donc une course. Que la meilleure gagne.
Ada fit craquer ses jointures et se redressa sur ses pieds.
Elle manqua de retomber aussitôt.
Descendre des escaliers au pas de course n’allait pas sans son lot de dangers. Chacun le savait. Mais est-ce que ce n’était pas ridicule d’avoir avalé trente étages de la Tour éternelle voilà une semaine et demie, pour se tordre une cheville à son propre domicile ?
Elle n’avait pas le temps de se soigner. Elle ignora la douleur, monta à l’étage, entra sans frapper dans la chambre de Paule et annonça :
— Si on publie les bans aujourd’hui, on peut le célébrer dans dix jours – ne criez pas – les gens ne se marient pas beaucoup en été, on a une chance de trouver un créneau libre – laissez-moi parler – à votre charge d’inviter les amis et la famille avec assez de maîtrise d’eux-mêmes pour ne pas causer d’esclandre – eh oh j’ai fait médecine je connais l’anatomie humaine la vôtre n’a rien d’extraordinaire – je m’occupe des fleurs et du buffet…
Paule parvint à la repousser dehors et à lui claquer la porte au nez. Eh. Ça leur apprendrait à verrouiller.
Ada se rendit compte que la chambre derrière elle était bien silencieuse. Cette fois-ci, elle toqua avant d’entrer. D’abord, elle crut la pièce désertée ; ensuite, elle reconnut la forme familière de sa fille sous les couvertures. Elle les tira. Olivia ouvrit des yeux fatigués.
— Tout va bien, mon cœur ?
— J’ai sommeil.
— Tu n’as pas dormi cette nuit ?
Si elle commençait ce cycle d’insomnies et de siestes si tôt dans sa vie d’enfant, elle ne supporterait jamais le rythme d’un travail en alternance jour-nuit. Bien sûr, Ada aurait voulu léguer la pension à Olivia – c’était une activité plus douce que beaucoup d’autres et elle y pourrait choisir ses propres horaires – mais il n’était pas en son pouvoir de décider si son commerce durerait jusque là et si sa fille en voudrait.
— J’avais trop mal.
— Mal où ça, ma chérie ?
Elle lui montra sa joue. Sa mère fit tourner sa tête dans la lumière. Rien, à moins que…
Ada compara les deux profils. L’un était plus chaud ; au saut du lit, faible indice. Mais il était aussi plus enflé, et ça ne correspondait pas à une rage de dents. Elle partit chercher son alcool dans le bureau, s’en frictionna les mains, demanda à Olivia d’ouvrir la bouche.
Entre son pouce et son index, elle palpa quelque chose d’horriblement solide dans la chair de sa fille. Celle-ci se mit à pleurer, confirma souffrir de cet endroit précis. Ada tâcha de garder son sang-froid. Le planigramme du dispensaire annonçait la présence dans ses murs d’un apprenti chirurgien à partir de neuf heures.
L’occasion de tester si offrir l’usage d’un bâtiment inutile sur son terrain pour la formation des futurs praticiens de santé de la Ville lui procurerait enfin un retour sur investissement.
Elles durent s’arrêter en chemin : la fatigue d’Olivia la faisait trébucher et sa mère n’avait pas la force de la porter – encore moins avec une seule cheville en bon état. Petit à petit, claudicantes, elles parvinrent au dispensaire.
Les consignes de l’Ordre étaient claires, le dispensaire restait un lieu de soins courants. De quoi faire la main aux apprentis par la routine et la répétition. Tout ce qui relevait du plus grave devait être redirigé vers l’hôpital. Néanmoins, une joue, ce n’était pas un abdomen : plus petit, moins compliqué à ouvrir.
Le jeune chirurgien fut du même avis qu’Ada :
— Je peux m’en charger. Je ne saurais pas dire ce qu’elle a. Une dent poussée au mauvais endroit ?
— Si loin de la mâchoire ?
— On verra. Quoi qu’il en soit, moi, je ne fais rien sans anesthésie, la pauvre chou.
Ada pinça les lèvres. Elle n’aimait pas atermoyer. Mais vu les deux rivières entre les yeux et le menton d’Olivia, il serait cruel de lui infliger davantage de douleur. Le chirurgien la rassura :
— Y a la belle apothicaire qui revient à treize heures, on va faire ça dès qu’elle arrive.
« La belle apothicaire », c’était Mél. Ada fronça les sourcils. Dans la bouche d’un jeune homme, le terme « belle » sous-entendait bien des choses. Puis, Mél aurait sans doute préféré être respecté dans son… incertitude sur sa féminité ?
Incertitude qui n’excluait peut-être pas l’appréciation de sa beauté par d’autres. Ah ! Elle lui poserait la question – voir si elle devait menacer l’importun d’un bras cassé.
L’anesthésie appartenait aux apothicaires mais l’antalgie relevait de la médecine générale : le chirurgien donna de quoi faire à Olivia. Elle s’endormit la tête sur le genou de sa mère en pleine salle d’attente. Ada lui caressa les cheveux, soulagée de voir ses traits se détendre.
Deux questions demeuraient :
À quand est-ce que le problème remontait ?
Et si l’apprenti chirurgien exigeait l’accord des deux parents pour opérer, que lui répondre ?